lundi 30 janvier 2012

FANTAISIE


J'avais, en les écoutant, de fugaces interrogations ! Nous étions tous sagement alignés dans le salon d'Arlette, remanié pour l'occasion en petite salle de concert. Certains avaient les doigts gourds, des moufles pour les réchauffer, d'autres au contraire essuyaient leurs mains moites sur des larges mouchoirs prévus pour l'occasion...  et tous scrutaient anxieusement le programme en souhaitant que leur tour n'arrive jamais. Arlette, c'est le prof de piano d'Alter, elle exerce toujours malgré sa volonté de mieux se consacrer à l'interprétation mais elle a choisi le parti de conserver essentiellement des élèves adultes, pour lesquels elle organise chaque année deux auditions, l'une en juin, l'autre fin janvier. Façon fort efficace de pousser chacun à terminer un morceau, à en affiner l'interprétation après la nécessaire étape du déchiffrage et le franchissement plus ou moins triomphant des obstacles techniques. 
Donc, deux fois l'an, nous nous retrouvons, public indulgent mais très chaleureux, pour écouter les progrès des uns et des autres, apprécier leur évolution et encourager leurs efforts. Certains ont commencé il y a un an ou deux, quelques uns sont d'anciens "jeunes" qui, ayant terminé leurs études et étant entrés dans la vie active, ont décidé de renouer avec le piano abandonné pour cause de studio estudiantin trop petit. Une vraie émotion pour Arlette que ces jeunes qui, une fois franchie l'étape du "on joue pour faire plaisir à maman", en redemandent ! D'autres enfin, sont de vieux briscards sur le retour, le terme n'est pas péjoratif : ils ont joué, autrefois, dans une autre vie, et ayant abandonné pour cause de "vie active", ils ont senti un jour le besoin de s'y remettre. De tout reprendre, et de se prouver qu'il restait quelque chose des années d'enfance passées à ânonner sur la Méthode Rose. Arlette est une prof talentueuse mais fort accommodante, et si, pendant longtemps, elle a manifesté à l'égard d'Alter une indulgence presque coupable, elle sentait à l'époque qu'il ne pouvait ou voulait pas faire mieux. Pas question de le décourager... mais depuis qu'il a décidé de surmonter enfin tous les travers qui bloquaient sa progression, du déchiffrage approximatif au tempo fantaisiste, de l'interprétation hasardeuse aux révisions intempestives de la partition, elle est là pour seconder efficacement ses avancées. Et ces rendez-vous bi-annuels sont un puissant moteur pour cheminer vers plus de rigueur et plus de sérieux. Oh certes, jouer du piano est, pour un adulte, surtout et avant tout un plaisir. Mais, contrairement à ce que pensait un ami naïf qui, s’installant derrière le clavier, tapait d'un doigt "au clair de la lune", déclarant tout de go que c'était bien facile et qu'il ne comprenait pas qu'on en fit un tel cas, l'art du clavier est un exercice exigeant qui demande, pour s'améliorer, beaucoup de patience, de travail et de précision. 
A cela s'ajoute l'éternel problème du niveau des partitions : rien de plus difficile pour un apprenti pianiste, que de choisir le morceau qui lui conviendra techniquement, et qu'il pourra surmonter sans le massacrer, interpréter en se faisant plaisir, mais aussi améliorer son niveau. Et, allez savoir pourquoi, mais, quelque soit leur degré d'avancement, tous les pianistes amateurs souffrent du même travers : ils choisissent toujours un morceau un peu trop difficile et se heurtent avec désespoir au mur des problèmes techniques non surmontés. Très rares sont ceux qui ont la sagesse de viser un peu en dessous de leur niveau afin d'affronter avec brio la délicate difficulté de l'interprétation.



 Arpès bien des écoutes comparatives sur You Tube, j'ai choisi cette version élégante et épurée de Lili Kraus (1954)... Alter préférait celle de Catherine Collard mais elle est incomplète ou en petits morceaux et il reconnait que Lili Kraus joue de façon beaucoup plus "propre", sans dénaturer le génie de la partition mozartienne. Celle de Monique de la Burchollerie que j'avais distinguée avant, est un peu trop contrastée, et agrémentée de trop de fausses notes .!!.

Alter, qui ne faillit pas à la règle, avait choisi pour cette audition la Fantaisie en ut mineur K475 de Mozart, et il a commencé par s'atteler pendant plusieurs mois au franchissement des obstacles innombrables que cache la partition. Passionné, il  a détaillé les mesures, évalué et jaugé chaque chausse-trappe, déployé des trésors de patience pour contourner, surmonter, affronter les complexités de cette page d'une richesse étonnante. Le génie de Mozart à l’état pur : libre et audacieux. "La variété des matériaux utilisés dans un espace si restreint et la hardiesse de l'harmonie sont exceptionnelles. Épisodes lyriques et épisodes alertes se succèdent, après les accents dramatique de l'Adagio initial. Un bref allegro, au contenu émotionnel intense, dans la diversité de ses motifs, sert de lien avec un Andantino annoncé par un grand trait cadentiel de quatre mesures se concluant sur deux points d'orgue. Moment de lyrisme pathétique, il débouche sur un mouvement più allegro, très agité, avec ses traits de triples croches rapides et de triolets qui se calment progressivement pour amorcer dans l'émotion le retour de la dramatique introduction un peu modifiée". J'ai préféré vous citer in extenso l'analyse fort précise d'Adélaïde de Place * pour vous laisser imaginer Alter aux prises avec ces fichus triolets, ces damnés triples croches et surtout, ces changements continuels de tempi. A la fin, j'étais préposée à la vérification de leur respect : armée d'un métronome et d'un papier sur lequel figuraient les cadences à respecter, je devais m'assurer qu'il passait de 88 à 138, puis à 132, redescendait à 116, remontait aux alentours de 138 pour finir sur 88... Je tapais du pied, grognais à temps et à contre-temps, fustigeais mon pauvre Alter en le sommant de ralentir ou d'accélérer, et finissais par lui asséner que son interprétation était par trop romantique, et qu'il fallait qu'il se maîtrise ! Car c'est bien là la grande difficulté de Mozart, tous ont tendance à se noyer dans sa sublime harmonie, à s'y livrer à leurs propres rêveries, et l'ensemble perd, instantanément, de sa subtilité et de sa richesse. Lorsqu'il a fallu tenter de voir sur Deezer ou You Tube ce que nous trouvions comme interprétation, nous avons découvert que certains la jouaient en 7 minutes 45 (Glenn Gould dans ses oeuvres !!) et d'autres en 14 (il s'agit de Richter qui a décidé de "réécrire" la Fantaisie à son rythme !!).
Et maintenant me direz-vous ? Il a décidé d'attaquer pour la prochaine audition  la sonate en ut mineur K457, publiée par ses soins en même temps que la Fantaisie. Autant dire que d'autres efforts l'attendent !!

* Extrait de "la musique de piano et de clavecin" sous la direction de François-René Tranchefort, aux éditions Fayard, 2008, page 546.

23 commentaires:

  1. Et bien! Tu sais que la première chose que j'ai achetée lorsque j'ai pris un appartement à Montréal, c'est un piano? Un grand piano droit qui m'a accompagnée pendant mes neuf déménagements en treize ans.

    C'est effectivement très exigeant, le piano, et j'avoue que depuis que l'arthrose m'ankylose les doigts, je suis un peu vexée de ne pas pouvoir atteindre les vitesses prescrites pour l'examen alors je regarde mon piano et je boude.

    Il faudrait pourtant que je m'y remette, car cela ralentirait la progression du mal. Mais je vais plutôt vers mon cher Bach. J'aime bien Mozart, mais il n'y a rien comme une fugue de Bach pour maintenir l'esprit en grande forme.

    Salutations et encouragements à Alter!

    P.S. Honey est par contre hyper-vexante quand je me mets devant la clavier : elle commence par m'enlever les mains des touches avec son museau, et si je persiste malgré tout, elle s'en va à l'autre extrémité de la maison et se mettrait volontiers un coussin sur la tête si elle le pouvait. Pas très bon pour l'ego...

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  2. Ah ça mais ce sont les chiens, ils aiment surtout qu'on s'occupe d'eux !! alors qu'Honey ait une petite réaction de jalousie quand tu la laisses pour jouer, rien que de très naturel !!
    Mozart est exigeant, et Bach encore plus !!! Neuf déménagements, mazette !! et toujours avec le piano sur le dos ! bravo Marie Josée...

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    1. Une fois, j'ai même vu mon piano suspendu au bout d'un long câble d'acier, la cage d'escalier étant trop étroite...Blême j'étais jusqu'à ce qu'il se pose!

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    2. Panique !!! et si ça s'était écrasé dans l'escalier !!!

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    3. Excuse-moi, je n'étais pas claire...

      La cage d'escalier étant trop étroite, on a fait entrer le piano par la porte-fenêtre du deuxième! La bête s'est donc envolée au bout d'un câble d'acier et si elle était tombée, j'aurais eu, pour le moins, un piano désaccordé!

      Après cette aventure, j'ai mieux pris mes mesures!

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    4. C'est moi qui comprends de travers : c'est logique qu'on l'ait fait passer par l'extérieur !! Mais alors il te faut choisir tes logements en fonction du piano !!

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    5. ... ou acheter un piano à queue, comme toi, car, une fois les pattes démontées, c'est beaucoup moins encombrant qu'un piano droit!

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  3. Bonsoir Michelaise. En lisant le début de ton article je sentais le trac monter en moi comme si j'étais moi-même soumise à cette audition...
    La prochaine fois il faut que tu enregistres Alter pour que l'on profite de son jeu. Tu décris de façon très précise la façon de jouer et d'interpréter un morceau mais, n'y connaissant rien en musique, je ne peux comprendre. Lorsque j'écoute un morceau qui me plaît, comme celui dont tu as mis le lien, je me régale sans me poser de question et c'est tout.
    Petite similitude cependant avec ton rôle au métronome... Il m'arrive de pester aussi sur un certain rythme ou plus exactement une certaine vitesse lorsque je vois le compteur de la voiture glisser vers des chiffres qui ne collent pas avec la réglementation... Je "vigile", je vigile"...
    Ça n'a rien à voir avec la musique mais, tu me connais, il fallait bien que je mette mon grain de sel.... ;-)
    Bonne fin de soirée à toi et à ton musicien

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    1. Mais tu as raison Oxy, maintenir la vitesse c'est parfois un exploit !!! Quant à enregistrer Alter, non, non je ne crois pas qu'il soit consentant !!! il aime trop la musique pour oser cela, il ne joue jamais devant quiconque, sauf pour les auditions !!!

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  4. J'adresse toute mon admiration et un grand BRAVO à Alter. Et à toi aussi, Mic': la Vestale du métronome !
    Mais comme je suis un peu terre à terre j'adore aussi... et bien oui: la camicia rossa d'Alter !
    Dix secondes sur le net (mots clés Garibaldi et musica) et voilà, la boucle se referme :
    "I brani preferiti da Giuseppe Garibaldi si prestavano al canto, ed erano eseguiti AL PIANOFORTE dalla figlia Teresita." Malheureusement on ignore si Anita était préposée au métronome...

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    1. Ah Siu, tu as toujours le mot adapté à la situation : je suis certaine qu'Alter va adorer ton commentaire : le matin même, il me disait "ma chemise est toute râpée, elle est tellement vieille"... alors ravie je lui proposais de la jeter, histoire de faire un peu de place dans les armoires. "Tu n'y penses pas, je l'aime trop !!"...
      Merci pour ce nouveau titre de Vestale du métronome !!

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  5. Quel beau billet ! mais tu m'enfonces le couteau dans la plaie Interdit d'apprendre le piano dans mon enfance, le violon ou rien disait ma mère, j'ai commencé à prendre quelques cours en même temps que les enfants, cours vite interrompus par manque de temps ou de persévérance. Bravo Alter et j'imagine votre plaisir quotidien même si l'audition donne des sueurs froides.

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    1. Ah Robert mais alors il est temps de t'y remettre ! je suis sûre que tu y trouverais du plaisir !

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  6. Je demande pardon au protagoniste de cet article, car ça n'a rien à voir et en plus c'est une musique tout à fait différente, mais voilà qu'est-ce que les droles d'horaires qui sont associés aux commentaires m'ont fait revenir à l'esprit:

    http://www.youtube.com/watch?v=AT092xR4aKg

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    1. En effet les horaires associés aux commentaires sont étonnants mais je crois que ça cafouille pas mal suite à cette possibilité de répondre en direct aux commentaires !! en tout l'orologio matto est bien dans le tempo !

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  7. Je dois avoir un problème,je lis ton billet en ayant en tête le mot sonate.
    Du coup je ne comprenais pas tout .
    Comme j'ai déjà dû le dire ces auditions étaient un cauchemar pour moi.
    Ce n'est pas inintéressant ce que j'ai trouvé sur le net.

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    1. Oui c'est intéressant, et Alter, touché par le lien avec la sonate K457 tient vraiment à jouer cette dernière pour arriver à enchainer les deux. Je pense que ces auditions, cauchemar quand on est jeune, sont des étapes importantes quand on veut progresser, se forcer à surmonter vraiment les difficultés. Depuis d'ALter les a acceptées, il progresse vraiment.

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  8. On dit que le chant est ce qu'il y a de plus difficile, mais franchement, je ne crois pas. Quel travail sur le piano! Bravo Alter. En tout cas le plaisir est le même, d'arriver à interpréter proprement un morceau que l'on aime, et sur lequel on beaucoup travaillé. Ça me rappelle une (més)aventure. Au milieu d'un chœur de Haendel, nous avions un passage en trio. Aussitôt commencé, mes deux compagnons - ténor et alto - m'ont laissée tomber et j'ai vaillamment continué seule, encouragée par le chef qui me roulait de gros yeux pour me dire" vas-y, ne flanche pas". J'avais les genoux en guimauve...

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    1. Ah bravo les mecs !!! je ne les félicite pas tes partenaires !!! en tout cas, tu ne devais pas en mener large, pauvre Noune !!! j'imagine ton émotion...

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  9. Bonjour, Michelaise.
    Je vais revenir écouter cette fantaisie pour piano dont le début me semble d'un si beau toucher.

    La première photo pourrait tout résumer.
    Mais ton billet, qui est un billet du présent, me rappelle tant ma jeunesse, celle d'après...Mais avant la tienne.

    Gould .

    J(aime beaucoup. Audacieux mais sensible.

    A bientôt.

    Et merci.

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    1. Oui Herbert, audacieux !! faut dire que Gould, on en a tous été plus ou moins fous à un moment ou à un autre, mais je t'avoue que là, il en fait un peu beaucoup avec Mozart !!
      Allons Herbert, nos jeunesses, d'après et d'avant, se ressemblent toutes : nous en avons une telle nostalgie !! Merci de ta visite !

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  10. Bravo à Alter et à votre volonté commune.
    Aliénor ce matin souhaitait reprendre le piano et Tatiana arrêter le violoncelle après 11 années d'étude ...comment la motiver, lui dire de continuer ?

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    1. L'exemple d'Aliénor qui veut reprendre devrait montrer à Tatiana qu'il est dommage d'arrêter... mais si elle a décidé qu'elle en a marre, tu n'y peux pas grand chose. Sache simplement qu'elle reprendra un jour, forcément, ravie d'avoir ces acquis qui lui rendront le redémarrage plus aisé !

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