dimanche 26 février 2012

COMME JAMAIS (II) : rencontres

 Suite de Comme Jamais (1)


Les portraits étaient nombreux à l'exposition Comme Jamais, et cela nous fut l'occasion de rendez-vous sympathiques et parfois, inattendus. Des anonymes comme l'Homme à la main sur le coeur de Frans Hals. La sobriété du costume alliée à la décontraction trompeuse de la pose font penser qu'il s'agit sans doute du portrait d'un citoyen aisé, sans doute un homme intègre dont la main sur le cœur est peut-être le symbole d'une probité personnelle que le peintre aurait voulu immortaliser. La lumière légèrement crue du tableau a des sonorités presque caravagesques : l’ombre blafarde de la barbe, le dessin d’une veine qui bleuit sur le front, des cernes esquissées avec précision malgré l'évidente jeunesse du modèle, tout cela fait du portrait de cet homme un de ces exercices virtuoses dont l'artiste était coutumier : une peinture lâche, rapide, efficace, des éclats de lumière rapides et sensibles, on sent que l'essentiel y est, sans redondance inutile, sans détail superflu.


Au fil des salles on croise le graveur Gravelot emperruqué, peint par Quentin de La Tour, dont il était l'ami ; Sir William Chamber, un architecte écossais peint par Reynolds le crayon à la main ; John Hunter, célèbre marchand anglais et directeur de la compagnie des Indes, portraituré par Sir Thomas Lawrence sur fond de ciel orageux, avec au loin, sa maison de campagne. Ici c'est Madame Valloton qui pose nonchalamment pour son mari, plus loin c'est une femme inconnue qui sourit d'un air ambigüe à Théo Van Rysselberghe.

En fond Matisse par Marquet, sans doute inspiré d'une photographie connue du modèle prise lors de son mariage, en superposition Bevilacqua par Matisse et dans un coin, le petit dessin où Marquet se représente, l'air amusé et le nez chaussé de petites lunettes

Autour d'un achat récent réalisé par le musée lors de la vente Desbureaux en 2010, on assiste à une réunion amicale. L'achat est est un petit autoportrait de Marquet, datant de 1920. Bordelais comme on le sait, Marquet était ami avec Matisse (une exposition fut d'ailleurs consacrée il y a peu par la ville à cette amitié) et, autour de cette acquisition, le conservateur a voulu présenter un portrait de Matisse réalisé par Marquet, emprunté à une collection particulière, et le portrait de Bevilacqua par Matisse, peinture fauve et pleine de feu qui appartenait à la collection privée de Marquet. Le modèle ici est d’origine italienne ; il s’agit d’un certain Pignatelli alias Bevilacqua. Il servit également de modèle à Rodin pour réaliser un Saint Jean Baptiste, et le maître l'évoque en ces termes  : "Un matin, quelqu'un frappe à la porte de l'atelier. Entre un Italien avec l'un de ses compatriotes qui avait déjà posé pour moi. C'était un paysan des Abruzzes, arrivé la nuit précédente de son pays natal, et il venait s'offrir à moi comme modèle. En le voyant, je fus saisi d'admiration: cet homme rude, chevelu, exprimait dans son maintien et sa force physique toute la violence, mais aussi tout le caractère mystique de sa race. Immédiatement, je pensais à un saint Jean-Baptiste". Le Portrait de Bordeaux nous suggère une image plus gaie du personnage : chaleur, entrain, un caractère jovial et chaleureux : Bevilacqua est un homme du Sud. De ses Abruzzes natales, il a le caractère rocailleux, sauvage, robuste. C'est d'ailleurs lui qui, tirant sa charrette, transporte les toiles de Matisse et Marquet au Salon des Indépendants. Pour le "dire", le trait se fait abrupt, le dessin va à l'essentiel : Matisse choisit des couleurs primaires, et brosse le portrait d'une touche ample, épaisse, avec des empâtements laissant apparaître des superpositions de tons. Les taches de vert, de bleu, de rouge ou de jaune modèlent le menton surmonté d'un sourire discret, alors qu'un trait de vermillon dans la pupille de l’œil donne au regard un brin de vivacité, une étincelle de malice. Le cerne bleu, large et accusé, met en valeur les traits de cet homme qu'on devine simple, en sculptant les méplats du visage. A l'intérieur, c'est la couleur qui devient architecte, elle construit les reliefs : l'ocre de la peau est mêlé de jaune, de rose, de vert, qui bossellent le front, creusent l'orbite, haussent les pommettes, donnant à ce portrait une monumentalité exacerbée. Matisse semble être en parfaite sympathie avec son modèle dont il traduit à large coups de brosse l'énergie, la force, et une réelle bonhommie. 
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D'autres œuvres se révèlent, enfin sorties des réserves pour notre plus grand plaisir, dévoilant des peintres moins connus, comme ce Gaston Schnegg, sculpteur avant tout, et pourtant apprécié de son vivant surtout pour ses peintures. Qui lui assuraient des revenus réguliers et lui permettaient de vivre ! Cet amateur de la taille directe, toujours très soignée, a réalisé de nombreuses œuvres inspirées du Moyen-Age, mais la Galerie des Beaux Arts présentait de lui quelques animaux, scènes de genre (la leçon de couture, les jumeaux...) et ces trois portraits d'enfants, offerts à la ville par sa fille Jeanne, présente comme modèle sur ces toiles. Il était amusant de voir que cette dame donna ces œuvres où elle figurait enfant, 70 ans après qu'elles aient été réalisées par son père ! On est tout attendri par son petit minois pointu et ses couettes sages !



Un autre petit maître qui mérite toute notre attention est Alfred Smith, qui fut, nous dit-on, le peintre de Bordeaux le plus adulé de la fin du XIXe siècle. Cet ancien commis d'agent de change reconverti à la peinture s'impose au milieu de l'avant-dernière décennie du siècle comme le nouveau chef de file de l'école bordelaise. Il s'illustre dans l'évocation atmosphérique de sous-bois, de jardins et de vastes panoramas urbains. Bordeaux, Paris, Venise enrichiront tour à tour son inspiration, mais c'est une scène anecdotique, délicieusement intitulée "Le père Boyreau au printemps dans la lande brédoise" que nous croisons à l'exposition. La palette subtile et nuancée de Smith nous offre ici une vision naturalisme et lumineuse de la campagne aux alentours de La Brède. Cette peinture claire, vigoureuse et originale sert de cadre à la promenade d'un personnage qui nous semble familier, coiffé d'un canotier et porteur d'une vaste barbe blanche. Le Père Boyreau est passé à la  postérité !


Autre "rencontre" intéressante, celle du banquier Anton Fugger (1493-1560) peint dans les années 1525 par Hans Maler dit de Schwaz, peinture dont on peut voir une autre version, coiffé d'un large chapeau souple, au Louvre. La fortune des Fugger dont l'activité commerciale remonte au XIVe siècle était liée au développement du commerce du sel, de l'argent et du cuivre. Ils avaient consenti des prêts importants à l'empereur Maximilien d'Autriche et surtout financé l'élection de Charles Quint au Saint-Empire. Ils étaient également banquiers du Saint-Siège. Anton Fugger fut un habile financier et diplomate, mais aussi un fin lettré ; il était en relation avec plusieurs humanistes dont Érasme qui, dans sa préface à l'Art de prêcher (l'Ecclesiastes, publié en 1535), le place dans le chœur «admirable» de ses chers amis augsbourgeois. Anton Fugger avait d'ailleurs tenté d'attirer Érasme à Augsbourg en lui offrant une coupe en or et en l'aidant à se procurer du vin nécessaire à sa santé, mais en vain. Anton vivait fastueusement, collectionnant peintures et objets d'art. Anobli par Charles Quint en 1526,  il fut le dernier de la dynastie à réussir dans les affaires et la fortune de la famille déclinera rapidement après sa mort, en 1560.
Manifestement peu connu, «Hans Maler» (ce nom, qui n'est sans doute pas le sien signifie littéralement «Hans peintre»), était de toute évidence en 1524-26 le peintre attitré de la famille Fugger, sans doute parce que d'autres, plus célèbres comme Holbein, Cranach ou Dürer étaient, dans ces années-là occupés ailleurs. Mais cela n'empêche pas ce portrait d'offrir une technique éblouissante : le panneau de tilleul a été soigneusement préparé, ce qui rend la surface picturale parfaitement lisse et permet ainsi un rendu saisissant des moindres détails comme les fils d'or du bonnet ou les poils capricieux de la barbe.

Rencontres inattendues, modèles qui accrochent, ce deuxième aspect de Comme Jamais donnait du relief à la visite. Mais d'autres surprises nous attendaient qu'un prochain billet dévoilera.

6 commentaires:

  1. Et bien j'ai suivi ton lien pour voir les toiles d'Alfred Smith, j'en reviens ravie, j'aime bien sa peinture surtout les quais de Bordeaux et les vues de Venise!
    Il y a eu beaucoup d'amateurs de pasta sur ton dernier billet! Hi, hi, hi !!!!
    La cuisine et la peinture à marier absolument !

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    1. Ah oui Smith est vraiment un peintre qui mérite le détour ! Il n'était sans doute pas un novateur, d'où son manque de notoriété, mais quelle lumière dans ses toiles !! un commis d'agent de change !!

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  2. Ma préférence va au portrait des trois enfants: tout leur caractère est saisi avec un talent extraordinaire, sans parler du traitement des tissus et du reflet sur la table. Je suis époustouflée par une peinture qui a autant de présence et une telle virtuosité!
    J'attends avec impatience la suite de votre reportage.
    Anne

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    1. Ils sont très "prenants" ces enfants, Anne, et c'est vrai que la peinture est virtuose dans le travail du reflet ! Encore un peintre méconnu, et pourtant, très apprécié de son vivant ! Merci de votre indulgence ...

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  3. Nous irons voir cette exposition avec grâce à tes articles un oeil bien exercé.

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    1. Merci Robert, elle est en effet prolongée jusqu'au 25 mars... d'autres articles sont déjà "sous presse", j'ai vraiment flashé sur cette expo ...

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