lundi 20 février 2012

JEUNESSE ENFUIE


Dimanche à Bordeaux : l'expo (celle de derrière les fagots dont je vous parlerai plus tard) était passionnante, il fait un temps presque printanier, la ville est calme, pourquoi ne pas aller déjeuner vite fait, bien fait, à la terrasse du Régent. On se dirige nonchalamment vers la place Gambetta, nos pieds ont l'habitude, cela fait plus de quarante ans que nous venons là. Le feu, en face du bistrot-brasserie, et puis soudain un cri :
- ... Mais tu as vu ??
- Quoi ? y a pas grand monde, tant mieux, j'avais peur qu'on n'ait pas de table dehors
- Mais non, regarde !
- Ah ben ça alors ...
Devant nous, terrasse presque déserte, le désastre s'étale : ce n'est plus le Régent, cela s'appelle ... Pizza Pino.
- Mais j'ai pas envie d'aller manger une pizza moi, je voulais un steak tartare, un vrai !
- Vous avez des steaks tartare ?
- Oui mais il faudra l’accommoder vous-même, il n'est plus servi préparé.

Que faire ? partir courir la ville alors que le temps nous presse un peu ? On s'assoit et je commence, désorientée, le tour du "propriétaire"... A l'intérieur, un four à bois, des pizzaiolos qui s'activent au milieu des ingrédients alignés pour vous construire toutes les pizzas les plus variées... à la carte, salades, sandwiches et quelques plats, entre deux vins bon marché (du bon rouge qui tache, italien certes, mais qui met mal à la tête)...
- Tu as l'air désemparée !!
Que oui ! perdue Michelaise...
Je me renseigne : cela fait-il longtemps que le changement a eu lieu ? Il parait que cela s'est passé le jour de la Saint Valentin !! Ce soir-là, fermeture du Régent, sans appel. Vendu depuis novembre dernier à la chaine qui va le remplacer. Une équipe de la chaîne Pizza Pino est descendue pour "former" le personnel aux nouveaux modes de fonctionnement, changer la carte, ajuster le décor et deux jours plus tard, vogue la galère, la pizzeria prenait son envol.
Voilà bien des histoires pour un simple changement de propriétaire ... où trouves-tu matière à billet Michelaise ? Comment vous expliquer cela ? Le Régent c'était notre point d'ancrage bordelais, sans doute pas la meilleure table de la ville, ni la meilleur marché, mais un endroit où l'on se retrouvait toujours "chez soi", malgré les années, malgré des départs et les éloignements. C'est ici qu'on a découvert la vie, enfin l'émancipation qui, de notre temps, était un événement mémorable. Les premières soirées entre copains, les grandes tablées d'après spectacle, les rendez-vous improvisés pour finir la journée, le point de ralliement facile à repérer. Même le papa le plus autoritaire et soucieux de la vertu de sa fille, admettait qu'on finisse la soirée au Régent, condition toutefois d'être rentrée avant minuit. C'est ici qu'on a eu notre premier rendez-vous amoureux, c'est de cette terrasse qu'on a guetté l'arrivé de l'élu(e), le cœur battant et les mains moites. Et puis on s'est caché au fond, dans les petits recoins discrets où l'on ne risquait guère d'être vu par des amis bien intentionnés de papa-maman qui auraient pu raconter vous avoir aperçue en aimable compagnie !! Je n'ose pas vous dire que le Régent était une institution bordelaise... ouvert depuis 1893 tout de même* !! Certains prétendent qu'il était de bon ton de s'y montrer, mais nul n'était besoin d'être snob pour s'y sentir à l'aise.



Et voilà que le lieu, où l'on revenait en terrasse, n'ayant plus à se cacher, se reposer des soldes, boire un verre avant l'opéra, déguster quelque café gourmand, grignoter le fameux tartare, ou d'autres nourritures bien "de chez nous" genre entrecôte à la bordelaise, arrosée d'un bon Bordeaux, hors de prix certes, mais de qualité, Le Régent donc, a perdu son âme au profit d'un vendeur de pizza. Les moineaux sont toujours là, mais on n'a plus envie d'y venir juste pour une "pissaladière". Certains disent que cela aurait pu être pire, le lieu aurait pu être racheté par une banque ou un assureur, on pourra toujours prendre un café sur la place Gambetta (pas un café gourmand surtout, un désastre !!). D'autres prétendent que cela aurait pu être mieux (ou pire, selon les goûts), on pourrait y trouver maintenant un Mac Do ou un Tex Mex... Y a déjà, en face, en lieu et place de l'ancien bar Anquetil Lapébie (remplacé dans un premier temps par un Bistro Romain) un Hippopotamus !! La place Gambetta saisie par la débauche !!! Tous s'accordent à reconnaitre que, le patron de la brasserie ayant perdu son procès contre le "nouveau" Régent**, celui qui étale son luxe ostentatoire face au Grand Théâtre, le lieu aurait de toute façon changé de nom, et qu'il n'y a pas lieu de faire du passéisme.
Allons, sachons raison garder : au fond, c'est surtout une partie de nos souvenirs qui s'envolent sans retour avec la fermeture du Régent. Une autre époque : Bordeaux a changé, et nous avons changé aussi. Les lieux attrayants se sont déplacés, on ira sur les quais, devenus tellement merveilleux et vivants, on ira sur les petites places dans les quartiers rénovés, on oubliera notre adolescence maintenant bien lointaine ! Dépoussiérons nos souvenirs et redécouvrons la ville !... Osons changer nos habitudes et jeter notre bonnet par-dessus les moulins, la vie continue !



* "Depuis la fin du 19ème le Régent a toujours été la Brasserie bordelaise où il fallait venir voir ce qui se passait et si possible y être vu. Le Régent était à l’origine un Bistrot de cochers où petit à petit quelques galantes vinrent développer leur portefeuille clientèle. La bourgeoisie locale,à des années-lumière du néo-puritanisme des années 2000, mit naturellement un point d’honneur à s’y encanailler. Quelques décennies plus tard, dans les années 80, l’établissement phare du Centre-ville connut une fâcheuse propension à exploser. Les rumeurs les plus folles firent vibrer la ville : Hassan deux, roi du Maroc en aurait été le propriétaire ou bien un certain Bob Denard mercenaire successivement de l’Etat français et de quelques états africains se trouvait tantôt propriétaire, tantôt à l’origine des attentats. Les sociologues spécialistes de l’analyse des rumeurs pouvaient alimenter à loisir leur petit fonds de commerce. Les choses se calmèrent avec l’arrivée d’une entreprise familiale toulousaine qui rendit au Régent un peu de sa brillance et de son calme avant que Marc Vanhove , homme d’affaires dynamique et avisé, lui redonne lustre et prospérité.... " extrait du blog Village de Ville : les dessous pas si chics de l'affaire Régent 
** Marc Vanhove... a récemment été débouté par le tribunal pour une histoire d'homonymie. « J'ai perdu mon procès contre le Régent de la place de la Comédie parce que nous portions le même nom. Je ne comprendrai jamais cette décision de justice, alors qu'on m'a spolié mon nom ! J'ai été dégoûté par cette affaire. » Et il poursuit : « Le nom "Régent" est évidemment exclu de la vente, et je n'aurai donc pas à enlever mon enseigne, comme une nouvelle procédure judiciaire engagée à mon encontre me le réclame. » Une fois vendu, le Régent perdrait donc définitivement son enseigne pour s'appeler « Pizza Pino » titrait récemment le journal Sud-Ouest dans "le Régent à l'italienne"

19 commentaires:

  1. C'est dramatique toutes ces enseignes qui finissent par envahir les places et les rues de nos jeunesses et tous ces centre-ville qui finissent par devenir identiques! Je me souviendrai toujours de la première fois que je suis allé à Pizza Pino (c'était aussi la dernière). J'avais pris une pizza et, au moment de lever le couvert, le serveur me demande : C'était bon Monsieur? Moi : Non, c'était pas bon! Il avait l'air manifestement habitué, il a pris mon assiette et s'est enfui en levant les épaules en l'air avant de revenir pour m'apporter l'addition. Nous en sommes restés là, Pizza Pino et moi. Vivement l'Italie et ses délicieuses pizzas en mai prochain!

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    1. Ne m'en parle pas, je n'avais pas envie de faire une critique gastronomique (oups, le terme n'est pas le bon !!) mais nous ne retournerons pas chez Pizza Pino !!! Notre serveur quant à lui, dépêché de Paris pour le lancement de l'antenne bordelaise, n'a pas très bien compris qu'on ne se soit pas réjouis de l'arrivée de l'enseigne dans nos contrées à civiliser !

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  2. Cela m'a fait penser au LAFAYETTE à Toulouse je crois bien qu'il a disparu aussi
    Je vais me renseigner auprès de Christine,cela me fiche un coup

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    1. Ben oui, les lieux de notre "jeunesse" s'en vont, comme cette dernière a fui !!!

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    2. C'est bien Aloïs que je me nomme!
      Ce n'est pas le Lafayette mais La Frégate!!
      Mais c'est bien ce que je pensais il a "disparu" enfin pas tout à fait.
      Cette nuit durant une insomnie le nom exact m'est revenu.
      Personne n'est jamais content
      Manifestement ils préféreraient presque une Pizza Pino!!
      Moi j'ai la nostalgie des avant-match de rugby du temps où la finale se déroulait une année sur trois à Toulouse.

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    3. Allons pour La Frégate et vogue l'avenir !

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  3. Chez nous, cela fait partie de quelque chose que l'on nomme le «syndrome du boulevard Taschereau» du nom de ce stupide et laid boulevard qui se trouve sur la rive sud de Montréal : typique banlieue américaine avec les mêmes commerces, les mêmes restos hideux, essentiellement des chaînes américaines. C'est bien dommage pour le Régent. Pour manger décemment, il faudra bientôt prévoir son petit baluchon...

    Bonne poursuite de semaine quand même... Les corrections sont finies? Je n'ose te dire que je suis en vacances, car tu pourrais me rétorquer que je vais payer plus tard, ce qui est tout à fait vrai!

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    1. J'aime bien le syndrome du boulevard Taschereau !! Va, pour le Régent, on s'en remettra, pas de souci... ne pense pas trop à l'avenir, les fins de grève ont toujours un goût amer !

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  4. Beau billet. L’air du temps est à la médiocratisation de nos habitudes, à l’effacement des mémoires. L’uniformisation est donc partout, même à Bordeaux dont on pouvait penser que le caractère (réel ou prêté) de ville bourgeoise la mettait à l’écart des excès des fausses modernités. Je n’ai plus, depuis belle lurette, mes repères bistroquets à Paris. Transformés en Bruncheries ou fringueries chics. Tout fout le camp, «les souvenirs et les regrets aussi».

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    1. ça c'est envoyé Roberto, exactement ce que j'aurais dû dire, si je n'avais craint de me faire traiter de rabat-joie !! vivent les mac do, non ????

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  5. Je suis sûre que tu as dans ton carnet d´autres adresses, je comprends ta déception.

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  6. Allez un de plus qui disparait comme tu dis ce n'était pas un temple de la gastronomie mais un lieu de mémoire une institution. les repreneurs ont flairé le bon coup avec dans quelques mois l'ouvertue à deux pas de la nouvelle salle de concert tant attendue. C'est fou ce que la place Gambetta a changée, as tu connu le salon de thé Dastarac en face ? Quand j'étais en fac à Pasteur du coup transformée en musée, j'avais plutôt mes quartiers dans un petit bar de la place de la victoire avec encore le serveur en rondeau et gilet noir on y retrouvait des copains de dentaire ou de droit... que tout cela est loin !!!
    Michelaise le titre de ton billet est révélateur, tu t'offusques de ce changement car il met en évidence la fuite de notre jeunesse, ces vieilles institutions nous rassurent, elles bloquent les aiguilles... qu'en disent tes étudiants ?
    Mais ne t'inquiète pas j'étais presque à l'inauguration moi !!!!

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    1. Ah Robert, Dastarac, tu as raison, une autre institution dont la disparition a, elle aussi, marqué l'avancée des temps modernes !! J'étais aussi à Pasteur quand je suivais des cours d'Histoire de l'Art !
      Quant à mes étudiants, ils auront, eux aussi, un jour leur Régent qui disparaitra, forcément, mais pour le moment tout cela leur paraitrai bien incompréhensible !

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  7. Bonjour, Michelaise.
    Comme je comprends ton coup au coeur...

    Mais les souvenirs restent...
    Merci beaucoup.

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    1. Oui c'est ça Herbert, un coup au coeur, je n'avais pas imaginé qu'un jour, le Régent puisse disparaître !

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  8. A partir d'une simple et apparemment banale constatation tu as construit un article vraiment très riche en sujets que j'ai lu avec grand plaisir, ce qui me plait surtout c'est qu'il y a un peu de tristesse et tant de vie, passée et à venir...

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    1. Oui, un tout petit coup de blues, vite oublié je te rassure, c'est tellement un non événement ! merci Siu

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