vendredi 6 avril 2012

TURNER INSPIRÉ : A LA LUMIÈRE DE CLAUDE

Dédié à Aloïs : en souhaitant de tout cœur qu'elle puisse aller voir l'exposition dès que possible !!


Claude Gellée aurait, dit-on, inventé la pâte feuilletée. Sans doute une de ces multiples légendes qui émaillent plaisamment l'art culinaire ! Ce qui est vrai par contre est qu'il a commencé par être apprenti pâtissier. C'est ainsi qu'à quatorze ans, il suit une troupe de pâtissiers qui se rend à Rome et trouve du travail comme cuisinier auprès du peintre Agostino Tassi. En plus de son service, il broie les couleurs de son maître et a l’occasion de le voir peindre. Ses essais au dessins plaisent tant à  Tassi que ce dernier décide de lui apprendre l'art pictural.
Après quelques voyages dans la péninsule, il finit par s'installer indéfiniment à Rome. Influencé au début par les grands paysages d'Hannibale Carracci, il va cependant se détacher du maître, créant son propre style qui démodera complètement la génération précédente. L’effet de la lumière devient sa préoccupation majeure : il peint des ports imaginaires, baignés par la lumière rasante d'un soleil couchant situé dans la ligne de fuite du tableau et dans lesquels triomphe l'architecture néo-classique de la Renaissance italienne. Bien qu'ayant vécu toute sa vie en Italie, Claude Gellée était resté très attaché à son village natal et le surnom que nous lui donnons évoque cette nostalgie.

Le travail du Lorrain a laissé une forte empreinte chez les peintres français, hollandais ou britanniques et l'admiration que lui voue le monde anglo-saxon est telle que le peintre y est familièrement appelé « Claude ».  Lorsque Joseph Mallord William Turner com­mence à peindre dans les années 1800, les toiles bai­gnées de lumière du Lorrain font fureur auprès des col­lec­tion­neurs anglais. C'est d'ailleurs chez un d'entre eux que Turner découvre la première toile de son illustre prédécesseur et il est si ému qu'il "se sen­tit tout chose, se trou­bla et fon­dit en larmes", rap­porte à l'époque un contemporain.


Turner s'inspire du tra­vail de son aîné sur la lumière, les ciels et l'eau, et "nimbe ses pay­sages anglais de la lumière d'Italie des toiles de Claude". Il ne fera le voyage en Italie que bien plus tard, alors qu'il est dans la matu­rité, en 1819 (il a 42 ans), mais il avait peint Tivoli bien avant d'y aller. Il avait admiré, quand la France lui était encore accessible, les Claude Gellée du Louvre, prenant nombre de croquis qu'il annotait soigneusement et avec un luxe de détails impressionnant. Certains de ses clients lui demandaient de faire des "pendants" pour une peintre du maître XVIIème ! Quand il part enfin en Italie, c'est quasiment un pèlerinage, tant il prend soin de mettre ses pas dans ceux de son maître.
Autant dire que le sujet de cette exposition est largement justifié et correspond à une problématique qui n'a rien d'artificiel. Riche d'une quin­zaine de toiles de Claude et d'une cin­quan­taine de Turner, elle montre com­ment l'élève a admiré le maître, puis s'est forgé son propre style, pous­sant tou­jours plus loin le rendu de la lumière, des vibra­tions de l'air et des reflets sur l'eau. Pendant tout le début de sa carrière, et c'est ce qui le lance dans le milieu huppé des collectionneurs amateurs de Lorrain, Turner peint comme son inspirateur. Vous auriez dû nous voir, Alter et moi, dissertant savamment devant les deux toiles ci-dessus dont, allez savoir pourquoi, nous avions décidé qu'elles étaient, l'une de Turner, l'autre de Lorrain. Nous échangions avec la plus grande conviction nos impressions. Chacun de nous y allait de son argument stylistique, dument approuvé par l'autre qui, ne voulant pas être en reste, renchérissait. Édifiant dialogue où nous étions censés traduire nos préférences. Nous avions tendance à pontifier un peu !! Quand nous nous sommes avisés qu'alors qu'Alter pensait que le Lorrain était la toile de droite, j'étais quant à moi persuadée que c'était celle de gauche. Un peu alarmés par cette méprise, et convaincus chacun d'avoir raison, nous sommes allés lire les cartouches pour découvrir, honteux et hilares, que les deux toiles étaient de Turner ! Autant dire que cela nous a rabattu le caquet !! La fin de la visite a été nettement plus modeste !


Ensuite, bien sûr, le style de Turner évolue, il se détache peu à peu de l'influence classique et si ses fondus lumineux sont toujours aussi sublimes, ils ne doivent bien­tôt plus grand chose au pay­sa­giste français. Même si, lors de son deuxième voyage en Italie en 1828 (il a 53 ans), il renoue avec l'inspiration "claudienne" ! Il  peint le récit sordide du général romain Regulus (IIIe siècle avant J.-C.). Les carthaginois lui auraient fait subir un horrible supplice en le privant de ses paupières. Inspiré, pour la forme, par le peintre français, en peignant cette toile Turner s’imagina à la place de son personnage, d’où une lumière aveuglante qui émane du tableau. Présentant cette peinture, parmi d’autres, dans une exposition romaine, il ne déclencha pas les passions ! Du coup, pour l'exposer 9 ans plus tard à Londres, il remanie la toile afin de la rendre plus "lisible". Elle reste éblouissante !


Son rendu de l'Angleterre indus­trielle le sépare tout à fait de Lorrain : dans le magni­fique "Keelmen Heaving in Coals by night", pour répondre à la demande incessante de l'industrie, les marins déchargent le char­bon des bateaux la nuit, à la lueur d'immenses torches... Cela nous vaut cette composition contrastée et vibrante, entre modernité et futurisme, mais surtout, et c'est presque symbolique, la lune a pris la place du soleil au centre de la toile. Pourtant, Turner n'oubliera jamais son admiration pour le maître fran­çais : léguant une partie de ses œuvres à National Gallery, il stipule que deux de ses tableaux doivent être expo­sés impé­ra­ti­ve­ment entre deux toiles de Claude Lorrain : quel magnifique hommage et quelle fidélité !

Une exposition passionnante donc, légère mais fort bien construite, le seul regret étant que n'y figurent aucun des Lorrain du Louvre, ni même d'autres musées, ce qui est dommage car les toiles de Londres sont loin d'être les seules à avoir inspiré Turner. Et ce ne sont pas forcément les plus beaux Claude Gellée ! Mais c'est surtout l'occasion de découvrir l'évolution de la peinture de Turner, de suivre le déroulement de ses voyages et de sa carrière, de comprendre l'épanouissement de son style et la construction de sa personnalité picturale qui nous fascine et nous émeut !

 Une preuve, s'il en est, que l'influence du maître français ne disparaitra jamais tout à fait chez Turner : en haut, une toile de Claude Gellée que l'anglais appréciait fort : paysage avec Psyché devant la palais de Cupidon, que les anglais ont fort romantiquement renommé "l'île enchantée". En 1814, dans son Liber Studiorum, Turner en fait une interprétation assez libre, mettant l'accent sur le groupe d'arbres de la gauche, sous lequel il installe Psyché allongée, tandis que le château se perd dans la lumière du fond. Il intitule son oeuvre "Solitude". Il reviendra à ce sujet à la fin de sa vie, avec cette lumineuse toile de 1845-50, nommée elle aussi Solitude et dans laquelle l'anecdote a disparu tandis que dans la lumière aveuglante du matin la silhouette du manoir enchantée est à peine suggérée.

8 commentaires:

  1. Connaissant surtout les oeuvres les plus tardives de Turner, je t'avoue que j'ai été étonnée de ce lien avec Claude Gellée. Intéressante publication, donc...

    J'avoue, par ailleurs, que j'aurais aimé être petite oiseau pour assister à votre prise de bec et surtout à la mine penaude qui a suivi la consultation des notices!! ;0)

    Bon dimanche de Pâques!

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    1. Tu sais le plus drôle c'est que nous étions persuadés que nous parlions de la même chose !! ce n'est qu'à l'évocation d'un détail que le quiproquo est apparu !! quant à notre mine en découvrant que c'était deux Turner, ce fut la franche hilarité, on s'est bien moqué de notre fatuité !

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  2. Merci beaucoup
    Ce n'est que partie remise ,j'espère ,mais j'ai peur maintenant d'avoir du mal à trouver une autre journée
    Mais je ne désespère pas.

    " Il se sentit tout chose, se troubla et fondit en larmes " selon un contemporain parlant de Turner lorsqu'il découvrit Le Lorrain

    Je garde en mémoire Turner et ses peintres

    "Le manque d'appréciation est une trahison à l'âme de l'artiste."
    Turner

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    1. Je garde quant à moi un souvenir ému de Turner et la Loire, une exposition remarquable qui nous venait de Londres et que nous avons découverte à Blois en 1998... et en 1999 c'était Turner et la Seine !! Ces deux expos, à si peu d'intervalle, nous avaient beaucoup marqués.

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  3. Quand l'élève dépasse le maître mais sans jamais l'oublier... Je ne peux qu'apprécier !

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    1. Je ne sais si on peut dire qu'il l'a dépassé, ce sont deux époques, une évolution du goût, de la lumière, une progression dans laquelle tous les deux s'inscrivent comme novateurs et tous les deux ont fait évoluer l'Art. On peut ensuite, préférer Turner, plus proche de notre esthétique, mais Lorrain a été un de ceux par lesquels Turner, puis l’impressionnisme ont pu apparaître !
      Tu as raison Enitram, cette fidélité est sympathique !

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  4. Je ne connaissais pas la vie de Gellée et son rapport à la pâtisserie, quand au parallèle entre les deux artistes, il est très intéressant, merci!

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    1. Apparemment, l'histoire de la pâte feuilletée est un peu romancée, certains évoquent d'autres inventeurs, mais au moins c'est marrant, arriver à la peinture par la pâtisserie ! Chance d'être parti à Rome avec sa troupe de cuisiniers ... il n'aurait pas forcément pu épanouir son talent sinon !

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