jeudi 16 mai 2013

CARLO SCARPA... ENFIN !!! (4)

SUITE DE



Installée dans le cimetière de San Vito (Altivole, province de Trévise) la tombe Brion constitue ce que les italiens nomment volontiers "un complexe funéraire", autant dire un véritable cimetière privé, dans celui du village. Le projet fut commandé en 1969 à l'architecte Carlo Scarpa par Onorina Brion Tomasin, l'épouse de Giuseppe Brion, l'industriel fondateur de Bironvega, entreprise spécialisée dans l'électronique de consommation courante, par exemple pour équiper les téléphones portables. La tombe était destiné à elle-même et à son conjoint, puis, plus tard, au reste de la famille.


L'architecte, disposant pour cette oeuvre monumentale, d'une grande liberté et d'une vraie puissance d'inventivité, y a réalisé ce que l'on considère souvent comme son chef d'oeuvre, tant l'importance du projet lui a permis d'exprimer hardiment ses idées architecturales les plus folles. L'enveloppe budgétaire confortable, l'absence de tout bâtiment préexistant qui aurait pu le contraindre, la grande surface du terrain sur lequel il pouvait créer son projet, tout cela lui a donné une indépendance et une liberté qui font de cet ensemble un vrai manifeste de ses convictions architecturales. Le béton brut, soigneusement coffré avec des bois bien veinés, est le matériau dominant. Scarpa y a ajouté, en utilisations essentiellement décoratives, du bronze, du verre, des verres émaillés de Murano, des plaques d'albâtre pour les fenêtres, de l'ébène, de l'ivoire, du cuivre, du marbre, voire de l'or, tous matériaux utilisés en finitions et dont la préciosité s'oppose avec élégance au "brutalisme" du ciment. C'est une vraie leçon d'architecture qu'il est passionnant de parcourir en silence !


Le complexe privé comprend deux entrées, l'une donnant directement sur l'extérieur et l'autre, à laquelle on accède par le fond du cimetière, pour affirmer la volonté des commanditaires de s'y intégrer. Sa forme, un "L" qui embrasse deux côtés du terrain municipal, accentue cette volonté. L'entrée par le cimetière est dite des "propilei", et rappelle par sa forme le modèle classique réalisé par Mnesicle pour l’entrée de l'Acropole d'Athènes. 


L'ensemble s'étend sur un terrain d'environ 2 000m² et comprend, en plus des édifices funéraires, assez modestes finalement, une chapelle, des jardins et des bassins qui jouent un rôle décoratif, en particulier de miroirs, très important. En fait, le monument est conçu comme une tombe jardin, organisée autour des plans d'eau qui animent l'ensemble de reflets et de miroitements de lumières. Carlo choisit et positionna lui-même les plantes qui sont, depuis l'époque de leur mise en place, devenues fort belles. Cela invite au parcours en cheminant sur les allées, en méditant sur le sort de chacun d'entre nous, égaux face à la mort.


L'entrée se présente comme une façade asymétrique, encadrée par des pilastres fortement modelés symbolisant, à droite, la force, et à gauche la beauté.


Face à l'arrivée deux cercles entrecroisés, surlignés de pâtes de verre bleues et orangées, semblent deux alliances entrecroisées, symboles d'union et d'éternité.


Les tombes des deux principaux protagonistes, Guiseppe et Onorina, sont abritées sous une sorte de pont qui évoque la réunion éternelle des époux dans la mort, et attire le regard en tous points du complexe. Elles sont implantées au coeur du "L" , constituant ainsi le centre d'attraction de l'ensemble du terrain. 


Tapissé à l'intérieur d'un riche revêtement de tesselles bleues et vertes, l'arche recouvre les sarcophages, posés comme deux blocs symétriques, ornés de subtils gradins de marbres blancs et gris. Les noms sont incrustés en ivoire sur fond de bois d'ébène.



Une impression d'équilibre instable, comme si les tombes pouvaient se balancer sur leur base arrondie, rend l’ensemble impressionnant, donnant le sentiment d'une attirance irrépressible entre ces deux masses. D'autant que les blocs sont penchés l'un vers l'autre et reliés au sol par une bande de marbres en damier.


Sur l'extrémité d'une des deux branches du "L", s'élève une chapelle, accessible par l'entrée "indépendante" du terrain.


Surgissant sur une surface d'eau miroitante et mobile, elle est destinée à recevoir les restes des parents les plus anciens et est, à ce titre, baptisée "Cappella dei Parenti". L'eau, pourtant maintenue en circulation par un système complexes de pompes, était malheureusement saumâtre et encombrée d'algues vertes, ce qui empêchait de voir en transparence les formes en gradins, très "scarpiennes" qui se déroulaient sur le fond de cette immense vasque. 


Ouverte en deux par une fente qui la coupe sur la ligne médiane, elle rappelle ainsi l'usage antique qui consistait à enlever quelques tuiles du toit d'une maison où reposait un mort, afin de permettre à l'âme de ce dernier de rejoindre le ciel.


On y pénètre par un nartex s'ouvrant sur la chapelle par un passage en forme de cercle, rappel des deux cercles entrecroisés de l'entrée de la nécropole. La porte d'entrée, en verre blanc dépoli et cet accueil arrondi ont un aspect japonisant, inattendu et pourtant parfaitement adapté au lieu.


Rythmée de hautes fenêtres aux embrasements en gradins, dotées de simples vitres transparentes, la pièce est inondée de lumière...


... et comme l'église est posée sur un bassin aux eaux mouvantes, ces fenêtres laissent passer les reflets du soleil dans l'eau qui scintille en flaques vibrantes sur le plafond sombre.



Au centre de la pièce parfaitement carrée, un autel de la même forme, couvert de plaques de cuivre, se dresse au bout d'un chemin de marbre blanc, incrusté dans de petits pavés bruts. Au-dessus, formant coupole, deux gradins en carrés décroissants s'imbriquent, ouvrant l'un sur un léger fond d'or et l'autre, le plus profond, sur le ciel. Partout, le carré règne en maître.


A l'entrée, des fonds baptismaux sont comme un discret signe d'espoir dans cette chapelle à vocation funéraire. Leur forme douce et arrondie, leurs matériaux précieux et parfaitement polis s'opposent aux lignes brutes du plan carré et repoussent la sécheresse du ciment qui les entoure.


De-ci, de-là, contrastant avec la sobriété, voire avec la pauvreté du décor, des touches d'or, précieuses et rares, viennent apporter des touches décoratives d'une excessive discrétion, mais d'autant plus raffinées qu'elles sont insolites.


A l'autre bout du "L", du côté opposé à la chapelle, soigneusement clos de murs et évoquant un coin d'Eden, un immense bassin occupe tout le fond du terrain. L'eau, dans laquelle nagent d'énormes carpes koï multicolores, est couverte de nénuphars et au centre une île carrée s'allonge en deux allées inutiles et pavées. Un pavillon se dresse contre le mur du fond, couvert d'une sorte de casque pesant, pendant que quelques roseaux se balancent doucement sur cette aire de promenade et de méditation.


Mais le plus émouvant du cimetière restait à venir. Un jour de 1978, Carlo Scarpa se trouvait dans un hôtel au Japon, à Sendai. Il pleuvait et il ne voulut pas sortir : il décida alors d'aller faire un tour dans les boutiques situées au sous-sol de son hotel, et, malheureusement, tomba dans l'escalier. Transporté d’urgence à l’hôpital  il y mourut des suites du coup reçu à la tête lors de sa chute. Il n'avait que 72 ans.


Dans son testament, il demandait à être enterré à San Vito, près de sa dernière grande oeuvre monumentale. Prévenus par les français qui nous avaient indiqué le lieu que Scarpa y était aussi inhumé, nous avons cherché sa tombe. Nous nous attendions à un deuxième complexe funéraire, d'égale importance au premier. Quand soudain, une discrète pierre tombale attira notre attention : située à la jonction entre l’ancien cimetière et la tombe Brion, elle se dressait modestement à l'angle ouvert de cette dernière. Au centre du L.


La modestie de cette dernière demeure, posée comme une signature contre l'immense tombe, un peu démesurée et assez mégalomane de son commanditaire, la sobriété de cette simple pierre  posée de biais dans l'angle externe du bâtiment principal ont quelque chose de poignant. A cause de sa simplicité, en contraste avec la pompe de la tombe Brion. Et aussi car elle est ainsi comme un cartouche, comme le paraphe de l'auteur qui ainsi, a signé, au-delà de la vie, une de ses œuvres majeures, perdue dans un cimetière de campagne à quelques pas de Venise. Sur la pierre de marbre blanc, quelques incrustations d'étain (? ou d'acier ??), un peu comme un circuit électronique, partent du nœud central, où, comme aimait à le faire l'architecte, le carré et le cercle s'épousent et se mêlent, pour s'enfoncer de concert vers la terre.

Cette photo est un montage car les deux ronds sont vides et j'ai glissé dans l'un d'eux la pierre tombale de Carlo Scarpa

Note en PS, vraiment écrite après puisqu'il s'agit d'une remarque de ma fidèle "collaboratrice" italienne, Siu :
"Je trouve qu'il manque seulement au moins une petite allusion à l'importance de la marque Brionvega dans l'histoire du design italien, car chez nous les objets Brionvega ont vraiment marqué le secteur radio-TV surtout dans les années '70, je crois, mais encore à présent.
Tout le monde se rappelle le téléviseur Algol et connait surtout la très célèbre radio Cubo, avec ses deux corps en forme justement de cubes, en couleurs très vives, tout comme le poste Algol." Et Siu vous propose des pages en italien : la page de Wikipedia consacrée à la firme, et Domus,  site consacré au design qui présente des photos d'archives de ses produits.  Le plus étonnant est que la "très célèbre radio Cubo" existe encore, présentée par le site de Brionvega comme futuriste ! Comme le dit la page consacrée au RadioCubo, les temps changent, le mythe reste !

8 commentaires:

  1. Eh ben ! Plus mégalo tu "meures".(A part Lénine et Mao)
    Mais d'un autre côté heureusement qu'il y a des gens assez fous pour commander de tels monuments à de si grands artistes de l'architecture.
    Et heureusement que toi Michelaise, tu nous commentes toutes tes photos d'une façon aussi claire.
    Effectivement les deux tombes donnent vraiment l'impression de "basculer" (esprit cheval à bascule).
    Bon je pense avoir tout compris c'est déjà ça et, j'ai beaucoup aimé la chapelle et les petites touches d'or.
    Mais une chose m'intrigue, sur les fonds baptismaux, j'y vois comme un curseur. Est-ce un thermostat pour la température de l'eau ?
    Et puis bien sûr cette modeste et, émouvante tombe de Scarpa comme une signature. C'est très joliment dit.
    Bises Michelaise. Belle soirée

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    1. Mireille j'adore ton sens de l'observation et ton humour !!! je t'avoue n'avoir pas très bien compris le sens de ce curseur qui, en fait, permet de manœuvrer un couvercle !!! Mais oui, ce qui est le plus saisissant dans cet ensemble mégalo (le mot n'est pas trop fort) c'est la tombe de l'architecte, je t'assure que cela m'a fait un choc quand nous l'avons trouvée.

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  2. Le voilà enfin! Bon, il faut reconnaître,; c'est assez déroutant...
    Bonne soirée!

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    1. Déroutant, mais superbe, cela prête à la méditation ! Quant à la tombe du maître, elle est émouvante

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  3. Aaaahh enfin !!!!!! votre article était passionnant ! Le talent de Scarpa m' étonnait déjà mais la modestie de sa tombe...
    Merci !

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    1. Ce qui m'a le plus impressionnée, c'est qu'il l'a voulue posée comme une signature, et quelle est absolument nue, plate et, de ce fait, très impressionnante ! Le complexe qu'il a réalisé pour Brion est sans doute une de ses réalisations les plus idéales : on a le sentiment qu'il a eu carte blanche ! Et qu'il ait voulu reposer là est révélateur ...

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  4. Michelaise, merci pour votre publication. J'avais découvert le travail de Scarpa à la Ca' Foscari et j'avais beaucoup aimé ce que j'avais vu. Là, j'aime encore davantage cette oeuvre très émouvante qui prouve le talent de son auteur et la richesse de sa pensée, de son esthétique. Cet endroit semble paisible et propice à une méditation, une vision sereine de l'au-delà, dans lequel un couple qui s'aimait restera uni. C'est magnifique!

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    1. Il est très présent à venise : la ca d'oro bien sûr, la fondation querini stampalia, et aussi le magasin Olivetti de la piazza san marco, récemment réouvert en "musée" par le FAI !! C'est vraiment un très grand architecte ! Pour lequel j'ai une grande admiration

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