samedi 11 février 2012

MARSEILLE 1944 (2) fin


Suite de MARSEILLE 1944 (1)

Marie-Rose était veuve de guerre : son mari avait été envoyé en 1940 à Madagascar, où il était mort, à peine arrivé, fauché par une de ces maladies exotiques qu’on ne savait guère encore soigner efficacement. Il laissait un petit garçon qui, orphelin de père, devint encore plus proche de sa maman. L’air de Marseille n’était pas très favorable en ces temps agités au bien-être du bambin et, en 1944,  Marie-Rose avait pris la douloureuse décision de l’envoyer en pension dans l’arrière pays, où au moins, il était à l’abri et bien nourri. Elle allait le voir régulièrement, et la semaine précédent sa mort, l’enfant s’en rappelle, elle était venue passer le dimanche avec lui. Il ne savait pas, quand elle l’avait embrassé sur la porte de sa chambre, que c’était la dernière fois, et garda longtemps le regret de n’avoir pas su profiter assez de ces derniers instants d’amour.
Quand l’enfant apprendra que sa maman elle aussi l’a quitté, sa peine se transformera en un désespoir immense, mais jamais exprimé. Pourtant, c’est décidé, il ne grandira pas à l’orphelinat, la famille décide de l’adopter et de l’élever. Je connaissais cette adoption et avais toujours trouvé courageux le jeune couple, Francis et Marie-Antoinette qui avait pris la décision de garder Raymond et de l’élever avec leurs enfants, dont le premier était né peu de temps après le bombardement. Mais ce que je ne savais pas  c’est que cette décision n’était peut-être pas aussi généreuse que la légende familiale voulait bien le raconter.
C’est Raymond qui m’a mis la puce à l’oreille.  Je savais qu’il s’est toujours senti un peu à part, un peu « parent pauvre », l’objet d’une charité qu’on lui a toujours fait sentir, tous ayant pour sa femme et pour lui une condescendance qui les blessaient un peu. Il ne s’en est jamais plaint, mais le sujet est délicat. Comme je l’interrogeais sur ce passé bien douloureux et fort triste,  il me déclara tout à coup :
-    Ils voulaient tous m’adopter… il a fallu réunir un conseil de famille pour savoir à qui on ne « donnerait ».
-         Ah ?? quelle générosité … et tu étais content d’aller chez Francis et Marie Antoinette ?
-    Oh, je n’ai rien à dire, ils ont toujours été corrects avec moi, mais j’aurais préféré être pris par Antoine
-          ???
-         Oui, sa femme et lui n’avaient pas d’enfant, et ils voulaient absolument me recueillir.
-         Mais alors, pourquoi ???

 Papa (cousin de Raymond) avec le fameux Antoine, aussi fiers l'un que l'autre !

Pudiquement, Raymond m’explique qu’il était pupille de la nation, et qu’à ce titre, il avait une pension assez confortable qui est revenue, bien sûr, à ceux qui l’adoptaient. Je comprends, entre les mots, que l'attrait de ce revenu modeste, mais sûr et régulier, n'a pas été pour rien dans le dévouement des uns et des autres. Antoine n’a pas eu gain de cause, et c'est le jeune couple qui a récupéré l’enfant et s’en est occupé.
-          Mais pas question de faire d’études, dès que j’ai eu l’âge, on m’a envoyé au travail.
Tous les autres enfants du couple ont fait de longues études (même mon père, le fils d’Adrienne, qui avait à peu près le même âge que Raymond, a pu faire une école d’ingénieurs), mais Raymond lui, est parti dès 17 ans, pour un boulot mal payé et pas valorisant du tout, et, il me l’avoue avec un peu de tristesse, il a dû verser son salaire à ses parents adoptifs jusqu’au jour de son mariage. Il se serait senti ingrat de faire autrement. Mais il a passé sa vie à grimper laborieusement les échelons qu’il aurait mérités plut tôt, et aujourd’hui sa petite retraite ne pèse pas lourd face aux salaires des autres, qui, de plus, ont hérité de jolis pactoles. Ça c’est moi qui le dis, pas Raymond, il n’oserait pas !!
-       Tu ne raconteras cette histoire à personne, je ne veux pas que "les petits" (ils ont 60 ans minimum les petits !!) le sachent… ils ont toujours loué la générosité de leur père, mais tu sais, j’en ai bavé, j’étais encore si petit, j’avais tellement besoin d’amour. Et elle, elle n’en avait que pour « ses » enfants. Jamais elle ne m’a fait un câlin, je me sentais très seul et crois-moi, je pleurais souvent. Antoine, je l’adorais … sa femme et lui rêvaient d’avoir un fils… mais voilà, Francis n’a pas lâché !  Il l’a emporté en prétendant que ma mère, au moment de mourir, lui avait fait promettre de s’occuper de moi. Mais l’argument ne tenait pas, en me laissant à Antoine, il ne m’abandonnait pas, Antoine m’aimait, Marie Rose aurait approuvé ce choix, moi j’aurais été heureux avec eux…Il a joué du fait qu'il était le dernier à lui avoir parlé. Antoine a dû s'incliner.
J’ai promis, je ne raconterai pas ce destin écorné… enfin pas enfants des intéressés. Mais j’ai eu envie de rendre justice à cet orphelin si modeste, tenu à une reconnaissance éternelle, pas forcément justifiée. Tenu au rôle de "parent pauvre" alors que non content de ne rien devoir à ceux qui l'avaient recueilli, il leur a largement apporté son dû. J’ai voulu qu’un jour, quelque part, dans l’anonymat de la grande toile, il ait le beau rôle et que, pour une fois, la vérité soit dite. Il ne saura pas que j’ai fait ce récit, personne ne saura qu’elle vous a émus, sauf moi !! Et pour moi, ce sera un peu la revanche de l’orphelin tenu de dire merci jusqu’à 80 ans !!!

24 commentaires:

  1. Je comprends que tu aies senti le besoin de rétablir les faits. Chaque famille a toujours un secret de cet ordre, et le motif est rarement très original puisque l'appât du gain, je te l'assure, est vraiment transfrontalier!

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    1. C'est tout à fait vrai Marie-Josée, même si le terme est un peu fort, c'est à peine le gain mais l'appât qui a compté !

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  2. Heu...
    Un dit sur le web pour effacer tous les non dits...?

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    1. Tout à fait Roberto, avec l'impunité qu'offre le Web, c'est anonyme donc ce n'est pas une "indiscrétion", juste, comme tu le remarques, un "dit"

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  3. Elle m'émeut si profondement, l'histoire de Raymond.
    Chaque fois quand on fait connaissance avec des vies si touchantes on voudrait... on voudrait tant de choses, par exemple pouvoir dédommager de quelque façon la personne qui a subi, sans aucune responsabilité de sa part, quelques petites ou grandes injustices et en tout cas une vie difficile ou plus difficile qu'elle aurait pu l'etre; on voudrait tout au moins lui faire un calin, très discret et sur la pointe des pieds, pour rien d'autre que de lui faire sentir notre fraternité.
    Mais on ne peut que rester là, humbles et presque honteux, face à la dignité d'une histoire, à la stature d'une vie comme les siennes.

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    1. Grande dignité parce que Raymond ne s'est JAMAIS plaint, au contraire, il a toujours remercié, et quand il m'a raconté le "petit" dessous de l'histoire, c'était parce que nous étions dans un de ces moments où l'on est vraiment en confiance. Il n'a pas chargé, juste suggéré, il est fragile, il vient de perdre sa femme et seules les choses importantes peuvent exister encore pour lui. Donc le vrai est apparu entre les mots, sans fioriture.

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  4. Tristesse d'un destin, secret de famille et manque d'amour, tu as rendu là un bel hommage à se "parent pauvre". Quelle douleur !

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    1. Rien ne saura jamais remplacer l'amour d'une maman... c'est sans doute banal ce que je dis là, mais que ce soit Raymond qui m'a parlé de ses tristesses d'enfant ou d'autres qui ont perdu leur maman trop tôt, la blessure est la même. On s'en remet mal.

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  5. Bonjour, Michelaise.
    Je suis toujours ému par les histoires vraies qui se prêtent à l'émotion.
    Je le suis d'autant plus que tu es concernée alors que tu livres peu ton passé.
    Ton dernier paragraphe restera en mémoire.
    Et une photo aussi.

    Merci beaucoup.

    Bon dimanche.

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    1. Merci Herbert, je livre ici l'histoire d'un autre, que la vie a privé d'histoire. J'ai oublié de dire aussi qu'il n'a pas pu avoir d'enfant, une autre blessure, et non des moindres dans son cas, le petit orphelin, que la vie lui a infligée. Merci de ta lecture.

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  6. Une belle histoire, triste comme bien des histoires vraies, belle parce que le personnage principal est un homme de courage et de qualité qui mérite amplement que tu nous aies raconté...son destin "amputé".
    Etre "l'appât"..j'ai donné ...à moindre échelle bien sûr ...les enfants de coloniaux ( enfin certains) ont été soumis eux aussi à des "placements".."familiaux"...nul besoin d'en écrire davantage et le héros du jour,c 'est Raymond qui si riche de sentiments vrais.

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    1. Merci Danielle de cette lecture qui a tout compris !!! Comme tu le verras dans le commentaire ci-dessous, Raymond en plus, a été privé du bonheur d'avoir des enfants, et pour cet orphelin c'était un rêve immense.

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  7. Émotion, douleur, beaucoup d’insistance empathique. Certes. Moi ce qui me marque c’est simplement la discrète ‘grandeur d’âme’ de ce ‘petit’ et même à quatre-vingts ans passés. De grandes leçons pour nous chez les petites gens (ne placer sous ce terme aucune intention péjorative de ma part et à rapprocher de Pierre Sansot « Les gens de peu »).

    Merci pour ce témoignage.

    Michel de Lyon

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    1. Oui, il est remarquable ce "petit" et je ne l'en ai que plus aimé... d'où cette envie de lui rendre un hommage discret et qu'il ignorera mais tellement important. Merci Michel de votre passage.

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  8. Les secrets de famille....

    "L'âme n'a pas de secret que la conduite ne révèle. "
    Proverbe chinois

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    1. Un secret consenti par celui qui en a fait les frais, mais il avait besoin qu'au moins une personne sache, un peu, le fond de l'affaire.

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  9. Histoire émouvante où on peut lire aussi celle de ta prévenance et la suavité de tes sentiments.

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    1. Merci Fred pour la "suavité" un de ces mots désuets dont tu as le secret qui font mouche !!!

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  10. Francis n'a pas lâche la rente... le pauvre Raymond a été leur placement familial.

    Cher Raymond,le beau rôle c'est de toute façon vous qui l'avez tenu, je vous embrasse;

    Bises Michelaise, du matin.

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    1. Merci pour Raymond, un homme gai, ouvert, plein de vie et d'une loyauté sans faille à l'égard de ceux qui l'ont élevé !!

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  11. Voila plusieurs fois que je lis ton texte sans arriver à trouver un commentaire qui ne soit pas une lapalissade. Trois adjectifs le résument, la gentillesse de Raymond, la mélancolie d'une enfance privée d'affection, la sérénité de ce vieil homme qui ne veut pas qu'on sache.

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    1. TU as, sans lapalissade, parfaitement résumé Robert : j'étais gênée de faire ce billet, ne voulant pas avoir l'air d'étaler trop de "bons" sentiments, ni de faire des indiscrétions : pour ce dernier point, personne ne connait Raymond dans mes lecteurs (sauf mes filles et pour elles je suis heureuse que la vérité soit dire), et Raymond n'a pas internet. Quant aux bons sentiments, tu as lu comme il fallait le billet : je voulais saluer l'homme, Raymond, lui donner toute sa vraie dimension humaine. Merci de ta lecture.

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  12. J'ai pensé que c'était la critique d'un film ou d'un livre...quelle histoire émouvante.

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    1. Oui Evelyne, quand nous allons à Marseille et que Raymond raconte la mort de sa maman, qu'il n'a pas vécue, on a un peu l'impression d'être dans un film !!!!

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