lundi 23 avril 2012

LE MONSTRE DOUX


Au départ, l'histoire est sympathique, mieux même, exemplaire. Christophe Germain travaille chez Badoit et, en 2008-2009 son fils, Mathys, est atteint d'un cancer incurable. Vous imaginez sans peine la douleur et la souffrance de cet homme, dont l'enfant se mourrait doucement alors qu'il devait, il faut bien gagner sa vie, aller travailler. Ses collègues, et en particulier son chef, le prirent en pitié et, désireux de l'aider, décidèrent de lui offrir la seule chose qui avait alors encore une valeur aux yeux de ce père éploré : du temps. Du temps pour rapatrier son fils à la maison, l'hospitaliser à domicile, s'occuper dignement de lui et vivre le plus intensément possible les derniers jours qui étaient comptés. Tous se mobilisèrent et ce fut ainsi 170 jours de RTT qui furent, avec l'accord de Badoit, offert à cet homme qui put ainsi profiter des derniers souffles de son enfant malade.

Tout le monde est prêt à s'extasier de cet élan de solidarité et l'histoire est rendue publique. Découverte par un député de la Loire, Paul Salin, ce dernier a alors l'idée d'en faire ... un texte de loi !!!
En gros cela donne cela : "Un salarié peut, sur sa demande et en accord avec l'employeur, renoncer anonymement à tout ou partie de ses jours de repos non pris (...) au bénéfice d'un autre salarié de l'entreprise qui assume la charge d'un enfant âgé de moins de 20 ans atteint d'une maladie, d'un handicap ou victime d'un accident d'une particulière gravité rendant indispensables une présence soutenue et des soins contraignants", précise le texte. , qui devrait s'appliquer aussi à la fonction publique.

Et voilà, on transforme un bel acte de générosité, en une corvée obligatoire*. Pourquoi diable légiférer, si ce n'est que, comme aimait à le dire maman, l'enfer est pavé de bonnes intentions.
Passons sur les mesures qui "bordent" cet élan du cœur : "Un certificat médical attestant de ces deux dernières conditions est exigé pour que fonctionne le dispositif"... "Pour bénéficier de cette donation, le salarié doit ne plus avoir en réserve des jours de congé, de récupération ou encore des RTT. Une contrainte toutefois : les salariés souhaitant faire don de leurs jours ouvrables ne peuvent descendre au-delà d'un minimum de 24 jours de congé annuel".  Passons aussi sur les réticences, gênées, des uns et des autres "Nous aurions préféré avoir le temps et l'occasion, avec les partenaires sociaux, de renforcer les droits existant, de les améliorer, de les regrouper dans un droit plus général et valable pour tous", dit l'un, "Malgré la générosité affichée par ce texte, il n'en reste pas moins que la remise en cause du droit au repos l'emporte", dit l'autre.

Passons aussi sur le fait que cette loi a pour mérite de résoudre (en partie seulement) un problème que la nation ne sait, ni ne veut traiter : il existe en effet, pour les parents désireux de s'occuper d'un proche malade, une allocation journalière de présence parentale, prévue par le code de la Sécurité sociale. Mais elle est tellement ténue et faible qu'elle implique une perte de salaire pour les parents contraints d'y recourir. Une anomalie qu'il serait bon peut-être, de corriger. Certains pointent aussi le risque d'inégalités entre les entreprises : la mobilisation sera plus ou moins importante en fonction du niveau de vie des salariés, de la taille des effectifs, etc... le cas des salariés de petites entreprises sera toujours aussi délicat malgré ce nouveau texte. De plus, la loi ne prévoit que le cas des enfants, les proches dont on peut ou on doit s'occuper étant, on le sait bien, parfois des conjoints, parfois des parents, pourquoi laisser de côté ces misères humaines tout aussi respectables ?


Ce qui me contrarie surtout dans cette législation (je n'ose écrire "légifération" !!) c'est la nécessité que notre État ressent de se mêler de tout, à tout propos et de mettre en coupe réglée la sécurité, la prévention et la générosité. Et ce faisant, transforme ce qui était spontané, en un devoir quasi incontournable. Donc, par définition, pesant et mal perçu. Mais surtout, elle prive les auteurs de tels gestes de leur propre estime. Ils ne le feront plus pour se sentir utiles ou par désintéressement. Ils y seront plus ou moins contraints et l'exceptionnel perdra de sa valeur. Le don sera ravalé au rang de "ça se fait" ou de "comment faire autrement". Et ce qui aurait pu être accordé, librement, à titre de libéralité voire de magnanimité, sera encadré, jaugé, pesé, jugé justifié ou non. Du coup, la beauté du geste se perdra dans les arcanes de dossiers à établir, de pièces justificatives à fournir et de situations à expliquer à des décideurs suspicieux, décidant si oui ou non, l'altruisme a lieu d'être.


C'est ce qu'il est convenu d'appeler une fausse bonne idée, et surtout c'est la preuve, s'il en était besoin, que notre État s'arroge le droit de tout surveiller, même les bons sentiments et leur usage. N'est-ce pas ce que Tocqueville appelait un monstre doux ? Un modèle tentaculaire et diffus de culture puissamment attirante, qui promet satisfaction et bien-être à tous, en s'assurant de l'endormissement des consciences par la possession et la consommation, tout en entretenant la confusion entre fiction et réalité. Qui laisse de moins en moins de part à la conscience privée, l’État résoudra tout pour nous, et gomme tout malaise dû à l'exercice, ou non, de notre sens des responsabilités. Plus besoin de se sentir impliquer, humainement parlant, par le malheur de votre voisin ou collègue et de décider, en toute liberté, de lui venir en aide, en inventant un modèle nouveau, dont on sera à bon droit, fier. L'État y pourvoit bonnes gens ! Une forme de despotisme rassurant, le monstre doux de Tocqueville est un nouveau souverain absolu ne dominant plus les humains de façon frontale, autoritaire, mais prompt à se placer «à côté de chacun d’eux  pour le régenter et le conduire » (Tocqueville).


Cette entité immatérielle et invisible, pourvoyant à tout, en notre lieu et place, a pour vocation de seconder chacun pour son bien et surtout, de le décharger du lourd fardeau de toute prise de conscience. Elle dégrade les humains sans les faire souffrir, juste en résolvant tout par avance, et « ne brise pas les volontés mais les amollit, les plie et les dirige » (Tocqueville). Et elle les dépouille, au passage, de leur mérite propre en régulant, régentant, édictant, promulguant, au détriment de l’initiative privée et de la générosité simple et chaleureuse. J'avoue que cette loi, qui éprouve le besoin de créer une coque réglementaire à ce qui est, et reste possible au titre de l'initiative individuelle ou d'un élan de solidarité, me fait l'effet d'une récupération malsaine, comme s'il s'agissait, pour notre monstre doux, de s'attribuer le mérite de ce que les citoyens savent encore faire, sans qu'on le leur ait prescrit. S'exprime ainsi "un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer (notre) jouissance et de veiller sur (notre) sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à (nous) fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?"**


* De la difficulté d'être généreux : nous sommes, actuellement, confrontés à un problème de cet acabit dans le cadre de mon travail. Il s'agit d'aider une jeune femme qui vient de perdre tragiquement son époux et se retrouve, de fait, dans une situation financière difficile. Et bien croyez-moi, entre ceux qui sont pour et ceux qui, au motif que la compassion ne peut se traduire par une aide financière, sont contre, ceux qui pensent que c'est bien mais ne bougent pas, ceux qui s'en remettent aux autres, et ceux qui adorent tout discuter, l'initiative lancée par un collègue pour une simple enveloppe, jugée indécente par certains, a du mal à se concrétiser. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais que la loi s'en mêle : il est bon de se coltiner avec les difficultés pour avancer. Et nous avançons.
** Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), Édition Gallimard, pp. 347-348.

2 commentaires:

  1. Et c'est d'autant plus difficile à supporter, je crois, car nos États sont en revanche trop souvent fuyards par rapport aux choses qu'ils sont (qu'ils seraient...) censés faire.

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    1. Il est tellement plus facile d'édicter les lois "couvertures", de noyer les populations sous une protection qui les englue... et leur fait perdre le sens des responsabilités...

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