samedi 5 janvier 2013

BELLOTTO, MARIESCHI, CARLEVARIJS ET LES AUTRES


Les autres, ce sont bien sûr, Canaletto et Guardi. Mais je tiens par ce titre à souligner que ce qui faisait l'intérêt de l'exposition du musée de Jacquemart André, c'était justement qu'elle ne se cantonnait pas aux deux maitres mais tentait d'éclairer, par un choix d’œuvres judicieux, le védutisme et sa déclinaison par les "grands" noms vénitiens ... et les autres !
La vue architectonique ou perspective architectonique est, au début du XVIIème siècle, placée au sixième rang des différentes manières de peindre. Et ce qui prime alors, c'est la perspective, rigoureuse, en opposition avec les visions panoramiques fantaisistes qui faisaient jusque là le succès des maniéristes du nord. Il s'agit de « tromper le plus possible celui qui regarde », et l'on nomme, au XVIIIème les peintres qui excellent dans cet art, les « perspectifs »**. Car c'est la « perspective naturelle » qui gouverne cet art qui, bien que 6ème, a ses adeptes et, surtout, ses clients.
Au XVIème siècle, l'objectif est de procéder à des représentations descriptives, presque didactiques, pour « décrire » les restes fabuleux du monde antique à Rome et les vues sont presque des relevés les plus exhaustifs possible. De véritables vues panoramiques, dont les limites de projection s'étendent au delà de l'angle visuel naturel, sont établies en utilisant des méthodes proches de celles de la cartographie et des projections axonométriques ou obliques dans un but topographique, en vogue à cette époque. Il fallait des esquisses effectuées sur place, des proportions réelles des différents édifices ainsi que de leurs distances ; et, forcément, tous les principes d'une perspective rigoureuse y sont ignorés. C'est plus la représentation d'un idéal, celui de l'antique exalté, qu'une volonté de réalisme. Les croquis saisis sur le vif constituent une sorte de patrimoine visuel du peintre, le « vocabulaire » qui lui servira ensuite à construire ses tableaux.


Le premier artiste présenté à Jaquemart André mena l'essentiel de sa carrière à Rome, où il mourut en 1736. C'est en 1695, lors de son voyage vers cette ville que Gaspar Van Wittel****, venant d'Amersfoort, près d'Utrecht, fit halte à Venise et y réalisa une suite de dessins superbes conservés à la Bibliothèque Nationale de Rome. Cette esquisse presque moderne dans certains de ses détails (regardez les petits personnages qui animent la place, on dirait des silhouettes de Sempé !!) ...


... n'est pas une étude d'après nature mais d'un travail effectué en atelier à partir de prises de vue effectuées sur place avec une chambre noire, cette fameuse « chambre optique », à laquelle eut recours Canaletto. La feuille a d'ailleurs été mise au carreau en vue de son transfert sur une toile. 


Son « Môle vu du bassin de Saint-Marc » joue avec la transparence de l'eau et décrit avec précision les embarcations qui encombrent le bassin, manifestant beaucoup d'attention à leurs typologies, aux costumes des rameurs et même aux marchandises qu'ils transportent. L'anecdotique vient s'ajouter au souci de précision topographique !

Au moment de l'arrivée de Van Wittel à Venise, il n'y a pas dans la ville de tradition védutiste bien définie, car, malgré sa célébrité, il n'existe pas de véritable iconographie célébrant sa beauté. Sur le plan de la diffusion populaire, la situation de la veduta à Venise est, en effet, tout à fait différente de celle de Rome. Rome disposait déjà d'un répertoire d'une grande richesse, alors qu'à Venise il n'existait encore aucune tradition en la matière. On ne sait pas exactement dans quelle mesure l'oeuvre de Van Wittel influença Canaletto. Quand, en 1719, ce dernier, encore tout jeune (il était né en 1697) se rend à Rome, Van Wittel a déjà atteint son apogée. Bien qu'aucun élément des vedute al naturale de Canaletto de cette période ne suggère un contact direct avec l'artiste hollandais, ses premières vues vénitiennes se rapprochent de Van Wittel dans la technique et la méthode descriptives. 



Qu'on en juge par la précision apporté par le tout jeune Canaletto aux détails de l'enclos du Magistrato della Sanità, cet endroit du môle où étaient consignés les capitaines étrangers en provenance de pays soupçonnés d'épidémie en attendant la permission d'accéder à la ville. Au fond, la lumineuse silhouette de Santa Maria della Salute, construite moins d'un siècle auparavant accroche théâtralement les rayons du soleil, donnant à la scène une scénographie sublime. Le rendu de l'atmosphère, l'importance donnée au ciel qui occupe près des deux tiers de la toile, l'intensité du clair obscur sur les voiles des bateaux sont vraiment saisissants. Cette toile du musée de Grenoble est une de mes préférées dans l'exposition !!



Luca Carlevarijs est né à Udine et peut être considéré comme le peintre officiel des évènements vénitiens dans les années 1720. Ce tableau relate l’entrée au Palais des Doges du comte de Gergy, ambassadeur français auprès de la République de Venise et commanditaire du tableau. La Riva degli Schiavoni grouille d'une foule bariolée qui assiste à ce moment historique et l'on s'amuse à découvrir les enfants qui se glissent entre les balustrades du balcon, pendant qu'à gauche, le cortège officiel, tout juste débarqué de navires dorés, converge en bon ordre vers le Palais. La lumière dorée et rasante du soleil couchant indique qu'il s'agit là du point culminant de deux journées de fastes et de solennités, tout un cérémonial haut en couleurs dont raffolaient les vénitiens.

Il est indéniable que ce qui a permis le développement du védutisme vénitien et assuré le succès de Canaletto et, après lui, celui de Guardi, c'est la clientèle des collectionneurs anglais du Grand Tour, soucieux de rapporter chez eux des souvenirs ensoleillés de leur périple dans la botte. Joseph Smith fut un collectionneur acharné (et avisé !) de Canaletto, et pour honorer ses multiples commandes, ce dernier avait besoin d'aides efficaces et talentueux. Bernardo Bellotto, son jeune neveu, fut, au moins au début de sa carrière, un de ceux-là.


Dans cette toile représentant la Scuola di San Marco vue du rio dei Mendicanti (présentée fort opportunément à côté de deux autres toiles de Guardi et de Canaletto traitant toutes deux du Campo Zanipolo, et donc de la même scuola), le peintre, âgé de 19 ans se montre prometteur. Non seulement la composition est originale, manifestant déjà un désir d'autonomie qui développera jusqu'à voler très vite de ses propres ailes, mais Bellotto fait preuve d'une assurance manifeste qui n'éprouve aucun complexe face à la virtuosité du maître.

Le Campo Santi Giovanni et Paolo vu, en haut, par Canaletto (1738-39, collection de la Reine Elisabeth) et en bas par Guardi (vers 1765, au Louvre)

Michele Marieschi (1710-1743) commença, comme Canaletto sa carrière comme scénographe. C'est vers 1735, qu'encouragé par les succès de son aîné, qu'il se mit à peindre des vues, parfois directement inspirées des œuvres de ce dernier. Ses compositions se caractérisent souvent par une distorsion de la perspective, l'espace se trouvant comme dilaté dans une exagération qui n'est pas dépourvue d'un certain charme. Ici encore, les premier plans, animés d'embarcations et de figures très vivantes, sont très développés. 


Encore un sujet ignoré par ses illustres collègues : le Grand Canal au Fondaco dei Turchi. Marieschi ouvre la vue par une construction en diagonale de la perspective qui donne une certaine bizarrerie à la prise de vue ! Le Fondaco nous est présenté ici (on est en 1736-38) tel qu'il était au XVIIIème, avant la restauration désastreuse de Federdi Berchet (exécutée au milieu du XIXème), dans un état de dégradation pittoresque qui rend paradoxalement à ce palais vénéto-byzantin une partie de son lustre !

Visiter l'exposition de Jacquemart André, qui dure jusqu'au 21 janvier, c'est se laisser saisir par l'enchantement inaltérable de la lagune, dont Canaletto fut sans doute l'un des premiers à chanter les qualités poétiques, le calme, la luminosité délicate et le silence. Guardi en fut le héraut tout aussi talentueux.



Avec eux, tous les védutistes ont créé, chez ceux qui admirent encore leurs toiles avec la même émotion que leurs commanditaires éblouis, ces jeunes lords anglais qui les ramenaient chez eux comme des cartes postales nostalgiques, une vision préromantique de Venise que nous ressentons toujours quand nous ballottons dans un vaporetto à destination des îles. On ne sait plus du coup si on a l'impression d'être à Venise quand on regarde ces toiles ou si l'on a le sentiment d'être dans un Guardi quand on est à Venise ! Et si, ci-dessus, on a identifié pafaitement les trois auteurs de cette vision impérissable, quoique disparue*****, de la tour de Malghera, le Caprice avec une maison sur la lagune a successivement été attribué à Guardi, puis à Canaletto avant d'être "rendu" à Bellotto !



NOTES
* Dans une lettre écrite entre 1620 et 1630 ) Teodor Ameyden, le marquis Vincenzo Giustiniani note : « Sixièmement, savoir bien peindre les perspectives et les architectures, ce qui implique la connaissance de l'architecture et la lecture des ouvrages relatifs à ce sujet ainsi qu'à la perspective, pour avoir des notions sur les angles réguliers et visuels, de façon que tout soit en harmonie et peint sans erreur. »
** C'est ainsi que Lanzi appelait au XVIIIe siècle les artistes se fondant sur des notions de perspective pratique, c'est-à-dire géométrique, ou grammica comme l'appelait Giovanni Lomazzo. 
*** C'est le cas des vues panoramiques, comme celle que Maerten van Heemskerck dessina en 1534, prise du haut du monte Caprino, ainsi que celle de Hendrik van Cleef, de 1550, depuis le monte Oppius et celles d'Antoine van den Wynegaerden, toujours en 1550, prises du haut des thermes de Constantin sur le Quirinal et du monte Mario.
**** dit Gaspare degli occhiali (des lunettes)
***** La tour de Malghera était un vestige de fortifications vénitiennes érigées au XIIIème siècle sur l'île de San Giuliano, pour se défendre contre les ennemis venant de la terre ferme. Elle fut démolie au XIXème siècle. A l'horizon, on n'aperçoit les Préalpes telles que les ont peintes Bellotto et Canaletto que par temps très clair. Aujourd'hui, vous pouvez y acheter une villégiature de luxe qui vous permettra de vivre hors du monde, avec un puits artésien et une centrale électrique autonome !

13 commentaires:

  1. Nous partons ma Dame et moi -sans Roger- pour Paris tu nous donnes envie d'aller voir ces deux expos qui n'étaient pas prévues...

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    1. Malgré les réserves (vigoureuses et énergiques !!) de ton "alter ego" ??? Encore toutes mes excuses Robert pour cette méprise.
      Quant aux expos en question, si tu as vraiment envie de voir Hopper, je te conseille la carte Sésame (qui te permettra de voir aussi Bohème) plutôt que le marché noir sur ebay !!! le plus gros avantage étant qu'on évite la queue et qu'on a une entrée. Bonne escapade parisienne à vous deux, cela va être nettement plus calme que pour les fêtes où c'était plein de touristes étrangers en goguette !!

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    2. Pas de Hopper à cause des réserves vigoureuse de la Dame qui n'aime pas et tu connais le proverbe...
      Allez bises à bientôt

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    3. Les réserves de ta Dame sont-elles dues au côté déprimant des thèmes du peintre ou à ses doutes sur ses talents de peintre ? En tout cas, elle a raison, j'ai, quant à moi cédé aux sirènes du buzz et je me suis cassé le nez, il valait mieux le voir de loin !!!

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  2. Nous sommes allés visiter l'exposition Guardi à Venise, au musée Correr et... je n'ai pas aimé du tout !
    L'impression de voir toujours le même tableau...
    Quand je pense que c'était un contemporain de Turner et que ce dernier était si créatif !

    Je crois que tu sais que je n'aime que la peinture moderne, à l'exception du Maître Turner, bien sûr !
    Très bon dimanche, Michelaise, bises.

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    1. Normal d'avoir des goûts différents et, surtout, personnels ! Il faut absolument cesser de vouloir tous faire la même chose au même moment !!! Ce n'est pas Guardi qui donne cette impression, c'est le védutisme, qui répète les mêmes vues pour plaire aux clients. Le style de la veduta est très étroitement lié aux gens qui achetaient ces toiles : quand elles plaisaient, on les reproduisait avec variantes ou même sans. C'est une peinture "alimentaire", les peintres qui prenaient ce "filon" étaient sûrs de vendre et donc de manger !!!

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  3. Les védutistes modernes, avec leurs appareils numériques, appréhendent le temps d'une autre manière par l'accumulation de vues et leur échange virtuel. La multiplicité contemporaine ne fige cepandant pas plus ce temps qu'autrefois, mais il est intéressant de comparer les différentes approches.
    Vous avez eu beaucoup de chance de voir cette exposition.Merci de nous en parler.
    Bon dimanche!

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    1. Vous avez parfaitement raison, Anne, d'évoquer les védustistes modernes et "notre" manie d'engranger les images, puis de les montrer. Nous n'avons plus besoin de Canaletto ou de Guardi pour rapporter, dans nos brumes hivernales, des images souvenirs. Et nous les multiplions à plaisir. Il est intéressant de constater que l'art du cadrage s'inspire de l'esthétique qu'ils nous ont transmis !

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    2. Merci du rappel de cette exposition que j'ai eu la chance, malgré les nombreuses dames aux chapeaux verts, de visiter. Celle de Maillol était remarquable et Hopper j'en ai encore des frissons!
      J'ai pu voir également Hokusai et la fameuse "vague" ainsi qu'un hasard poétique en la personne de Mary Cassatt...
      Bonne rentrée
      M de Sclos

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    3. Etonnante n'est-ce pas la fréquentation "dames aux chapeaux verts" de JA !! Je me demande au passage ce que donnerait la relecture de Germaine Acremant ?? Enfin, pour nous, le matin de Noël, le musée était délicieusement calme.
      Par contre pas vu Maillol, pas le temps de toute faire en si peu de jours, et été déçue par Hopper.
      J'aime vraiment revivre en détail ces expositions car il me semble que je "double la mise" en écrivant ces billets ... notre mémoire est si oublieuse et nous faisons tant de choses qu'il est bon, en tout cas en ce qui me concerne, de la fixer un peu.

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  4. Bonjour Michelaise. Parmi toutes les toiles que tu présentes ici je crois que c'est l'esquisse au crayon que je préfère. Pour ma part je trouve qu'elle laisse davantage la porte ouverte à l'imagination...
    Bonne semaine à toi. J'espère que la reprise n'a pas été trop difficile :-)

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  5. BONJOUR sur les toiles,on remarque les fameuses cheminees turques sur les toits des maisons ,on en retrouve tres peu aujourd hui

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