CINEMA POUR ABU DHABI

Je sais que Mandarine, qui passe régulièrement par là en toute discrétion, aime bien suivre mes chroniques cinématographiques, pour se tenir au courant de ce qui sort afin de pouvoir quelques mois après la sortie des films, choisir ses DVD.  Car à Abu Dhabi, le cinéma c'est plutôt à la maison... alors tant pis pour mes lecteurs habituels qui ne sont pas passionnés de cinéma, et tant pis pour les statistiques, toujours étiques pour les billets critiques de film, vous aurez aujourd'hui nos dernières toiles.

NO de Pablo Larrain

L'improbable référendum qui fit tomber Pinochet... un film documentaire bien "torché", avec des dialogues drôles, faisant souvent mouche, dans une forme type "vieux super 8", avec des couleurs atroces, surexposées et criardes, mais c'est volontaire et for à propos. Une caméra qui bouge, vivante et crédible, un moment d'histoire doublé d'une peinture pleine de saveur des débuts du "tout marketing", un acteur très charismatique, plein de charme et jouant avec beaucoup de retenue un rôle très extraverti, le film se laisse voir sans problème et même avec un vrai plaisir.

Hannah Arend de Margarethe Von Trotta

A priori, le film me séduisait, je connaissais le personnage surtout à travers ses développements et ses raisonnements sur l'éducation, sur la crise de la culture et autres prises de position un peu décoiffantes qui en ont fait une référence sinon sulfureuse, mais au moins polémique et nécessaire. L'idée de centrer le film sur l'épisode du procès Eichmann et sur le scandale que sa prise de position sur la "banalité du mal" suscita, me semblait séduisante. Mais las, ce n'est ni un documentaire et cela aurait facilement pu en être un (l'utilisation fort intelligente des archives du procès va dans ce sens, et c'est vraiment le passage le plus réussi du film) ni un bon film. C'est mal dit, prétentieux, poseur, très rigide comme tournage et furieusement ennuyeux. Là où il faudrait des développements subtils, le film frôle trop souvent la caricature. Là où il aurait été bienvenu d'être didactique, le film est elliptique et/ou naïf. La mise en scène est lourde, elle dessert le propos et les reconstitutions dans le style des années 50 m'ont paru tellement compassées que je n'écoutais plus ce qui se disait. Les rapports d'Hannah avec Heidegger sont dépeints à la limite de la parodie et c'est fort gênant. Traduire la pensée à l'image est sans doute possible mais il faut, pour le faire, une finesse que n'a pas, à mon sens, Margarethe Von Trotta. 

Free Angela de Shola Lynch

A l'opposé, Free Angela qui est un "vrai" documentaire, assaisonné de quelques scènes fort habiles tournées avec la nièce d'Angela, Eisa Davis, m'a nettement plus accrochée. Images d'archives, restaurées, uniformisées, témoignages des principaux acteurs des faits, dessins du procès et scènes tournées s’enchaînent avec fluidité et lisibilité, pour retracer le parcours hors du commun de cette icône de la seconde moitié du XXème siècle. Certes le traitement du personnage est plus proche de l'encensement que de la biographie, et l'on frôle souvent l’hagiographie. Le film aurait, à mon sens, gagné en crédibilité à être plus critique, un peu moins consensuel ... Il aurait aussi été plus passionnant s'il ne s'était pas cantonné, de façon un peu étroite, à la traque d'Angela et surtout, aux longues arguties judiciaires du procès. Mais dans l'ensemble c'est un assez bon documentaire, même si la bande son m'a un peu déçue, je l'aurais imaginée plus flamboyante !

Le passé de Asghar Farhadi

S'il est de bon ton, dans une presse branchée et, forcément difficile, de dire que "c'est pas mal, mais que ce n'est pas aussi bon que "La Séparation" ou que "A propos d'Elly", que le film tient de la recette cinématographique éprouvée et qu'en tant que tel il est décevant", je réfute en bloc toutes ces minauderies de critiques, et vous conseille d'aller voir le Passé, sans a priori intello et en vous laissant porter par la sensibilité généreuse et lucide d'Asghar Farhadi.

Un vrai chef d'oeuvre à mon sens, qui traite tous les personnages, principaux (il y en a au moins 5, voire 6 si l'on inclut parmi eux celui de l'épouse dans le coma) et secondaires, avec un luxe de précision qui nous les rendent tous proches, compréhensibles et palpables. La conduite d'acteurs est "au cordeau", tous sont crédibles et terriblement humains. C'est très émouvant, sans pathos inutile. Tout est épuré, intense, suggéré mais profond. Les thèmes de la culpabilité, de la difficulté d'être ensemble, des aspérités de l'amour s'y déploient et s'y croisent avec justesse. Tout est subtil, intelligent, jamais caricatural. Au final ce huis clos où tout est soigné (la tache de peinture sur la manche d'Ahmad, qu'on retrouve comme un fil conducteur tout au long du film, est un des nombreux exemples du souci du détail qui anime toujours Asghar Farhadi) se termine par une scène qui, quand elle s'ébauche, fait frémir. On se dit "non, il ne va pas faire cela !" et il le fait, avec concision et justesse, et c'est parfait. C'est d'autant plus réussi que nous, le spectateur, comprenons grâce à l'écoulement d'une larme invisible pour le personnage que ce qu'attend ce dernier et qu'il n'a pas encore formulé, va se produire. Un de ces traits de talent du metteur en scène qui nous incorpore habilement dans l'action, sans faire de nous des voyeurs.

Deux heures dix superbes (moi qui milite pour la concision et 90 minutes maximum, j'ai trouvé que ce n'était pas long) lentes, certes, mais comme est lent le processus de maturation de chacun de nous dans son chemin vers l'autre. De nombreuses scènes resteront pour longtemps gravées dans votre esprit, comme des moments d'humanité, profonds et poignants : rien de manichéen, c'est le doute, la pureté, le mal, l'innocence qui se côtoient et s'imbriquent, chaque détail compte et l'essentiel fleurit sur le quotidien, sans fadeur et sans effets inutiles.