mercredi 20 novembre 2013

LA FARNESINA : SALONS DU 1er ÉTAGE

LA FARNESINA : RAPHAËL

Deux pièces se visitent au premier étage de la villa.


Le salon des perspectives d'abord, qui se passe de commentaires. Le lieu, vaste salon au-dessus de la loggia, est très lumineux, et fort évocateur. L'ensemble, des paysages et vues de Rome (parfaitement identifiables) entre des colonnes en enfilade, a été peint par Baldassarre Peruzzi en 1518-1519. Ces perspectives urbaines et champêtres, aperçues entre de solides colonnes de marbre qui, par des passages latéraux ornés de niches où se dressent d'immenses statues dans le style antique, ouvrent complètement la pièce, donnant l'illusion qu'elle est "all'aperto". L'effet est vraiment saisissant car ces ouvertures sont situées sur tout le pourtour du salon qui est à son tour comme une vaste terrasse. 


De là, on accède à la chambre des noces d'Alexandre le Grand avec Roxane, qui fut aussi celle de la légitimation in extremis de la compagne vénitienne d'Agostino Chigi. Le banquier en commanda la décoration en 1519, année de son mariage avec Francesca. Il s'adressa au siennois - décidément il avait conservé la fidélité de ses origines - Giovanni Antonio Bazzi, plus connu sous le nom du Sodome, peintre qui fit d'ailleurs une bonne partie de sa carrière à Rome. Et c'est sur une proposition de Raphaël que Sodoma élabora le cycle narratif de cette pièce, s’appuyant sur un récit ancien narrant l'union d'Alexandre avec Roxane, et sur la description d'une peinture illustrant cet épisode.


Roxane fut semble-t-il, la première, mais nullement la dernière(2) épouse du grand empereur ! Arrien nous apprend, qu'Alexandre ayant pris une place forte perse, "parmi les prisonniers on comptait un grand nombre de femmes et d’enfants entre autres ceux d’Oxyarthès ; l’une de ses filles, Roxane, nubile depuis peu, était la plus distinguée des beautés de l’Asie, après la femme de Darius."


"Alexandre s'en éprit, et loin d’user des droits du vainqueur sur sa captive, il l’élèva au rang d'épouse, action bien plus digne d’éloge que de blâme." Scène que le Sodoma rend fidèlement en faisant remettre par le vainqueur séduit une couronne à la belle, pendant qu'un angelot le tire par son manteau pour l'emmener vers l'élue. Le guerrier a déposé son casque à terre et il est encore chaussé pour la bataille.


Comme Chigi qui, non content d'avoir pris Francesca pour maîtresse, décide, à l'orée de sa vie, et quel que soit le scandale, de l'épouser !


La princesse perse, les yeux modestement baissés mais les charmes joyeusement mis en valeur par un putto coquin qui dévoile son sein gauche en regardant Alexandre d'un œil d'entremetteur, attend son "vainqueur", assise sur le bord d'un immense lit à baldaquin, pendant que d'autres putti s’empressent de lui ôter ses chausses, en tirant dessus comme des galapiats !


L'un d'entre eux, réfugié sous sa jupe, en profite même pour lui caresser doucement le pied !! 


Les servantes qui viennent de parer leur maîtresse pour la nuit nuptiale, s'éloignent l'air complice, l'une d'entre elle portant sur sa tête le vase de parfums et d'onguents dont elle l'a enduite pour la rendre encore plus désirable au guerrier fatigué.


L'autre, manifestement réjouie de l'arrivée du grand homme, s’apprête à lâcher un rideau rouge qui cachera la scène qui va suivre, et que nous n'avons pas à voir... seulement à imaginer !


Et pendant ce temps-là, tout autour, les angelots s'agitent, se battent, se cachent sous les tentures et mènent grande vie !! Ils s'ébattent parmi les armes qu'Alexandre, sûr de sa victoire, vient de déposer ; deux d'entre eux portent sa lance à la façon de portefaix peinant sous le poids, deux autres en font basculer un troisième, couché sur le bouclier du roi sur son char... une "foire" digne de vraies noces campagnardes... ils ne font pas la chenille, mais presque !!! Leur présence en tout cas, nous assure de l'accomplissement imminent de la promesse nuptiale.


Le seul endroit calme de cette chambre prénuptiale est le fond du miroir qui reflète un élément d'architecture absent de l'espace visible du champ de vision du spectateur, alors que, paradoxalement l'intégralité de la pièce est couverte de fresques. Logiquement donc, le miroir en question devrait montrer ce qui se trouve sur le mur d'en face (une bataille en l'espèce). Or il révèle un simple pilier ou un chapiteau, qui pourrait être le haut d'un autel, absent de la pièce. Cet élément d'architecture, privé de perspective, se présente en aplats devant nous. Il n'a aucun rapport avec le style des autres piliers et chapiteaux présents sur la fresque. Sa signification, forcément symbolique, nous reste mystérieuse.  


Les autres scènes de la pièce montrent la magnanimité d'Alexandre envers la mère, la femme et les filles de Darius (3), le dressage de Bucéphale et le moment culminant d'une bataille.


Au total une pièce assez surchargée - l'ensemble, quoique beau, est carrément lourd - dont on peut se demander si elle fut vraiment une chambre, ou plus vraisemblablement, une pièce d'apparat, proclamant l'amour du banquier pour sa nouvelle épouse. En tous cas, elle est conçue comme un manifeste de la régularisation d'une longue liaison par un événement mémorable. Il s'agissait bel et bien pour Chigi de faire de Francesca sa "légitime", il se sentait vieillir et il voulait ainsi lui assurer une respectabilité allant de soi tant qu'il était là pour la protéger, mais qui risquait d'être plus sujette à caution après son décès. Le banquet nuptial, les fêtes fastueuses données à l'occasion de ces noces solennelles, méritaient, comme point d'orgue, cette chambre nuptiale aux accents épiques.


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NOTES :
(1) reproduction du projet de Raphaël trouvée ici. 

(2) Qu'on en juge dans ce billet intitulé Alexandre et les femmes. Ou par cet extrait : « À Suse, il célébra aussi des mariages, les siens et ceux des Compagnons : il épousa, lui, la fille aînée de Darius, Barsine, et à ce que dit Aristobule, prit aussi pour femme Parysatis, la plus jeune des filles d'Ochos ; il avait déjà épousé Roxane,la fille du Bactrien Oxyartès. Il donna pour femme à Héphestion Drypétis, elle aussi fille de Darius, donc sœur de sa propre femme, parce qu'il voulait que les enfants d'Héphestion fussent les cousins des siens ; à Cratère, il donna Amastrine, fille d'Oxyartès,le frère de Darius ; à Perdiccas, la fille d'Atropatès satrape de Médie ; à Ptolémée, des gardes du corps, et à Eumène, secrétaire du roi, les filles d'Artabaze, à l'un Artacama, à l'autre Artonis ; à Néarque, la fille de Barsine et de Mentor ; à Séleucus, la fille du Bactrien Spitaménès ; et ainsi, aux autres Compagnons, les filles des plus illustres familles perses et mèdes, au nombre de quatre-vingts. Les mariages furent célébrés à la mode perse : on avait disposé plusieurs rangs de fauteuils pour les futurs époux et, après qu'ils eurent bu à la santé les uns des autres, les futures épouses vinrent s'asseoir chacune à côté de son promis ; ils les prirent par la main et les embrassèrent, le roi ayant donné l'exemple : car tous les mariages furent célébrés en même temps, ce qui,plus que toute autre chose, fit apparaître Alexandre comme ami du peuple et plein d'affection pour ses compagnons d'armes.Ensuite, après qu'ils eurent accueilli leurs épouses, chacun emmena la sienne ; Alexandre leur avait fait des cadeaux à toutes. Il ordonna de prendre par écrit le nom des Macédoniens qui avaient épousé des Asiatiques : il s'en trouva plus de dix mille, et Alexandre leur fit un cadeau de mariage. »

(3) A près la bataille d'Issos, la femme, les deux filles et la mère de Darius sont faites prisonnières par Alexandre après la fuite du vaincu. La jalousie de Darius est développée chez Quinte-Curce et Plutarque : Darius avait envoyé des ambassadeurs pour racheter sa famille contre une rançon et une proposition de paix qui furent refusées par Alexandre. Ensuite, après la bataille d'Arbèles, Darius s'enfuit de nouveau et est assassiné par un de ses ennemis. C'est de manière posthume qu'il est vengé par Alexandre.
(source : Encyclopédie du dix neuvième siècle [ed. by A. de Saint-Priest].)

13 commentaires:

  1. Dis-moi, les graffiti que les lansquenets avaient dessinés sur les fresques de Peruzzi pendant le sac de Rome sont-ils toujours visibles? Je suis étonné de ne pas les voir dans ce billet, à moins que tu nous réserves une surprise dans ton dernier chapitre intitulé "Petits secrets"...

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    1. et voilà, tu as trouvé la raison de ce silence ! à suivre donc...

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  2. que de merveilles cette fois encore!

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    1. Même si, dans la chambre nuptiale, elles sont un peu trop touffues, cela reste magnifique en effet

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  3. Bonjour Michelaise. La pièce aux trompe-l'oeil est d'une beauté et d'une richesse époustouflantes. Quant à la chambre nuptiale aux nombreuses fresques, merci à toi d'avoir analysé toutes ces situations avec autant de talent et de précision.
    Cette lecture était vraiment passionnante et tu es franchement un très bon guide. Je suis certaine que j'aurais zappé quantité de détails si tu n'avais pas savamment mis le doigt dessus.
    En tout cas je constate que l'on ne peut pas se fier aux anges et que l'expression "avoir une tête d'ange" peut cacher derrière le personnage de sacrées fripouilles. Franchement, ces petits blondinets joufflus sont plus près des diablotins que des angelots ;-)
    J'a été contente aussi de faire la connaissance de mon ancêtre "Oxyarthès"... Merci ;-)
    En tout cas j'ai adoré ta page.
    Bonne journée à toi et belle fin de semaine

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    1. Sûr Oxy que ces anges ne sont que des galopins ! préposés à la célébration des noces, ils s'en donnent à coeur joie dans la polissonnerie !!
      Oxyarthès, là tu me mouches Oxy, tu lis même les notes !! j'en suis soufflée, merci de tant d'attention ...

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  4. Alexandre était favorable au métissage des peuples, la paix devait en découler...hélas toute cette région reste encore à feu et à sang

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    1. Une trop longue histoire, je te l'accorde Josette, doit-on y voir quelqu'effet de la malignité humaine ??

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  5. Dans le petite miroir rond, moi j'y vois le reflet des rideaux fermés d'un lit...

    Gros bisous chère Michelaise et bonne journée.

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    1. UN deuxième lit alors ?? tu crois ? En tout cas Danielle, ce soir je penserai à toi, nous allons voir le Cohen (enfin en principe car l'heure n'est pas à l'enthousiasme)... à suivre

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  6. À propos de votre petit miroir intrigant. Il ne reflète pas, bien sûr le fond de la pièce réelle dont vous dites que le mur serait peint d’une bataille, mais le fond de la pièce figurée dans lequel se trouve le lit où la belle Roxane attend son vainqueur. Si on regarde le mur droit de cette pièce (derrière les deux personnages dont l’un tient une torche) il se trouve probablement une tenture accrochée sous la mouluration et dont on perçoit assez bien l’effet arrondi du tissu entre ses points d’attache. Il me semble que le fameux miroir peut refléter une tenture qui ornerait le mur opposé au lit et aux personnages (on peut imaginer une fenêtre dans la tache claire sur la gauche). Mais probablement pas les courtines de ce lit qui devraient être rouges comme sur les trois autres côtés. Et puis… ensuite, les rideaux étant tirés et les angelots égrillards ayant initié les désirs et les envies… les deux protagonistes auront tout loisir de se regarder dans le blanc des yeux ou dans le miroir. Ce qui se passe derrière les courtines tirées… personne ne le sait !

    Bonne fin de semaine.

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    1. Ouaouh Michel, que votre analyse est attentive et éclairée !! Bravo pour cette lecture de l'invisible et pour son interprétation... pourquoi pas une fenêtre en effet dans la tache claire, sur la gauche. Merci de cette participation fort pointue à ce billet !!

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  7. Epoustouflant, Michelaise ! é-pous-tou-flant.

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