mercredi 22 février 2012

COMME JAMAIS (I)


Et oui ! C'est le titre d'une exposition, celle que j'évoquais tantôt, dans le billet consacré à mes désespoirs d'adolescente attardée, toute désorientée par la "perte" du Régent. Sous-titre : "œuvres singulières de la collection".  L'argument était en fait de "donner à voir, pour la première fois, des œuvres sorties des réserves, d'en faire découvrir d'autres nouvellement restaurées, d'autres encore récemment acquises et celles qui, pour qu'on les redécouvre, demandent une présentation autre".
Le Musée des Beaux-arts étant fermé pour travaux jusqu'à l'automne, l'occasion était belle de mettre en valeur ses principaux chefs d’œuvres, qui, isolés, attirent plus l'attention qu'au milieu d'autres toiles de moindre importance.
Autant dire que bon nombre des tableaux de cette exposition, du moins pour les plus prestigieux d'entre eux, nous étaient déjà connus : ainsi le Ruysdael qui illumine l'instant où on l'admire. Le ciel, chargé de nuages, se teinte de gris plombés et argentés qui voilent la lumière du soleil venant de la gauche. Ils ricochent sur la végétation qui se pare de teintes dorées adoucies, déclinant pour nous toutes les gammes des verts les plus précieux. Un arbre aux formes alambiquées sert de repoussoir à la perspective boisée du chemin, blonde et vibrante : on lit bien sûr dans cet innocent paysage une sévère leçon sur la vie et mort, et sur la finitude de l'homme. Les minuscules personnages présents sur la toile, inconscients de leur sort éphémère, se livrent à de multiples occupations frivoles ou nécessaires, repos, travail... perdus dans l'immensité de la nature qui les domine.



Ailleurs, on retrouve le Brueghel (Jan de Velours) où villageois et villageoises dansent "panse contre panse", du Brel à l'état pur ! La scène se passe dans un verger, la mariée est reconnaissable à ses deux couronnes dont l’une est accrochée à un drap.

Elle a un air benêt, résigné et sinistre que  la scène qui se déroule sans qu'elle daigne y prendre part, semble justifier. Les vieux parents comptent avec précision le montant de la dot dans un large plat de cuivre et l’homme à droite qui inscrit sur une feuille les sommes d’argent reçues, est probablement le marié. Tout autour la fête se déroule avec le manque de retenue habituel aux peintres de l'atelier Brueghel : les uns pissent contre un mur, les autres s'embrassent à bouche que veux-tu, pendant que tous dansent, boivent, festoient et s'adonnent sans pudeur aux plaisirs du moment.

Dans la seconde salle, on retrouve les Vierges de Pierre de Cortona, de Vasari ou de Véronèse qui ont manifestement retrouvé toute leur splendeur... Peintures construites autour de l'axe des regards entre la mère et son enfant. De même, les signes symboliques des doigts et mains de la mère et de l'enfant se croisent selon les schémas structurels en vogue lors de leur exécution.

Vasari (1511-1574) nous présente une scène pyramidale parfaitement élaborée :  le regard de Marie, baissé vers Saint Jean, dessine le côté gauche du triangle dont la base est constituée par les têtes des deux enfants et leurs mains qui se rejoignent sur le ventre de la mère, au centre stratégique du tableau. Le troisième côté du triangle, idéalement clos, de cette scène intime est constitué par la ligne qui va de la nuque de la Vierge aux boucles de Jésus endormi. La forme délibérément allongée de ce dernier, qui rappelle Pontormo, date précisément la "manière" de Vasari, maniériste avéré.


La toile de Véronèse (1528-1588) raconte un thème qu'aimait le XVIème siècle : il représente Sainte Dorothée offrant au Christ une corbeille de fleurs et de fruits, attribut caractéristique de cette Vierge martyrisée par Dioclétien. Les informations sont, concernant Dorothée, parfois contradictoires car certains citent, comme étant l'origine de sa légende Jacques de Voragine, mais la source est éronée. En effet, Voragine parle bien de Dorothée mais il s'agit d'un soldat, compagnon d'un certain Gordon dont l'histoire est la suivante :
Gorgon et Dorothée, qui étaient les premiers dans le palais de Dioclétien à Nicomédie, renoncèrent aux dignités dont ils jouissaient depuis longtemps, afin de suivre leur roi avec plus de liberté et se déclarèrent ouvertement chrétiens. Quand le César apprit cela, il en fut très chagrin; car il regrettait de perdre des hommes de ce rang, nourris dans son palais et autant distingués par leur conduite que par la noblesse de leur naissance. Mais comme ils ne se laissaient ébranler ni par les menaces, ni par les promesses, on les fit étendre sur le chevalet, où après avoir été déchirés avec des fouets et des ongles de fer par tout le corps, ils furent couverts de vinaigre et de sel ; leurs entrailles étaient presque à nu. Et comme ils supportaient ces tourments avec grande joie, on les fit rôtir sur un gril, où il semblait qu'ils étaient couchés comme sur un lit de fleurs, sans éprouver la moindre souffrance, Enfin par l’ordre du César, on les pendit avec un lacet; leurs corps furent jetés aux loups et aux chiens; mais ils furent recueillis intacts parles fidèles. Ils souffrirent vers l’an du Seigneur 280. De longues années après, le corps de saint Gordon fut transféré à Rome. L'an du Seigneur 763, un évêque de Metz, neveu du roi Pépin, en fit la translation dans les Gaules et le déposa dans le monastère de Gorze.
(selon la nouvelle traduction de la Légende Dorée, publiée sur le site de l'Abbaye de Saint Benoît)

On y trouve bien le nom de Dorothée, et la mention des fleurs, mais la légende qui influença l'iconographie de la sainte est autre. Elle trouve sa source dans les écrits d'Eusèbe de Césarée qui raconte, peu de temps après les faits, les faits suivants (source) :
Sainte Dorothée, vierge de Césarée en Cappadoce, fut arrêtée par ordre d'Apricius, gouverneur de cette province, parce qu'elle confessait le nom de Jésus-Christ, et on la livra à deux sœurs, nommées Crysta (ou Chrétienne) et Calliste, qui avaient abandonné la foi, afin qu'elles la fissent changer de résolution. Mais ce fut elle au contraire qui fit revenir les deux sœurs à leur ancienne foi ; c'est pourquoi elles furent jetées dans une chaudière, où elles périrent par le feu.
Le gouverneur fit étendre Dorothée sur le chevalet ; mais il n'en obtint que ces paroles :
" Jamais, dans toute ma vie, je n'ai goûté un bonheur pareil à celui que j'éprouve en ce moment."

Il ordonna donc de brûler des torches ardentes, les flancs de la vierge avec, puis de la frapper longtemps au visage, enfin de lui trancher la tête.
Comme on la menait au supplice, elle continuait à rendre grâces. Un certain Théophile, officier du gouverneur, l'entendit, et se moquant de la vierge :
" Eh bien ! dit-il, épouse du Christ, envoie-moi du jardin de ton époux des pommes ou des roses."

Et Dorothée lui répondit :
" Je le ferai certainement."

Avant de recevoir le coup de la mort, ayant obtenu la permission de prier quelques instants, un enfant de la plus grande beauté apparut tout à coup devant elle, portant  dans un linge trois pommes et trois roses. La sainte lui dit :
" Portez, je vous prie, ceci à Théophile."

Elle eut ensuite la tête tranchée, et elle alla se réunir au Christ.
Au moment même où Théophile racontait, en se jouant, à ses compagnons la promesse que Dorothée lui avait faite, voici que l'enfant se présente devant lui portant dans le linge trois pommes des plus belles, et trois roses des plus vermeilles, et lui dit :
" Selon ta demande, la très sainte vierge Dorothée t'envoie ceci du jardin de son époux."

Comme on était au mois de février, et que la gelée sévissait sur toute la nature, Théophile fut saisi d'étonnement, et, en recevant ce qu'on lui présentait, il s'écria :
" Le Christ est vraiment Dieu !"
Cette profession publique de la foi chrétienne l'exposait à un cruel martyre : saint Théophile le souffrit héroïquement.

Le thème des fleurs et des fruits fit très tôt la fortune iconographique de la sainte qu'on aimait à représenter portant une corbeille qui permettait aux peintres de se livrer à de jolis exercices de "nature morte" avant l'heure ! On est encore loin des contournements baroques : toutes les lignes, ordonnées selon le sens des regards et des gestes, filent avec une rigueur que Pierre de Cortone, un siècle plus tard aura à cœur de faire oublier !


Le peintre (1596-1669) nous offre un chromatisme intense et contrasté. La lisibilité des couleurs et des formes s'explique par le métier de fresquiste de l'auteur : à part le rouge de la robe de la Vierge, elles sont plutôt foncées ; mais pour mettre en valeur les chairs, l'artiste utilise des drapés de couleur crème. Les tissus épousent les formes des corps et dessinent de nombreux plis sinueux et mouvementés. Le dessin, en courbes et contre-courbes, est typiquement baroque.


Bien d'autres toiles "connues" prenaient ici une "stature" nouvelle grâce à une présentation muséale claire, dans un espace élargi, évitant les interférences. Cette mise en valeur, cet isolement ou au contraire ces parallèle audacieux, offrent en effet la possibilité d'une approche plus approfondie de chaque œuvre. Comme cette mise en parallèle de deux natures mortes, l'une de David de Heem (1606-1664) et l'autre, moderne mais ô combien "classique" dans sa composition, de Roland Oudot (1897-1981). Dans la vanité hollandaise, les objets représentatifs des richesses de la nature et des activités humaines sont rapprochés d'éléments évocateurs du triomphe de la mort. Ils symbolisent la fragilité, la brièveté de la vie, le temps qui passe. Les fleurs coupées symbolisent la jeunesse foudroyée. La peau du citron déroulée dans le vide, comme tous les objets placés en porte-à-faux, induisent une même sensation d’équilibre vulnérable. Le verre en superposition sur la coupe d’étain renversée évoque la fragilité. Dans la mature morte à la bougie de Oudot on retrouve ces thèmes, traités de façon plus anecdotique, mais la flamme chancelante qui menace de s'éteindre au moindre souffle rappelle la symbolique traditionnelle de la vanité.

C'est donc une des façons d'aborder "Comme jamais" les collections des musées bordelais. Mais l'exposition, qui a d’ailleurs été prolongée jusqu'au 25 mars, présentait d'autres aspects que je vous raconterai plus tard.




6 commentaires:

  1. J'avais lu un excellent article au sujet de cette exposition sur une revue d'art parisienne dans la salle d'attente de St Louis cela ne s'invente pas!!!et j'avais pris des notes!
    L'auteur insistait sur le parti pris de cette exposition à savoir la découverte d' œuvres dégagées d'une accumulation qui souvent empêche de les apprécier.
    Il parlait aussi du côté épuré selon le principe du Less is more.
    Cet article donnait vraiment envie de prendre le premier train j'ai noté aussi des oeuvres jamais présentées comme d'Odilon Redon Le Christ
    et la Samaritaine, un Portrait de Matisse,tiens je vois que je n'ai pas noté le nom du peintre,
    Effet du soir d’Eugène Boudin.
    Mais surtout ce qui m'avait interpellée c'est ce rouleau de 17 mètres de Claude Lagoutte Voyage en France .
    L'auteur concluait ainsi :
    Comment comprendre Voyage en France si l'on méconnaît les longues marches solitaires du peintre qui font partie intégrante de son œuvre?
    Tout cela m'est revenu en lisant ton billet
    J'ai voulu en savoir un peu plus je n'ai pas trouvé grand chose sur ce peintre si ce n'est une exposition à Bordeaux en 2008 et ce ce billet.
    J'ai trouvé ses Carnets du Tibet et les ai commandés

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    1. J'en suis déjà, dans le domaine des "à suivre" au 3ème billet sur cette expo... pourtant que je pensais qu'un seul petit article y suffirait mais c'était tellement passionnant, avec pourtant des oeuvres déjà connues (celles de ce premier billet en tout cas) que je n'arrive pas à faire bref ! donc je me régale, j'écris, je décris et si tu veux venir, Bordeaux t'attend !!!! Le rouleau de Lagoutte, le Boudin et d'autres encore aux prochains numéros !!!

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  2. Ah ! qu'il est beau, ce petit Ruysdael en tete, et comme je me suis regalée en lisant les mots que tu lui as dédiés... Pas plus que neuf lignes mais elle sont parfaites, seule peine... devoir quitter des yeux le tableau pour revenir au texte, et du texte pour revenir au tableau, et meme (presque) plus envie de continuer dans l'article... Mais si, en fin je l'ai fait, on a toujours tant à apprendre en te suivant dans ton 2ème métier (je me demande à quel niveau tu le ferais si c'était le 1er !!).

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    1. Oh oui Siu, ce Ruysdael est un bonheur : tu le vois, tu souris, forcément, il est tellement lumineux. Et tu restes à le regarder en rêvant !!
      Allons tu as tout compris, oui j'ai rêvé d'en faire métier, l'histoire de l'Art est ma vocation avortée, mon espoir non réalisé. Mais je ne sais si cela me passionnerait autant si j'en avais fait métier, et qui sait, je serais peut-être blasée, amère, approximative, va savoir... tandis que là, ça me fait frétiller de joie d'écrire ces articles ! j'y prends un immense plaisir et la cerise sur le gâteau c'est d'avoir des lecteurs !!! que du bonheur !!

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  3. Moi j'aime bien tes petits fagots, un vrai feu de joie !

    Merci Michelaise.

    Bises du matin

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    1. Des petits fagots bien sages !!! et quand on y glisse une allumette, oups, ça flambe comme pour la Saint Jean !!!

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