mercredi 28 mars 2012

ROME AU TEMPS DE CARAVAGE


En 1610, Caravaggio qui est à Naples après l'épisode maltais, où il s'était réfugié à la suite de sa condamnation à mort pour avoir tué le chef de la milice de son quartier, apprend que le pape est enfin disposé à lui accorder sa grâce. Voulant brusquer le destin et muni d'un sauf-conduit du cardinal Gonzaga, il s'embarque sur une felouque pour se rapprocher de Rome.  Mais, lors de l'escale à Palo, descendu à terre, il est arrêté par erreur ou malveillance et jeté en prison pendant deux jours. Relâché, il ne trouve plus son bateau, et, désespéré, rejoint à pied Porto-Ercole à cent kilomètres. La légende veut que, dépité, perdu et fiévreux, il ait marché sur la plage en plein soleil et y soit mort quelques jours plus tard, le 18 juillet 1610, à l'âge de 38 ans. En fait, son certificat de décès, retrouvé en 2001 dans le registre des décès de la paroisse de Saint-Érasme de Porto Ecole, signale qu'il est mort « à l'hôpital de Sainte-Marie-Auxiliatrice, des suites d'une maladie », a priori le paludisme. Le plus triste est qu'il n'a jamais su que le pape Paul V, cédant à ses amis et protecteurs, avait finalement apposé son sceau sur l'acte de grâce.


L'exposition du Palazzo Venezia s'intitulait "Roma al tempio di Caravaggio 1600-1630", autant dire qu'on était prévenu dès l'abord que ce n'était pas une exposition SUR le Caravage mais sur la postérité de ce peintre, dont il est acquis qu'il n'a eu aucune "école". Mais une influence marquante, décisive, primordiale sur le milieu artistique romain, italien et même européen de sa génération. 
Pourquoi commencer en 1600 ? Comme pour toutes les entrées dans un siècle nouveau depuis 1300, 1600 fut une année sainte et, à ce titre, donna lieu à une débauche de commandes religieuses particulièrement importante. Et ce d'autant plus que l’Église catholique se remettait avec peine des estocades portées à son pouvoir par Luther, après la trop célèbre réaction du Concile de Trente terminé en 1563. Une sorte de reconquête triomphante après la grande peur engendrée par le danger luthérien. Méfiante à l'égard de tous ceux qui manifestaient à son égard un peu trop d'esprit critique, elle n'hésite pas à brûler en place publique, sur le fameux Campo dei Fiori (à proximité duquel on trouve les si bons gâteaux recommandés par Robert) et après 8 années de procès, le philosophe italien Giordano Bruno. Il avait développé la théorie de l'héliocentrisme et montré, de manière philosophique, la pertinence d'un univers infini, qui n'a pas de centre, peuplé d'une quantité innombrable de soleils et de mondes identiques au nôtre. Son exécution eu lieu le 17 février 1600.


Rome donc, avec la richesse de ses commandes, devient la capitale culturelle d'Europe, peuplée de milliers d'artistes venant  non seulement de toute l'Italie, mais aussi d'Espagne, de France, d'Allemagne, des Flandres, des Pays Bas, bref un "bouillon" artistique intense !
Des hommes de langues et de cultures diverses, de formations différentes, travaillent côte à côte, échangeant des solutions techniques, des modèles stylistiques et iconographiques, se stimulant, se jalousant, se copiant, s'inspirant les unes les autres avec ardeur et enthousiasme.


Et parmi eux, le lombard Michelangelo Merisi et le bolognais Annbiale Carracci. Le second élabore une manière de peindre classique, d'inspiration raphaëlique, basée sur la représentation d'une réalité idéalisée et exempte de tout vérisme. Caravaggio, de son côté, développe un style naturaliste basé sur la représentation de la réalité telle qu'elle apparaît, sans aucune concession. L'exposition s'ouvrait très opportunément sur la représentation, par ces deux peintres, d'une effigie de la Madone de Lorette : celle de Merisi, qui est à Sant'Agostino, n'ayant pu être transportée, c'est une excellente reproduction photographique qui permet la comparaison, éloquente, de ces deux styles. Les toiles parlent d’elles-mêmes. Je vous épargne les commentaires !

 Artemisia Gentileschi avait 17 ans quand elle a peint cette Suzanne et les vieillards : un talent prometteur !

Caravage et Carrache meurent l'un en 1610, l'autre en 1609, laissant une empreinte durable sur le milieu artistique, influence qui durera encore une bonne vingtaine d'années. C'est ce qu'analyse cette exposition fabuleuse, présentant environ 140 toiles de toutes provenances, qui couvrent cette période florissante. Pas question de vous les infliger toutes, on croise Gentileschi, père et fille, Saraceni, Baglione, Manfredi, Vouet, Valentin, Régnier, des flamands, Seghers, Baburen, Honthorst ... Parmi eux ces "maîtres de la nuit" chez lesquels l'influence du clair-obscur à la manière du Caravage se fait sentir de façon indéniable et particulièrement séduisante. Ce qu'on appelle parfois le "caravagisme". Mouvement qui, très suivi durant les années 1600 à 1630 va passer rapidement de mode, avec le surgissement d'un traitement totalement neuf et moderne de la lumière, impulsé par Poussin, qui arrive à Rome en 1624 et s'impose rapidement comme le nouveau goût.


Beaucoup d’œuvres mais pas de Caravage, cela ne se prête pas facilement un Caravage !! Et puis, nous les avons admirés à Borghèse et ailleurs dans Rome. Simplement, il est de bon ton dans les expositions modernes d'en avoir une, une attribution récente pour un Saint Augustin, nettoyé pour l'occasion et soumis, du fait de sa présentation publique, à l'approbation des experts et des visiteurs. Une toile sobre et peu virtuose, qui serait une œuvre de jeunesse,  récemment acquise par un espagnol, après avoir été découverte dans une collection britannique. Le nouveau propriétaire l'a d'autant plus volontiers prêtée au Palazzo Venezia que cela offre à cette œuvre une possibilité d'être reconnue comme authentique. Cela lui fabrique, en quelque sorte, un curriculum vitae de luxe !
Ceci étant, il faut avouer que le passé de cette toile plaide largement en sa faveur : mentionné dans l'inventaire Giustiniani de 1638, un Saint Augustin de même dimension reste dans la famille de ce mécène de l'artiste jusqu'au moment de la vente des derniers exemplaires de la collection de ce dernier ente 1857 et 1862. Or, une étiquette de petite dimension, 3x7cm, posée à l'envers de notre "découverte", mentionne "procedenzia del Marchés Recanelli in via del Governo", en gros "provenant du Marquis Recanelli, rue del Governo". Le Marquis Pantaleo Vincenzo Giustiniani Recanelli appartenait à la branche génoise de la famille, qui hérita du palais Giustiniani et de ce qui restait de la collection à la mort de Leonardo Benedetto Giustiniani. L'adresse, analysée, semble correspondre parfaitement, bien que le nom des rues ait changé. Le génois vendit la peinture de Caravage entre 1859 et 1862, sous la pression des créanciers de la famille et elle fut, "el Marchés" le prouve, acquise par un espagnol. Elle se perd ensuite dans des collections particulières pour, sans doute, être retrouvée récemment par un historien d'art anglais. Le seul point d'ombre est que cet historien était aussi marchand de tableaux ! Le Saint Augustin commence donc une nouvelle carrière, plus prestigieuse... reste à savoir ce qu'en pense vraiment la critique.


Une exposition en tous points passionnante, admirablement mise en scène par Pier Luigi Pizzi qui, non content d'avoir réalisé des espaces de présentation superbes, des perspectives surprenantes et des échappées de toute beauté sur les œuvres exposées, avait ajouté en face de la plupart des toiles de confortables fauteuils Philippe Starck qui permettaient de s'assoir, pour contempler tout à loisir et sans fatigue. Confort trop rarement offert dans les expositions et d'autant plus apprécié dans celle-ci qu'elle demandait plusieurs heures pour la visiter, tant elle était dense !

8 commentaires:

  1. Bonsoir Michelaise. Tu nous offres encore une fois un article très intéressant et bien documenté. J'admire le travail des peintres pour les regards de leurs sujets et également les mains des modèles. Dans le dernier tableau particulièrement, les mains semblent vraiment vivantes...
    Quant à l'idée de placer des chaises pour donner le temps d'admirer un tableau sans fatiguer, c'est vraiment sympa bien que les sièges me semblent placés un peu près des toiles qui, vu leur taille, mériteraient peut-être d'être observées avec un peu plus de recul.
    Bonne soirée à toi Michelaise :-)

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  2. oh oui s’asseoir pendant une exposition, ça fait parfois du bien!
    intéressant ces comparaisons et ces liens entre les artistes, merci pour ce bel article!
    Bonne journée!

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  3. Merci pour cet article.quelle chance d'avoir vu cette expo!
    pour mémoire : la Course à l'Abîme de Dominique Fernandez

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  4. Iras-tu voir, en guise de complément, l'exposition parisienne sur Artemisia?

    Pour toi qui es une experte des émissions Palettes et qui en connais également un bout en matière de peinture, j'ai un petit mystère que personne n'a réussi à élucider jusqu'à maintenant.

    Au Metropolitan, la photo est permise dans toutes les salles des expositions permanentes, ce qui n'est certainement pas le cas en Italie, les latins étant beaucoup plus protectionnistes dans le domaine, me semble-t-il, que les anglo-saxons. Bref, ma photo d'un Caravage montrait des détails que l'oeil humain ne pouvait pas percevoir, comme si l'on voyait complètement la jambe gauche de l'ange de ta seconde photo.

    Est-ce que le vernis fonce autant en vieillissant? Est-ce que Caravage a peint cette seconde jambe? Est-ce l'appareil photo qui « reconstitue», mais à ce point-là? Mystère. J'ai interrogé des profs de photo de mon Cégep et des guides dans les expositions : jamais obtenu de réponse satisfaisante...Comme tu visites toutes sortes de choses, observe la disparité, à ce sujet, entre les reproductions et les oeuvres dans les salles. Tu me diras si tu réussis à percer le mystère...

    Bon retour

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    1. Oui bien sûr Artemisia est prévue, même si Aloïs ne l'a pas trouvée passionnante, pas moyen de zapper cette exposition là ! j'aime Artemisia depuis trop longtemps pour négliger une exposition qui lui est consacrée.
      Quant à ton mystère, il est vraisembable que tu t'es trouvée en situation de "lumière rasante" : l'analyse des toiles avant nettoyage ou pour mieux les connaitre se fait, bien sûr, par rayons x, mais avant on fait toujours des photos en lumière rasante qui permettent de voir beaucoup de choses invisibles à l'oeil nu : les rayons permettent de voir sous la couche picturale, mais la lumière rasante est un précieux complément de lecture. Il suffit que tu te sois trouvée avec un éclairage de ce type et tu as découvert sur la peinture un plus, dû à un empâtement ou à une reprise et tu as eu une vision "nouvelle" de la toile. Tout à fait possible comme situation !

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    2. Je vais faire quelques recherches, car j'ai vu des analyses aux rayons x, dans Palettes , l'émission consacrée à La liberté guidant le peuple entre autres, mais je ne connais pas cette notion de lumière rasante.

      Par ailleurs, dans le cas que je t'ai exposé, ce n'est pas moi qui ai vu, mais mon appareil.

      J'avais remarqué le même phénomène pour un Courbet à Boston, en comparant la carte postale faite par le Musée et la toile en salle. Dans ce cas-là, c'était le Musée qui avait fait les photos.

      De toute manière, je vais en ville voir une seconde fois Feininger aujourd'hui et, en rentrant, je vais retrouver mon Caravage et te l'expédier.

      @ +

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  5. Mais c'est magnifique! Et il n'y avait personne pour s'asseoir sur ces confortables chaises en plexiglas? En tout bravo et merci pour ce reportage passionnant, conté avec talent. Je me souviens qu'il y a quelques années, un autre tableau du Caravage avait été découvert à Loches dans un château... Il s'agissait de l'Incrédulité de saint Thomas. D'aucuns disaient que c'était un copie grossière, d'autre que un original, avec un avantage numérique aux premiers. Je serais curieux moi aussi de savoir comment est "reçu" ce Saint Augustin dans la communauté des caravageologues et tu me donnes donc envie de mener l'enquête.

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    1. A propos de ces fameux "Caravage" de Loches, une journée leur a été consacrée la semaine dernière :
      http://lecture-spectacle.blogspot.fr/2012/03/caravage-et-loches-suite.html
      mais pour le moment, le doute reste entier!

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