dimanche 18 mars 2012

TINTORETTO ALLE SCUDERIE

Tintoretto fut le peintre le plus contesté de son temps : sa manière expérimentale de peindre, sa rapidité et sa prolixité, son caractère agressif et son sens permanent de la compétition suscitèrent chez ses contemporains des réactions d’agacement qu’il ne fit rien pour combattre. L’Aretin va jusqu’à parler de « sa tristesse et de sa folie ». Entièrement dédié à son métier qu’il pratiquait avec ferveur, il n’hésitait pas à pratiquer une concurrence déloyale allant jusqu’à offrir ses œuvres aux commanditaires pour décrocher un marché juteux (c’est ainsi qu’il moucha ses concurrents pour s’approprier la réalisation de la Scuola San Rocco), ce qui, bien évidemment n’arrangeait guère sa réputation.
Pourtant ce farouche génie était, par certains côtés, un personnage attachant : son anticonformisme lui fit par exemple refuser la croix de Chevalier que voulait lui offrir Henri III au motif qu’il ne voulait pas s’agenouiller devant lui. Père aimant et peu sensible aux honneurs, il refuse aussi que sa fille Marietta, fine poétesse, musicienne avertie et portraitiste reconnue, ne le quitte pour rejoindre quelque cours princière qui voulait s’attacher ses services : il préférait la garder près de lui. 


L’exposition s’ouvre, et se termine, par deux autoportraits qui permettent de prendre contact avec celui dont on va, ensuite, découvrir l’œuvre et le talent. Sur celui de Londres, le peintre est âge d’environ 27 ans. L’air sérieux et ardent, l’homme tourne vers nous un visage attentif qui nous donne presque l’impression d’avoir été surpris par lui. Il nous REGARDE, et ce regard rend le reste secondaire : le nez peint sans indulgence, les cheveux un peu fou qui volètent en tous sens, la barbe fine et la bouche qu’on devine amère sous la moustache, tout cela s’efface devant l’acuité de ces yeux vifs qui fouillent le spectateur. Un simple trait de pinceau d’un blanc éblouissant sépare l’habit très sobre du visage éclairé, qu’il met en valeur et illumine. Comme une touche nécessaire et évidente. Et ces yeux, intelligents et distants, deviennent le centre du tableau : jusqu’à cette touche « sauvagement » rouge qui souligne l’œil resté dans l’ombre, qui attire et repousse, Tintoretto nous interpelle !


L’autoportrait de la fin, du Louvre, représente le peintre 5 ans avant sa mort. Peint avec l’impétuosité que le caractérise, il affiche sans retenue chairs affaissées et rides profondes. Une barbe plus fournie que durant son jeune temps semble mue par un souffle invisible tant elle est souple et légère. La moustache cache complètement une bouche aux coins abaissés et aux lèvres sans doute amincies par l’âge. On retrouve la tache blanche d’une chemine qui, comme en 1546 marque la séparation entre l’homme et son habit. Ce dernier s’est embourgeoisé et le beau col de fourrure fait écho à la pilosité généreuse du peintre. Mais ici encore, ce sont les yeux qui nous fascinent. L’attitude carrément frontale du modèle rompt avec la pose habituelle des autoportraits, de trois quarts. Elle accentue l’impression de force qui se dégage de cette toile. Les yeux sont presqu’exagérément ronds, enfoncés dans les orbites et pourtant terriblement présents. Tintoretto veut capter notre attention : son regard intense quoique fondamentalement triste, nous oblige à nous planter en face de lui pour le dévisager. Il nous oppose des certitudes dérangeantes, une sorte d’introspection incontournable qui nous interroge sur le sens de la vie et l’approche de la mort.

Au début du parcours, une immense toile introduit de façon magistrale au style propre à Tintoretto. Réalisée en 1547 sur commande de la Scuola San Marco, elle marque le début de sa reconnaissance par les commanditaires. Pas facile de se faire une place dans cette ville qui honorait encore les mânes de Bellini, où Tiziano régnait en maître et où Véronèse allait bientôt être un concurrent redoutable. Alors quand la congrégation lui confia cette commande, Tintoretto put enfin affirmer avec brio sa conception personnelle de la mise en scène. Le sujet en est relativement simple : il s’agit de Saint Marc libérant un esclave de la torture. Un esclave ayant désobéi à son maitre en venant, malgré l’interdiction de ce dernier, honorer les restes du corps de Saint Marc, fut condamné au supplice. Selon l’histoire, les sbires du maître tentèrent inutilement de lui briser les jambes, de lui couper les pieds, de lui fracasser le visage. Chacun de leurs efforts était rendu vain par la rupture de leurs instruments contondants. L’aventure se conclut, bien évidemment, par la conversion du maître sidéré et repenti, qui reconnait dans ces manifestations l’intervention divine et qui, du coup, décide de se rendre sur le tombeau de Saint Marc avec le serviteur, épargné et pardonné. Mais ce qui est exceptionnel, c’est la virtuosité avec laquelle Tintoretto enlève le sujet. Il souffle sur cette toile un vent d’inspiration qui laisse interloqué ! Au sol, du corps outrageusement nu de l’esclave (on a reproché au maitre cette nudité sans apprêt), émane une lueur éclatante qui illumine les visages de la foule penchée sur lui. Les corps se pressent dans le plus grand désordre, les turbans vacillent, les visages sont tendus vers le prodige et tous se penchent vers ce phénomène étrange d’un homme qu’on martyrise et sur lequel tous les outils se brisent. La stupéfaction est palpable et le déséquilibre qu’elle crée dans les certitudes de ceux qui soutenaient le bourreau devient tangible. Tout à fait à gauche de la scène, dans une position inusitée pour une telle représentation, figure le donateur qui semble s’être introduit là par curiosité et par inadvertance !


A droite du supplicié, dans l’exacte continuité de la diagonale que ce corps étendu pose au bas du tableau, se dresse celui par lequel le miracle se manifeste : le bourreau tend au maître, impuissant et surpris, les morceaux éclatés du marteau qui devait achever le malheureux. Derrière lui d’autres débris d’armes inutiles s’’éparpillent autour de la scène pendant que le seigneur se dresse sur son siège, prêt à tomber d’étonnement. En contre-jour, un trait subtil de blanc argenté dessine la silhouette chancelante, qui soudain doute de son bon droit. Autour de lui ses sbires n’en mènent pas large, on a l’impression qu’ils voudraient disparaitre sous le trône de pierre. Les 5 personnages réunis au pied du trône sont une vraie démonstration de « maniérisme » : les effets de réfraction de la lumière varient selon les matières qui habillent les hommes : armure brillante, tissu moulant, cote de mailles mate, turban rutilant, c’est une réelle leçon de peinture que ce groupe là !!


Et soudain, on lève les yeux et l’on découvre, auquel on n’avait pas prêté attention tant on était captivé par toute cette agitation terrestre, le corps illuminé de Saint Marc. Dans un raccourci saisissant, il plonge sur la scène, représenté avec une audace, une aisance et un naturel qui tiennent du prodige. Seconde et pourtant principale source de lumière de la scène, il s’interpose, et la vitesse de son intervention se lit dans les plis vaporeux et gonflés de son manteau virevoltant. Il est là, il agit, et personne ne le voit ! Tous sont occupés ailleurs, pas un seul regard qui ait repéré cette apparition salvatrice.


Action painting !! La toile est un coup de maitre et l’œuvre est estimée, appréciée, son auteur reconnu, enfin. Sa carrière, dont le point culminant sera la réalisation de l’ensemble de la décoration de la Scuola San Marco, va se dérouler sans accroc durant toute la seconde moitié du XVIème siècle. A San Rocco, alors qu’un concours demandait aux peintres pressentis (Schiavone, Véronèse, Salviati, Zuccari et Tintoretto) de proposer un projet, Tintoretto se renseigne sur les dimensions exactes de l’œuvre finale et présente au jury, au lieu de l’esquisse attendue, la toile terminée et prête à être posée. Mieux, il en fait don à la Scuola qui, dès lors, ne peut faire autrement que de lui commander la suite de la décoration. Rapide et roué, il a signé ici la certitude que la postérité reconnaitrait son talent ! Un talent qui joue de la lumière tout en étant, parfois crépusculaire, inventif sans être démonstratif, tant la fluidité de la touche donne le sentiment d’une immédiateté évidente. La « translation du corps de San Marco », commandée par Tommaso Rangone qui l’offrit à la Scuola San Marco avec plusieurs autres toiles à condition que son effigie soit sculptée sur la façade de la Scuola, en est une parfaite illustration. L’œuvre, baignée d’une lueur vespérale, représente, dans une perspective appuyée, le moment dramatique où le corps du saint, soutenu par Rangone et deux assistants, provoque la fuite désordonnée des païens effarouchés. Ils viennent de martyriser Marc, de le trainer deux jours durant dans les rues de la ville et voient les cieux en fureur les punir de leur audace. Le personnage au premier plan à gauche, terrassé, renversé par le souffle divin, et qui s’accroche sans espoir au pan de rideau rouge emporté par le vent, est le seul qui, dans cette panique, soit fini, net. Les autres sont de vagues silhouettes dont le mouvement décousu et disloqué marque l’effroi ambiant. Pendant qu’au premier plan San Marco, pareil au Christ de la descente de Croix, est emporté par des fidèles empressés. L’expression de cette toile est surprenante, saisissante même, le chromatisme est dramatique et la composition sophistiquée. Une vision prenante, qu’on n’oublie jamais après l’avoir contemplée (elle est à l’Académie à Venise).


Quant à la clause qui assurait au donateur la contrepartie de sa générosité, elle fut annulée dès la mort de ce dernier qui, bien évidemment refusa de faire figurer l’effigie de Rangone sur la façade de la Scuola et qui, même, exigea de Tintoretto qu’il supprima son portrait des toiles sur lesquelles il l’avait complaisamment représenté. Ce que Tintoretto ne fit jamais, manifestant encore là son esprit d’indépendance !


Il aimait profondément nous l’avons dit, sa fille Marietta que Domenico, frère de cette dernière, a représenté sur cette peinture avec une grâce touchante. L’identification est récente mais d’autant plus probable que ce portrait, pourtant très sensuel, n’est absolument pas impudique ou provocant. La délicatesse du trait compense la hardiesse du thème. La jeune femme est émouvante et belle, tout simplement. Marietta dont les talents étaient, je l’ai dit plus haut, aussi grands que variés, était la fille préférée du maître et sa mort, en 1590, lui fut une souffrance amère. 


Un dernier coup fatal lui fut porté par le sort quand, trois ans plus tard, il perdit son fils Zuan Battista, à peine âgé de 20 ans. Le jeune homme étant décédé loin de Venise, il n’eut même pas la consolation de lui offrir une tombe. La Déposition du Christ mort, peint cette même année crie sa douloureuse méditation sur le thème de la mort. 


D’ailleurs, la toile à peine livrée, le peintre fut pris de fièvre, perdit le sommeil et le repos et mourut à peu de temps de là, ne laissant pour tenir sa boutique que son fils Domenico qui perpétua quelques années encore le style de son père. Sa pierre tombale, à la Madonna dell’Orto, ne mentionne même pas son nom : seules quelques œuvres touchantes installées à proximité parlent pour lui : Tintoretto a voulu rester à la postérité seulement par sa peinture, sans autre forme de démonstration.

8 commentaires:

  1. Encore une fois tes textes me permettent de découvrir tout un tas de choses dans ces tableaux, et en plus de réflexions, nuances, informations, curiosités... Tu es une espèce de lampe de mineur qui donne lumière et vie à des mines d'or-d'art sinon souvent un peu (trop) muettes pour moi.

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    1. Merci Siù j'aime bien ce rôle de lampe de mineur !!!

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  2. La rivalité entre ces peintres avait été assez bien démontrée au Louvre il y a deux ou trois ans je ne sais plus.
    Vasari disait de Tintoret que "si au lieu de s'écarter de la bonne voie,il avait continué le noble style de ses prédécesseurs,il serait devenu un des plus grands peintres que Venise ait jamais eus"!
    Alors que Tintoret cherchait une une manière différente de représenter les thème traditionnels.
    Vue l'exposition Artemisia née au moment du décès du Tintoret,très déçue
    Pas la peine de faire venir Alter à Paris pour cela

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    1. Sacré Vasari, toujours très péremptoire, quoique fort efficace, dans ses prises de position. Pour autant, Tintoret est tout de même " devenu un des plus grands peintres que Venise ait jamais eus" !!
      Merci pour l'info sur l'expo Artemisia, c'est dommage qu'elle soit décevante car Maillol fait, d'ordinaire, des expos intéressantes, mais peut-être n'est-elle pas assez fouillée, ou est-elle trop complaisante ?

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  3. Mammouth et Tintoret, même combat si je comprends bien!

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    1. Oups, alors là GF, je donne ma langue au chat ?? Mammouth ???

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    2. Ben oui, Mammouth écrase les prix! Ne me dis pas que tu ne connais pas ce slogan qui a bercé toute mon enfance!

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    3. Allons bon, mais c'est bien sûr !! Concurrence jugée déloyale par ses pairs !! Apparemment ce n'était pas chose aisée de décrocher une commande !!!

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