mercredi 23 mai 2012

COLLECTIONNEURS 1er ÉPISODE


La "collectionite" est un travers dont j'ai été atteinte quand, toute petite, j'allais avec maman aux puces (entendez le marché Mériadeck à Bordeaux, une place ombragée de platanes autour d'une vieille fontaine sauvée de justesse pour être symboliquement transférée place André Lhotte, un peintre bordelais qui peignit l'endroit). J'avais trois sous d'argent de poche, gagné en essuyant la vaisselle ou en faisant mon lit (10 ou 20 centimes à chaque fois) et le droit d'acheter quelques babioles dans ce qu'on n'appelait pas encore une "brocante". Il faut dire que les brocanteurs, car il y en avait, tenaient en ces lieux le dessus de pavé. S'y ajoutaient quelques clochards, il en existait encore à la fin des années 50 à Bordeaux, qui disparurent très vite pour ne réapparaître que quelques dizaines d'années plus tard, pompeusement dénommés "SDF". Parmi eux, un avait ma préférence, un certain Casimir, un tout petit bonhomme à casquette, d'une gentillesse et d'une douceur qui sont encore vivantes dans mon esprit et qui me vendait tout à 50 centimes (c'étaient des anciens francs), heureux de me voir farfouiller dans son banc, "gueilles" recueillies dans des poubelles qui, parfois, renfermaient des trésors. Tel ce petit missel en écaille que je garde pieusement comme un souvenir de ces années lointaines. Ou un petit verre en cristal, taillé en camée, dont l'inscription ornée d'un chardon est devenue ma devise "qui s'y frotte, s'y pique".


Et comme l'histoire des villes est, parfois, un perpétuel recommencement, un des immeubles du nouveau Mériadeck est actuellement en démolition pour laisser la place à plus de modernité !

Le quartier Mériadeck, qui a été rasé depuis pour laisser place aux inventions urbanistiques d'architectes un peu utopistes, était le témoin d’un métissage culturel intense, né d’une forte solidarité entre les nouveaux arrivants (c’était le quartier des immigrés et des classes populaires). Sa place lui donnait un air de village dans la ville. Il abritait aussi, autour des bars où se regroupaient ouvriers et manoeuvres,  la fine fleur du commerce le plus ancien du monde. J'ai ainsi appris très jeune ce que faisaient "ces dames", plantées sur le pas de leur porte et dont on croisait encore quelques survivantes il y a peu dans les quartiers proches de la rue Saint Sernin, avant que le métier disparaisse au profit de gamines "importées" dans des conditions peu avouables des pays de l'Est ou d'autres contrées lointaines.
J'ai donc très vite collectionné, comme maman, mais plus modestement : des petites boîtes à bijoux, des pierres de larre, des vases aux formes festonnées... bref, j'ai sacrifié à ce rituel de la recherche orientée, qui permet de parcourir les marchés avec un objectif et qui rend la quête plus passionnante. J'ai connu cette joie de trouver une nouvelle pièce, cette fierté de l'arracher à un marchand forcément trop gourmand dès lors qu'il avait vu votre intérêt, cette impatience lors du nettoyage quand, sous la couche de crasse on découvre le trésor attendu et qu'on fait renaître un objet trop longtemps négligé. Mais ce n'était sans doute pas vraiment dans mon caractère : j'ai depuis revendu toutes ces babioles fragiles et inutiles sous le poids desquelles mon espace vital se réduisait à peau de chagrin, d'autant qu'elles s'ajoutaient à celles accumulées par ma mère, et j'ai depuis perdu tout attrait pour la chose brocantée !
Car l'esprit d'une collection c'est la passion de celui qui l'a composée, que l'on découvre en épluchant ses achats. Deux expositions sont, en ce moment, à Paris fort instructives et forcément attachantes, car elles parlent autant de leur "auteur" que des artistes qui en tissent la trame.



La première, constituée par un historien d'art néerlandais établi jeune à Paris, présente une sélection impressionnante de tableaux hollandais du XVIIème siècle, choisis avec perspicacité et discernement et l'on sent, en étudiant les dates d'achat de ces oeuvres, l'évolution des intérêts du collectionneur. Frits Lugt aimait tous les maîtres hollandais et il fit de superbes acquisitions avec un goût très sûr. Paysages, scènes religieuses, portraits, natures mortes de peintres dont je tairai le nom, sauf à recopier servilement mon catalogue, se succèdent et nous retiennent longuement tant leur qualité est irréprochable.



J'ai retenu pour vous cette "femme âgée cousant" d'Esaias Borsse, cadrée comme un portrait moderne sur un fond de carreaux de Delft qui lui donne des teintes dorées et baigne de mystère cette scène banale. Il y a comme un air de Gérard Dou dans cette précieuse petite oeuvre.




Et cette "femme à la fenêtre faisant signe à une fillette" de Jacob Vrel, petite énigme en demies teintes qu'il m'a plu de résoudre en imaginant que l'enfant que tente d'attirer la vieille est l'image de sa propre jeunesse, nostalgie qu'on révère, souvenir qu'on magnifie, interprétation rendue vraisemblable à mon sens par le déséquilibre évident que lui procure cette quête : elle est prête à choir de sa chaise tant elle est tendue vers ce passé qu'elle se remémore en termes un peu flous mais idéalisés.


La silhouette de l'enfant, cette petite fille qu'elle était et dont elle voudrait retrouver l'innocence, se découpe de façon fantomatique, à peine esquissée, s'éloignant inéluctablement imperceptiblement d'elle.



On a beaucoup glosé sur le sujet de la broderie que tient cette femme, attribuée semble-t-il à tort, au peintre de Rotterdam Hendrick Martensz Sorgh. On y distingue une personne ceinte d'une large ceinture rouge et vêtue d'une ample chemise qui flotte au vent, levant les bras au ciel dans un geste difficile à identifier (peur ? victoire ?) et, en-dessous, un lion couché. L'ensemble a forcément un sens, d'autant que le modèle présente le tissu d'un geste assuré et invite le spectateur à partager un secret qui nous échappe.





Frits Lugt aimait aussi la peinture italienne, comme le prouve ce splendide Guardi, dont la lumière ricoche de façade en voilure, créant des chatoiements qui nous renvoient à nos propres souvenirs de San Giorgio quand le soleil apparait à l'est, alors que la place Saint Marc émerge à peine dans la clarté du matin. Une atmosphère vibrante et pleine de charme, dans l'agitation fébrile d'un jour qui commence.





Une autre vue de Venise figure dans cette collection, réalisée cette fois-ci par un anglais, Bonington : à droite, l’église des Gesuati, donne l’impression d’avoir été réalisée depuis le ras de l’eau. L'horizon est bas et le ciel, vaste et lumineux, semble indiquer une heure de fin d'après-midi où régnerait déjà un grand calme.



Le petit autoportrait de Sofonisba m'a, évidemment, longuement retenue, séduite par la douceur de ce sourire juvénile, et ces deux grands yeux étonnamment vifs, peints avec douceur et retenue. La natte, stricte et pourtant délicieuse, promesse d'une chevelure opulente, la tenue sévère agrémentée d'un col de dentelle au fin lacet tenant lieu de collier, les pommettes rosies comme sous le coup d'une émotion discrète, on comprend que cette jeune femme ait séduit durant encore de nombreuses années tous ceux qui l'approchaient !

Si je m'écoutais, je vous infligerais toutes les oeuvres de cette exposition, passionnante en diable, où l'art du détail cultivé par les peintres démontre chez le collectionneur une passion presque miniaturiste pour la chose colorée. Mais il vous est aisé de visiter l'exposition, non à l'Institut Néerlandais où elle se termine le 27 mai, mais sur le site du musée qui offre d'excellentes reproductions que l'on peut parcourir avec la souris en mettant en avant tous les détails, du plus cocasse au plus technique, du plus anecdotique au plus nécessaire à la lisibilité de l'oeuvre. Ne vous en privez pas, c'est une vraie découverte de se promener ainsi dans les tableaux ! je suis certaine que Frits Logt aurait approuvé cette mise à disposition du plus grand nombre de ses tableaux, amoureusement choisis et, forcément, longuement contemplés.

A SUIVRE


14 commentaires:

  1. C'est comme si on te voyait, plus ou moins petite, partir en quete de nouveaux (vieux...) trésors. Et aussi comme si on (re)vivait un peu la vie de Bordeaux, et la vie de l'époque... Enfin, comme si toi aussi tu nous avais peint un exquis petit tableau plein de savoureux détails et de bienveillance.
    Quant aux tableaux de cette collection, du moins ceux que tu nous montres ici, je trouve qu'ils sont vraiment très beaux, ainsi qu'intéressants dans leurs détails que tu nous aides à découvrir... J'irai sans faute me balader sur le site, avec le temps et le calme nécessaire.
    Et zut..! elle est bien intriguante cette figure sur la broderie qu'on nous invite à observer... mon hypotèse ? La dame, étant très fière d'avoir arraché cette statue en miniature à d'autres potentiels acheteurs au marché aux puces, l'a meme fait peindre sur son foulard et veut à tout prix nous le montrer. Et quant à ce qu'elle représente... franchement elle s'en fiche ! (Elémentaire, mon cher Watson ! ;-).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et le lion, a-t-il été vaincu par ce héros ceint d'un toge rouge ou est-il simplement dompté ?? tu as raison quand on ne sait vraiment pas, le mieux c'est de se faire son "trip" (son cinéma ! inventer sa propre histoire)
      Quant à mon aptitude à la nostalgie, elle me semble très faible mais qui sait, peut-être as-tu raison ???

      Supprimer
  2. Encore quelques jours pour ne pas manquer cette exposition. Merci beaucoup ... j'y cours !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une exposition qui vaut par la richesse discrète (rien de bling bling !!) de ses oeuvres, la personnalité de celui qui l'a consitituée et surtout le calme idéal de l'institut néerlandais !! un endroit parfait pour cotoyer de petits tableaux pleins de charme. Tu nous diras !!! cela se termine le 27 mai

      Supprimer
  3. Je ne sais pourquoi m'est venu immédiatement à l'esprit L'Hôtel du collectionneur ou Pavillon Rhulmann
    N'est-on pas plus ou moins collectionneur dès lors qu'on possède plusieurs livres sur un même thème
    Ce qui est mon cas
    Parmi les plus belles expositions que j'aie pu voir celles qui sont restées gravées en moi sont celles issues de collectionneur
    The Frick Collection à NY une merveille

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui les collections c'est avant tout un fil rouge, une ligne directrice qu'il est toujours passionnante de suivre ! on y partage, avec celui qui l'a constituée, une quête

      Supprimer
  4. c'est vrai qu'internet permet de sympathiques visites virtuelles, cela ne remplace pas, mais cela compense un peu!
    Un faible pour la vieille dame à la fenêtre... et Venise bien sûr!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les 2 Venise, n'est-ce pa Eimelle, si différentes et pourtant si complémentaires. Quant à la visite de cette collection sur internet, elle est d'une particulièrement bonne tenue technique et compense un peu, en effet. Parfois même on voit mieux les détails que le nez sur les toiles !

      Supprimer
  5. Ces représentations de Venise sont magnifiques, tellement poétiques et presque évanescentes, j'aime beaucoup ! Merci pour le lien, !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas de doute, la ville est belle en photo, en peinture et en vrai !!!

      Supprimer
  6. Tu sais, j'ai suivi ton conseil et suis allée voir cet artiste contemporain (il faut s'ouvrir disais-tu, avec raison d'ailleurs) qui occupera les cimaises du MBAM pour l'été : bof! Wesselmann, c'est pas mon truc, et je serais bien restée avec Feininger pour une autre saison. Je prolongerai donc, la semaine prochaine, à moins qu'une casserole ne me tombe sur la tête (actualité qubécoise...)avec un billet sur le passé de bédéiste de Lyonel Feininger!

    Par contre ici, les toiles que tu as choisies me touchent beaucoup, et j'aurais probablement eu des affinités avec ce monsieur au nom imprononçable...

    Ton interprétation bienvenue de la dame à la fenêtre donne un peu dans la nostalgie qui teintait déjà le récit de ton passé de collectionneuse, imparfait oblige. Il s'agençait très bien avec les toiles évoquées ;0)

    Il faudra que je prenne un peu de temps pour découvrir ta série sur les femmes peintres et musiciennes. Ce doit être bien intéressant!

    Très bonne fin de semaine. Ici, petit repas de homards avec une jeune fille de la Rochelle que tu connais!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ouaou, des homards, mazette !!! Bon pour Wesselmann, tu as essayé c'est le principal, après normal de ne pas aimer !!! ce n'est pas ma tasse de thé non plus !
      Je te recommande vivement la visite virtuelle de l'exposition dès que tu auras fini de manger tes homards ! c'est très bien fait et on voit TOUTES les toiles

      Supprimer
  7. Il n'est pas un tableau que je n'aurais acheté si je les avais trouvés aux puces :-))) Je me serais prise à toutes les toiles de Frits...

    Quel talent ce collectionneur...

    Bises du jour Michelaise.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. coquine, aux puces !! forcément que tu les aurais achetées !!! oui on peut parler de talent aussi pour le collectionneur

      Supprimer

Pour vous aider à publier votre commentaire, voici la marche à suivre :
1) Écrivez votre texte dans le formulaire de saisie ci-dessus
2) Si vous avez un compte, vous pouvez vous identifier dans la liste déroulante Commentaire
Sinon, vous pouvez saisir votre nom ou pseudo par Nom/URL

3) Vous pouvez, en cliquant sur le lien S'abonner par e-mail, être assuré d'être avisé en cas d'une réponse
4) Enfin cliquer sur Publier

Le message sera publié après modération.

Voilà : c'est fait.
Et d'avance, MERCI !!!!

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...