dimanche 24 février 2013

LE PROPHÈTE DE SOUILLAC : les motifs



Ce sont les Guerres de Religion qui mirent à mal le superbe portail de Sainte Marie de Souillac quand le pays, dévasté par les anglais et les Grandes Compagnies, la peste noire et autres malheurs récurrents se trouva "tout détruit, inhabitable et en plus grande partie désert et sauvage". Récupéré tant bien que mal, il fut réinstallé selon un plan assez aléatoire et qui a provoqué la perplexité des générations futures, un peu "cul par-dessus tête", mais finalement superbement conservé même si l'on ne sait pas trop quelle en était l'organisation initiale et à quoi correspondent les différents fragments réutilisés à l'intérieur de l'église, au revers de la porte d'entrée.


Contre le mur a été enchâssé ce qu'on soupçonne, avec une certaine vraisemblance, être l'ancien tympan du portail. Flanqué de deux personnages en haut-relief, un peu raides et dans lesquels on reconnait aisément Saint Pierre à son trousseau de clés et Saint Benoît grâce à sa crosse, mais surtout grâce au livre de la Règle qu'il tient posé sur son genou, se développe ce qu'on nomme plaisamment le "relief de Théophile", à cause des scènes hautes en couleur qui s'y entassent. C'est une légende d'Orient, citée dans les sermons de l'époque et dont Ruteboeuf fit le sujet d'un de ses mystères, qui en fournit la trame. Théophile, trésorier de l'église d'Adana en Cilicie, destitué de ses fonctions par un nouvel évêque, se mit en relation avec Satan pour récupérer son poste et signa avec lui un pacte de vassalité. Rétabli aussitôt dans son office et comblé d'honneurs (et de biens, forcément, trésorier, c'est lucratif !!) le malheureux prit soudain conscience de la gravité de son marché et, tenaillé d'angoisse et de remords, il se mit à jeûner et à supplier Marie de lui venir en aide ! Il était bien temps !! Mais cette dernière, émue par le repentir du vaurien, arracha le pacte au démon et le rendit au diacre qui, nous dit-on, mourut peu après en odeur de sainteté !


Au registre inférieur le sculpteur a décrit, avec force expressivité, le pacte sinistre : à gauche Satan, plus hideux que nature, reçoit des mains du diacre le terrible engagement. Théophile tout préoccupé de récupérer son office, montre du doigt le document pour s'assurer que son souhait sera bien exaucé. Et soudain à droite, son regard s'affole, il se ploie dans une attitude de supplication inutile : le diable réclame son dû. Et comme Théophile résiste, il le tire, genoux ployés, air suppliant, pour que soit exécuté le dramatique marché. Avouez qu'une telle scène est bien propre à décourager quiconque de s'engager dans pareille folie : le démon est arrogant et cruel, la babine frémissante, le regard cruel, le geste sans pitié.


Au registre supérieur, dans une certaine exiguïté provoquée par l'étroitesse de la place restant disponible une fois contée cette stupide entreprise, Théophile endormi près de son église voit en songe Marie, descendue du clei et guidée par un ange qui lui rend le pacte maudit. Les personnages sont un peu entassés, les trois scènes étant juxtaposées sans esprit et très surchargées de détails. Le sculpteur, subjugué par le modèle de Moissac, a voulu trop en faire, tant dans l'effet esthétique que dans la narration. L'ensemble ne manque pas d'allure mais ce n'est pas le morceau le plus surprenant de ce portail démantelé.


Posé comme une colonne à droite de la porte d'entrée, un morceau de bravoure offre au visiteur une longue méditation. On ignore complétement comment était disposé cette pièce à l'origine, désignée maintenant sous le nom de "trumeau". Était-elle comme elle se trouve actuellement, en piédroit, verticale ou, comme le suggère le nom de trumeau, horizontale ? Peu importe tant la beauté de la pierre, et la souplesse du ciseau du sculpteur nous ont laissé une oeuvre superbe qu'il suffit de contempler de toutes parts.

Viollet le Duc, dans son Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIème au XVIIème siècle, voit dans les motifs d'oiseaux et d'animaux entrelacés en "x" qui recouvrent l'intégralité du panneau, une influence "des réminiscences de l'art nord-européen ou nord-hindou", qu'il avait relevé dans les "manuscrits dits saxons* qui existent à Londres et qui datent des Xe, XIe et XIIe siècles..." Il ajoute " Ces animaux du pilier de Souillac, qui se mordent et se battent, ne se rencontrent ni dans la sculpture gallo-romaine, ni dans la sculpture ou la peinture gréco-romaine de Syrie. Pour trouver des analogues à cet art, il faut recourir aux monuments scandinaves, nord-européens, islandais, ou à ces manuscrits dits saxons de Londres, ou encore à certaines sculptures hindoues; toutefois, il faut reconnaître que dans l'exemple que nous fournit l'église de Souillac, il y a une tendance marquée à imiter la nature. Quelques-uns de ces animaux ont une apparence de réalité et ne sont plus agencés régulièrement pour former ornement. Les artistes avaient donc vu très-probablement un certain nombre de ces produits nord-européens, mais ils ne faisaient que s'en inspirer, s'en rapportant, pour l'exécution, à l'observation de la nature. Il serait difficile de donner la signification de cette sculpture étrange."



Une dégringolade d'être entrelacés, vorace et cruels décore l'avant du panneau. La férocité des bêtes de proie répond à l'épouvante des victimes : gazelle, chien mutilé, colombe, oiseaux à 4 pattes, mufles léonins ou simiesques, bélier à longues cornes s'entassent dans un encadrement qui rappelle en effet les décors de pages manuscrites enluminées.

Les cous sont tordus, les pelages traités en ciselure, des lianes monstrueuses emprisonnent tout ce bestaire fabuleux, accentuant l'effet de terreur et l'expressivité des situations. Ne cherchons pas quelle est la symbolique de cet ensemble décoratif dont un spécialiste écrivit "il fait écrire bien des sottises", contentons-nous de l'admirer, en lui accordant une valeur purement ornementale inspirée de quelque belle page orientale ou irlandaise.

La face droite du "trumeau" est encore plus mystérieuse puisqu'y apparaissent trois couples entrelacés, composés à chaque fois d'un vieillard et d'un adolescent, au buste nu et souplement modelé, comme réfugié dans les bras de l'ancien. 


L'attitude des personnages ne donne nullement une impression de lutte, comme certains ont voulu le dire. On a au contraire le sentiment que le jeune courbe le front sous la main protectrice de l'aîné. Et d'autres ont proposé d'y lire un encouragement à chercher auprès des moines et de la religion, un refuge contre la tendance naturelle et répétée, surtout dans la jeunesse, à se livrer au péché. Dans cet étrange enlacement, la jeunesse pourrait espérer trouver, au contact des ses ainés, la force de lutter contre cette triste habitude et d'y résister.

La douceur de ces enlacements, la confiance que semble dans chaque couple, manifester l’adolescent, l'air soumis, presque triste des personnages, tout semble aller dans le sens de cette interprétation. Et si l'on peut aussi trouver le sujet bien subtil pour l'entendement de simples fidèles, on admettra volontiers que le message ait pu être clair pour des moines, sujets aux tentations et trouvant dans le soutien de leurs ainés, une douce protection.
Il y a dans ce trumeau une virtuosité qui mêle puissamment art et artisanat savant. L'humanité du motif de ces hommes embrassés, l'harmonie de leurs poses, l'expression de leurs visages donnent l'impression d'un message délivré pour le plus grand bénéfice de tous. Et peu importe finalement que nous n'ayons pas les clés pour lire avec exactitude la symbolique de ces scènes : leur universalité nous parle toujours. 



* "... ces manuscrits fort beaux pour la plupart, présentent un grand nombre de vignettes dont l'ornementation ressemble fort, comme style et composition, à ces fragments de sculpture dont nous parlons. Ces hommes du Nord, ces Saxons, hommes aux longs couteaux, paraissent appartenir à la dernière émigration partie des plateaux situés au nord de l'Inde. Qu'on les nomme Saxons, Normands, Indo-Germains, à tout prendre, ils sortent d'une même souche, de la grande souche âryenne. Les objets qu'ils ont laissés dans le nord de l'Europe, dans les Gaules, en Danemark, et qu'on retrouve en si grand nombre dans leurs sépultures, attestent tous la même forme, la même ornementation, et cette ornementation est, on n'en peut guère douter, d'origine nord-orientale. Or, les manuscrits dits saxons, exécutés avec une rare perfection, nous présentent encore cette ornementation étrange, entrelacement d'animaux qui se mordent, de filets, le tout peint des plus vives et des plus harmonieuses couleurs."

6 commentaires:

  1. que de détails! Quel travail... Bonne journée!

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    1. Oui Eimelle, quel travail que cet étonnant déploiement de sculpture en entrelacs de toute beauté !! heureusement qu'on les a conservés !

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  2. Merci pour ce reportage sur ce lieu unique, comme beaucoup de ces églises romanes, plus particulièrement dans cette région.

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    1. Tout le grand sud-ouste regorge de petits joyaux romans qui, chacun, mériteraient de longs développements. Merci Françoise de votre commentaire qui est encourageant ...

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  3. La suite "le chef d'oeuvre de Souillac" l'Isaïe.
    Là nous retrouvons dans toute sa perfection,l'esprit inimitable.
    Zodiaque Quercy Roman
    A-t-on la réponse à leur question,sait-on si c'est le sculpteur du Jéremie de Moissac qui a sculpté l'Isaïe de Souillac?
    La bible de l'art roman se borne à le qualifier de sculpteur remarquable mais ne fait aucune allusion au sculpteur de Moissac

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    1. L'Isaïe en effet, ce sera le dernier article ! car c'est, forcément, l'apothéose de cet ensemble sculpté.

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