mardi 19 mars 2013

TITIEN ROME 2013 - Généralités sur l'exposition



Donc, le 4 mars à l'heure dite, nous étions devant les Scuderie en face du Quirinal. S'il nous avait pris l'idée de croire que cette invitation avec la presse relevait d'une faveur spéciale et rare, elle fut vite balayée par l'impression d'être noyés dans la foule, fut-elle journalistique ! Pas de doute, le service communication du musée avait balayé large, d'ailleurs la meilleure preuve en est qu'il avait inclus dans ses invités un petit blog michelais, totalement inconnu mais toujours prêt à s'émerveiller !!

Nous sommes traditionnellement des inconditionnels des présentations des Écuries du Quirinal et, une fois encore, l'organisme n'a pas failli à sa réputation : non seulement l'exposition y est d'importance, mais elle est aussi de très grande qualité. Un choix d’œuvre qui peut paraître restreint (40 toiles, mais toutes des chefs d'oeuvre) et qui, de fait, couvre toute la carrière de l'artiste. La présentation, par thème, est fort intelligente et parfois réellement impressionnante. Les salles du bas, vastes et hautes, permettent de présenter sans encombre des retables qui s'y déploient avec une force extraordinaire.


La première salle présente deux œuvres majeures et emblématiques : un autoportrait de Titien datant de 1565-66, le peintre a donc dans les 80 ans, jouxte l’hallucinant martyre de San Lorenzo des Gesuiti de Venise. Une toile crépusculaire que Titien mit plus de 10 ans à terminer (il était coutumier du fait, retournant les peintures nez contre mur dans son atelier et y revenant parfois, les délaissant sans les terminer d'autres fois).

 
Une toile qui est comme la synthèse de son talent et qui mérite, à elle seule, des heures de contemplation. Non contente d'être une démonstration de l'utilisation allégorique de la lumière, qui ricoche du brasier vers les heaumes de la soldatesque qu'on devine brutale et bruyante, et, irradiant d'un puits céleste sur les monuments antiques qu'elle transfigure, c'est aussi un chef d’œuvre de composition.


Titien y a établi, avec une maestria sans pareille, une solution de continuité idéale entre la terre, les souffrances humaines, la barbarie des bourreaux et un Ciel d'un noir profond que troue juste une percée ténue et fragile de lumière, espérance qui rejaillit sur l'urne païenne et embellit le Temple aux longues colonnes antiques. Deux torchères, entourent ce rayon céleste comme un entonnoir symbolique, tandis qu'à droite une bannière d'un rouge profond assure la liaison entre ces deux univers de premier abord incompatibles.


Dans la deuxième salle, Titien se cherche. On y a regroupé des oeuvres du début des années 1510, en particulier plusieurs toiles de 1512, époque durant laquelle il hésite en l'influence de Jérôme Bosch, celle de son maître Giorgione, celle, plus classique de Bellini ou encore celles, plus moderne de Lotto ou de Sebastiano del Piombo. La confrontation de ces inspirations parmi lesquelles le peintre, ayant à peine plus de vingt ans, puise de-ci de-là des mises en page, des couleurs, des tentatives d'affirmation de sa propre personnalité qui, nous le savons, sera forte et puissante, est très émouvante.

Après un grand retable paisible et somme toute très classique, dont l'envers offre quelques esquisses de la main du maitre, généreusement offertes à notre regard curieux, la salle des crucifixions fait coup de poing. S'y côtoient celle d'Ancône, où Saint Dominique cramponné au pied de la croix résume toute la détresse humaine devant la mort du Sauveur, celle de Bologne où le Christ est accompagné du bon larron auquel l'étonnement donne une vivacité qui contraste avec l'accablement du Fils de Dieu et surtout celle de l'Escurial, frontale, impressionnante et très spirituelle.


Sur un ciel d'orage percé d'éclairs fulgurants, l'homme crucifié, immense, solennel, surmonte un paysage presque paisible où, à droite, on identifie la ville d'Ancône.


Ce chemin dans les oeuvres les plus fortes du grand Titien se termine par, dans la dernière salle du rez-de-chaussée, l'exposition de la tragique mise au tombeau du Prado, concentré de désespoir humain et d'abattement extrême. 


A l'étage, on se consacre à un aspect très différent de l'activité du Titien : les portraits. On entame le parcours par l'admirable portrait de Paul III Farnèse : une de ces toiles qui vous font demander comment on peut être à ce point subjugué par la représentation d'un homme laid, courbé, au regard aigu et aux mains effilées comme des pattes d'araignée. Il y a dans ce portrait une telle acuité psychologique, une telle intelligence du rendu du modèle qu'on en reste médusé.


Suivent des portraits d'hommes, tous ayant l'allure décrite et préconisée par Baldassar Castiglione, de vrais courtisans au sens noble du terme**. Des portraits de femmes, la Flore des Offices, l'énigmatique "Bella"  du palais Pitti*, la Madeleine du même musée, devenue le prototype des pénitentes pour de nombreuses décennies et enfin l'idéale Salomé*** qui, grâce à une restauration récente et délicate a retrouvé toute sa splendeur chromatique.
Ensuite ce sont les portraits plus officiels, ceux de Doges, celui de Charles Quint, celui, d'une virtuosité extrême, de Francesco Maria della Rovere, ou du sémillant Benedetto Varchi, homme de lettres humaniste qui fit partie du groupe au nom évocateur des "Infiammati".


L'avant dernière salle, avec trois toiles impressionnantes, parle de l'âme de l'artiste. Le triple portrait allégorique du temps gouverné par la prudence, de la National Gallery, trône entre la Danae de Naples, vraie symphonie sensuelle aux discrets accents érotiques, et Vénus bandant les yeux d'Amour de la Galerie Borghèse, attendrissant hommage à la chasteté et à l'amour conjugal.


Peinte par Titien lors d’un séjour dans sa région natale, ce dernier a planté sa scène devant les montagnes du Cadore. Le Cupidon qui s’appuie d'un air mélancolique contre l’épaule de Vénus, incarnerait l’Amour céleste élevant l’âme humaine à la contemplation de Dieu, alors que celui aux yeux bandés renverrait à  l’Amour terrestre. 


La visite se termine, en symétrie avec la première salle, par deux toiles en écho : un autre autoportrait du Titien, âgé de seulement 70 ans, vif, mais le visage inquiet, plongé dans une profonde réflexion intérieure et, impressionnant et presque terrifiant, le supplice de Marsyas, écorché vif pour avoir prétendu défier, avec sa flûte, la lyre d'Apollon. 


La toile, peinte entre 1570 et 1576, est contemporaine du martyre de Marc Antoine Bragadin, écorché vif par les turcs après sa reddition devant Famagouste. Ses membres équarris sont partagés entre les différents corps d'armée et sa peau, remplie de paille et recousue, est revêtue de ses attributs militaires et portée en cortège à dos de bœuf jusqu’à Famagouste. Le trophée macabre, avec les têtes de ses généraux est hissé sur la hampe de la galère du commandant turc Lala Mustafa Pacha et conduit à Constantinople.La peau de Bragadin sera volée de l'arsenal de Constantinople par un esclave vénitien, Gerolamo Polidori, en 1580 et rapportée à Venise où elle est conservée dans l'église Saint-Grégoire, puis à San Giovanni e Paolo où elle se trouve encore aujourd'hui. On imagine volontiers combien le récit horrible de cette défaite humiliante et de ses conséquences barbares a impressionné les vénitiens, et parmi eux, Titien !


Une progression passionnante à la découverte du peintre, présentée de façon extrêmement intelligente, pas du tout chronologique mais bel et bien thématique, ce qui rend le parcours absolument passionnant. Le tout admirablement mis en scène, comme toujours, des salles vastes, où l'on n'hésite pas, parfois, à n'exposer qu'une toile, des teintes très appropriées à la palette du peintre.
Et enfin, dernière particularité précieuse des Scuderie, un éclairage à leds parfaitement neutre, qui magnifie les couleurs tout en respectant idéalement leurs nuances et leurs pigments, tous retrouvés grâce à des restaurations récentes de haut niveau. On admire en cherchant sur la toile des reproductions des toiles présentées, le travail de nettoyage et de mise en valeur des teintes qui a été fait à l'occasion de cette exposition. Toutes ont retrouvé la fraicheur et la luminosité de leurs couleurs d'origine.

Le public était amené à se prononcer, dans une salle présentant une reproduction de la Vierge à l'Enfant de Mamiano di Traversetolo, éclairée de façon traditionnelle et avec le fameux système à leds mis au point pour les récentes expositions des Scuderie, sur celui qu'il préférait. Je vous laisse juge !!!





* j'ai, à mon égard, ma propre version des faits : la richesse de sa parure, son teint délicatement rosé sur les joues, sa chevelure somptueuse ont fait s'interroger les critiques sur le fait de savoir s'il s'agissait d'une noble dame ou d'une courtisane. Le fait qu'elle tienne, négligemment posée sur sa main droite et masquant le bas somptueux de la manche à crevés dont le velours scintille et, brusquement, s'interrompt, une écharpe noire, me fait pencher pour la noble dame. Elle portait, avant de se découvrir pour que le peintre immortalise son décolleté parfait, un châle pudique qui seyait mieux à sa modestie, et qu'elle remettra, la séance de pose terminée.


** Baldassar Castiglione qui décrit ainsi l'habit du courtisan idéal : "Parmi che maggior gratia habbia ne i vestimenti il color nero, che alcun'altro; et se pur non è nero, che almen tenda al scuro" (Il libro del Cortegiano, 1528, livre II, XXVII Fredma, 1990 page 103)

*** Là encore, la critique hésite entre Salomé et Judith, à cause de présence en arrière-fond d'une jeune femme, assimilée en l'espèce à la servante qui, toujours, accompagne cette dernière. On a aussi proposé Hérodiade. Mais j'ai quant à moi choisi Salomé car j'ai l'impression que, nonobstant cette servante, la tête que tient la femme est vraiment celle du Baptiste.

6 commentaires:


  1. Bonjour
    Merci pour ce superbe article très documenté.
    Nous étions aussi à Rome un peu après vous (le 13 mars…). J'aimerais ajouter que les visiteurs de l'exposition peuvent compléter leur passion de Titien en allant à la galerie Borghese voir "l'Amour sacré et l'Amour profane", 1514 et à la galerie Doria-Pamphilj où se trouvent une copie de la Madeleine repentante du Pitti et de celle vêtue de Capodimonte (ou de l'Ermitage), dans un accrochage démentiel pour un spectateur du XXIe siècle. La comparaison entre les originaux et les copies est édifiante surtout quand on regarde les mains, ces mains du Titien auxquelles vous avez consacré un autre billet.
    Bien sûr, nous vous proposons aussi d’aller consulter le blog de VisiMuZ et notre page Facebook, et de nous donner votre avis…
    Bien à vous

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    1. Merci VisitMuZ : vous avez tout à fait raison d'ajouter ces rappels qui ne peuvent pas faire de mal !! Je vais de ce pas visiter votre site !!!

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  2. Eh bien voilà une riche exposition que je ne devrais plus tarder à visiter. Je crains malheureusement de ne découvrir aucun tableau nouveau (enfin, je te dirai...) car tous ceux que tu as photographiés me sont familiers, mais ce sera à l'évidence un grand plaisir de les revoir, Titien étant, comme tu le sais, mon peintre préféré! Je ne comprends pas les hésitations de la critique entre Judith et Salomé, il est évident que c'est Salomé, et ce qui permet de discriminer les deux femmes, c'est le plateau doré que tient le personnage féminin! Judith a tranché la tête d'Holopherne et l'a mise dans un sac vulgaire que lui a tendu sa servante, alors que Salomé a réclamé la tête du Baptiste qui lui fut apportée sur un plateau doré ou argenté, selon les versions! Il n'y a donc aucun doute à avoir et, au cas où ceux-ci seraient tenaces, il faut donc lire et relire Panofsky qui leur a fait un sort (Essais d'iconologie, Paris, Gallimard)!

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    1. GF, je pense que tu les connais en effet à peu près tous, mais je pense que tu seras heureux de les revoir et, si la visite est calme, d'en profiter tout à loisir dans la présentation fort agréable des Scuderie. Je n'ai personnellement toujours pas saisi pourquoi la critique était divisée mais bon, la critique se doit de parler et de deviser, donc d'être divisée.... bon séjour à Rome, tu as encore quelques billets qui vont paraitre avant votre départ !!!

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  3. Mais comment as-tu fait pour prendre ces photos??? Lors de mon passage jeudi, il y avait quasiment un Cerbère attaché à chaque tableau qui mordait chaque visiteur qui osait dégainer son appareil photo! Mais je suis content, c'était une très belle expo, et il y avait quand même des tableaux que je découvrais pour la première fois, comme la célébrissime allégorie de Londres (jamais vue, mais tellement glosée) ou encore le très beau retable d'Ancône! Bref un beau moment. Et tant que j'y suis, je t'adresse (et Pierre encore plus) mes plus chaleureux remerciements pour la pâtisserie juive du Ghetto, nous y sommes allés tous les jours, excepté samedi, et Pierre m'a même dit : "Jacques Genin peut aller se rhabiller, je n'ai jamais mangé des gâteaux aussi merveilleux de ma vie" (il parlait de ceux aux amandes, raisins secs, pignons et fruits confits). Et il est vrai que ces gâteaux sont une tuerie! Bref, je crois que pour Pierre la découverte de cette pâtisserie a été le plus grand moment de ce séjour! Bises et à bientôt!

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    1. Vraiment ravie que les gâteaux juifs vous aient plu !! j'aodre ces jeunes "ces gâteaux sont une tuerie!" et toutes mes félicitations à Pierre, il a bon goût !

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