lundi 15 avril 2013

LE TITIEN NON INVITÉ : l'homme aux gants d'Ajaccio





Lors de la réouverture en 2010 du Palais Fesh à Ajaccio, le musée proposait une exposition dossier particulièrement passionnante dont l'objectif était, après de longues et sérieuses investigations, de "ré-attribuer" à Titien l'Homme aux gants "du" Louvre. Attention, pas l'Homme au Gant pendu aux cimaises de notre grand musée national, et classé parmi les chefs d'oeuvre des collections, reconnu, salué, adulé par les amateurs du peintre vénitien. Non, un petit frère jumeau à la carrière nettement moins prestigieuse, mais qui, pourtant, présente de très vraisemblables accointances avec son illustre aîné. Un de ces mystères qu'adorent les historiens de l'art et, surtout, les directeurs de musées possédant de pareilles promesses. Qui s'insurgent, à juste titre, contre l'adulation dont font l'objet les "people" du Louvre alors que leurs toiles, oubliées dans des musées de province, ne sont regardées que d'un oeil négligent par les "spécialistes", un peu méprisants, toujours condescendants. Un autre aspect de la problématique déjà évoquée du "régionalisme" !

Portrait de Gian Giacomo Bartolottida par Titien, Parma 1520

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos "courtisans". Car il est bien question ici, comme dans la grande majorité des portraits d'hommes du Titien, d'un courtisan à la manière que propose Baldassar Castiglione : habit noir et sobre, à peine éclairé par le détail discret d'une chemise d'un blanc éclatant, pas d'anecdote, fond sombre, sans fioriture, aucun élément décoratif inutile, ni sur l'habit ni comme accessoire, à part, bien sûr, ces gants qui sont l'élément le plus convaincant et le plus probant de la ré-attribution. Mais voyons l'histoire.
La toile, on le sait, du moins on l'a prouvé depuis, figurait en 1666 dans la collection d'E.Jabach* qui la vendit cette année-là à Louis XIV. C'est ce même collectionneur qui vendit au souverain, en 1672, avec de nombreuses autres toiles, le tableau vedette du Louvre, l'Homme au gant "officiel". Le tableau de 1666 est donné comme une "manière de Giorgione" (excusez du peu, mais normal à une époque où Giorgione était sans doute plus estimé que son élève Titien) et est installé dans les appartements de Monsieur, frère du Roi. Malheureusement pour lui, en 1683, il est victime, à l'occasion de l'inventaire de Le Brun, d'une erreur de numérotation, et est alors considéré comme "perdu" **. Pourtant, lors d'un inventaire ultérieur, non identifié puisqu'ayant perdu sa numérotation initiale, il est, de nouveau, attribué à Titien. Puis, déclassé en "école vénitienne" quelques décennies plus tard. En 1930, William Suida *** le découvre dans les réserves du Louvre et, à l'occasion d'un article "coup de tonnerre" dans l'Histoire de l'Art, l'attribue sans l'ombre d'une hésitation à Titien, suivi par Berenson et d'autres critiques. En 1965 Pierre Berenson, un des plus importants biographes du Titien, avalise cette attribution en soulignant la mise en page de l'oeuvre, son aisance d'exécution et sa sereine mélancolie.

 Portraits d'homme par Giovanni Cariani : pour comprendre en quoi la touche du Titien est nerveuse, cernant avec une acuité jamais prise en défaut le caractère des personnages !

Malheureusement une australienne passant par là en 1971, l'examine à son tour et, péremptoire, l'attribue à Giovanni Buso ****, dit le Cariani, un peintre maniériste italien actif au début du XVIème siècle à Venise et à Bergame. Une étude attentive des autres portraits connus du Cariani, montre des visages assez doux, sans grand caractère, exécutés avec une aisance certaines mais avec un pinceau nettement plus "mou" que celui du Titien. Et souvent, en arrière-plan, des paysages, ou, avec le personnage lui-même des accessoires qui montrent un goût certain pour l'anecdote. Rien de Tizianesque donc. Ce sont sans doute des arguments de ce type qui ont été mis en avant par ceux qui, en 1975, ont définitivement récusé l'attribution au Cariani pour l'homme aux gants d'Ajaccio. Qu'importe, le mal, de nouveau, était fait et le doute est de retour en ce qui concerne l'attribution au grand maître vénitien.
C'est le nouveau directeur du musée Fesh qui, avec une grande ardeur et plus de moyens sans doute, a repris le flambeau. Le problème de toutes les discussions précédentes est que, la plupart des critiques ayant émis de doctes avis, n'avaient tout simplement pas vu l'oeuvre de près : elle était d'abord dans les réserves du Louvre, donc pas très accessible, puis, en 1956, elle fut attribuée au musée d'Ajaccio, et peu nombreux furent ceux qui firent le déplacement pour aller la contempler de visu. On entreprit donc une étude détaillée et approfondie de la toile, d'abord en lui tournant autour, Pierre Rosemberg fut convié à venir l'examiner de près, s'enthousiasma et, surtout, on procéda à de nombreuses études scientifiques et mises en comparaison avec des Titien, pour étudier, enfin, sérieusement ce tableau.
La toile a été conduite au Centre de Recherche et de Restauration des Musées Nationaux  (C2RMN). Des radiographies, rayons X, infrarouges, ultraviolets ... ont permis de l'examiner à fond, en particulier de faire apparaître que l'accusation de repeint presque intégral du visage, interdisant toute attribution au Titien, était totalement infondée. Seules quelques retouches se lisent de-ci de là, et la peinture est presque entièrement d'origine. La découverte de quelques repeints, dans le volume de la chevelure, initialement plus important, et sur l'ampleur du décolleté, réduit par le peintre au cours de la conception du sujet, montre s'il en était besoin, que nous ne sommes pas en présence d'une copie mais bien d'une oeuvre entièrement autographe.

Surtout, à l'occasion de la restauration menée en 2010 après l'analyse par le C2RMF, on a trouvé, en haut à gauche, sous la traverse du châssis l'inscription « h.quin » Pour le restaurateur, Jean-Pascal Viala, cette mention n'a rien de mystérieux : c'est ainsi que signait un de ses illustres prédécesseurs, un bon rentoileur de la fin du XVIIIe siècle nommé François-Toussaint Hacquin. Et, chance, ce dernier a écrit un mémoire dans lequel il décrit précisément l'Homme aux gants d'Ajaccio. Cette archive fort à propos permet de remonter à l'origine du tableau, puisqu'y sont listés toutes les restaurations antérieures, les dimensions et les matériaux employés. La preuve est d'autant plus précieuse que les portraits d'inconnus surnommés par l'usage avec des termes aussi vagues que celui d'«homme au gant» sont légion. Par ailleurs, Titien, dans sa jeunesse - rappelons que la toile est de 1515 -, ne signa vraiment qu'une fois (le portrait du Louvre). Parfois il apposait de simples initiales et la plupart du temps rien du tout. Dès lors, l'attribution ne semble plus remise en question.

 Portrait de Gentilhomme, dit “L’uomo dagli occhi grigi”, ou "le jeune anglais"
Titien, Palazzo Pitti Galleria Palatina, Firenze, 1520

Tout cela a permis à Paul Joannides, professeur à l'université de Cambridge et grand spécialiste de la jeunesse de Titien, d'attribuer définitivement, à la suite d'études stylistiques détaillées et précises, la toile au Titien, ainsi qu'il le pressentait depuis 2001. L'essentiel des doutes, quant à l'attribution, était basé sur le fait que le visage d'Ajaccio serait trop mélancolique, trop minutieux dans sa carnation, pour être un Titien. Outre le fait que l'oeuvre est, très sûrement, datée de 1515, jeunesse du Titien, époque à laquelle il est seulement en train d'affirmer son style (rappelons-nous ses "essais" fort bien mis en valeur dans la salle "1512" des Scuderie, où on le voit hésiter entre Giorgione, Jérôme Bosch, Lotto ou d'autres), une certaine usure de la couche picturale à cet endroit peut expliquer la trop grande douceur du visage. Par contre, et les commentaires sont à cet égard unanimes, la partie basse de la toile, sans repentir, en excellent état, est idéalement titianesque : touche nerveuse, détails évoqués par des virgules de couleur parfaitement suggestives, souci de l'essentiel menant l'art à sa quintessence. Tous s'accordent pour dire que ces gants ne peuvent avoir été faits que par Titien. On ne voit pas pourquoi il aurait alors confié l'exécution du visage à des élèves, que par ailleurs, il était un peu jeune pour avoir. Par ailleurs, parmi les vingt et un portraits individuels d'hommes présumés peints par le maître entre 1508 et 1523, aucun ne présente un ciel ou bien même un quelconque arrière-plan. Les vignettes urbaines ou campagnardes, qui se trouvent communément insérées dans ce type de composition par les contemporains de Titien, sont également absentes. Pour une focalisation maximale sur le modèle. De tels fondements, fragiles en tant que tels, prennent toute leur valeur dès lors que la découverte du mémoire de Haquin vient décrire avec précision l'oeuvre retrouvée.  

Les deux "frères" du Louvre : l'Homme au Gant, actuellement au musée du Louvre et l'Homme aux gants au musée Fesh d'Ajaccio (1520 et 1515)

L'épreuve ultime a été organisée lors de la présentation de la toile restaurée dans le nouveau musée Fesh, récemment restauré, grâce à une confrontation avec six autres portraits masculins du maître vénitien, venus de Londres, Paris ou Florence, fascinant aréopage d'hommes en noir, agrémentés de cette pointe de blanc finement plissé au col « qui offre une clarté morale à leurs traits », écrit à ce sujet Paul Johannides.



Et là, la toile a reçu "les félicitations du jury" : un critique n'hésitant à déclarer, avec une certaine emphase, en le comparant à l'Homme au Gant du Louvre "on a ici l'impression d'une mélodie qu'il commence dans la toile d'Ajaccio et qu'il développe et exalte dans la toile de Paris".

La peinture corse n'était pas présente aux Scuderie, alors que cela aurait été pour elle la "consécration" et la reconnaissance définitive. Le musée d'Ajaccio a-t-il préféré ne pas se dessaisir durant 4 mois de la pièce maîtresse de ses collections, renonçant ainsi à cette participation prestigieuse ? J'en doute... je crains plutôt qu'elle n'ait pas été invitée, peut-être jugée indigne de paraître dans cette rétrospective pure et dure de l’œuvre du maître vénitien. Je n'ai, malheureusement, aucune information à ce sujet, mais regrette que l'homme aux gants d'Ajaccio n'ait pas fait le voyage romain pour retrouver, une fois encore, son grand frère du Louvre et se soumettre à la dure loi d'un voisinage dont il est, une fois déjà, sorti grandi. N'hésitez pas, si vous passez par Ajaccio, à aller vous rendre compte par vous-même de la cohérence de cette attribution !

Pourtant un mystère subsiste, et, sans doute, subsistera : qui est l'homme représenté ? «Contrairement à Raphaël dans les années qui nous préoccupent, estime Paul Joannides, Titien n'était pas encore un artiste de cour. Ainsi, dans la mesure où il ne dépendait pas de mécènes connus, il est improbable qu'on puisse un jour identifier ses modèles. Ceux-ci ne semblent pas avoir fait partie des grands de leur temps, et beaucoup d'entre eux étaient peu connus. C'est un fait que rien ne disparaît plus vite que le souvenir des politiciens mineurs.»


NOTES :

*Everhard Jabach est né à Cologne en 1618. Fils de banquier, il dirigeait un établissement financier à Anvers, qui lui assurait une belle aisance. Il s’installe en France en 1638 et il est naturalisé français en 1647. Collectionneur de peintures, dessins, estampes, marbres et bronzes, sa fortune est évaluée en 1671 à deux millions de livres !
À deux reprises, en 1661-1662, puis en 1671, il cède une grande partie de sa collection à Louis XIV ; les 5 000 dessins de la seconde vente, entrant alors dans les collections royales, constituèrent ensuite le fonds de l'actuel Cabinet des dessins du Louvre.
Selon Wikipédia :
" En 1671 est créée, au sein des collections royales, une section particulière consacrée aux dessins. Cette section est l'ancêtre du département des Arts Graphiques du Louvre. Jabach décide de vendre sa collection. Il écrit le 10 mars 1671 à Gédéon Berbier du Mets (1626-1709), conseiller du roi, intendant et contrôleur général des meubles de la Couronne entre 1663 et 1711 : Considérez, au nom de Dieu, que je me trouve entre le marteau et l'enclume et que j'ay affaire à des gens avec qui il n'y a aucun quartier. Estimée par lui à 581 025 livres, il en avait demandé 450 000. Après de longues discussions, le 11 mars 1671, Colbert fait acheter pour le roi 5 542 dessins et 101 tableaux de la collection Jabach pour la somme de 220 000 livres 9 . Jabach se plaint car ce n'est même pas le prix qu'il avait payé pour leur achat. Cependant le collectionneur Mariette fait remarquer en 1741 : « Monsieur Jabach dont le nom subsistera pendant longtemps avec honneur dans la curiosité, en vendant au Roi ses tableaux et ses dessins, s'étoit réservé une partie des desseins et ce n'étoient pas certainement les moins beaux ». La collection est installée dans l'hôtel de Gramont située à côté du Louvre, acheté en 1665 par le roi, le 4 janvier 1672, pour les 2 631 desseins d'ordonnance collés et dorés, et le 27 mai 1676, pour les 2 911 desseins non collés, estant le rebut de ma collection. Dans les dessins d'ordonnance, il y a 69 pages provenant du Libro de'disegni de Giorgio Vasari que Jabach a fait coller sur un carton en y ajoutant une bande dorée."
A cette époque, l'Homme au Gant faisait déjà partie des collections royales, dont, décidément, cet éminent collectionneur fut un pourvoyeur important : le Portrait d’un sculpteur de Bronzino, Le Repos de la Sainte Famille pendant la fuite en Égypte d’Orazio Gentileschi, La Mort de la Vierge du Caravage, L’Allégorie des Vices et L’Allégorie des Vertus du Corrège (provenant du studiolo d‘Isabelle d‘Este à Mantoue), La Mise au tombeau, l’Allégorie d’Alphonse d’Avalos du Titien, provenant aussi bien d’Italie (la collection Ludovisi), des Flandres (collection de lord Arundel, à partir de 1653) ou de la dispersion des biens de Rubens, d'Allemagne, que d’Angleterre (lors des ventes publiques à Londres des collections de Charles Ier d’Angleterre, en 1650-1653). (selon l'article qui lui est consacré, ici)


** On sait à cet égard toute la difficulté de savoir "où est quoi" dans les biens nationaux, et la lecture du livre-enquête ... sur ce sujet laisse complètement pantois sur le devenir des oeuvres d'art appartenant à l'Etat, encore à l'heure actuelle.

*** William Suida est un autrichien, né le 24 avril 1877 et mort à New York le 29 octobre 1959, historien d'art, qui fit de l'époque de la Renaissance Italienne sa spécialité.

**** Giovanni Busi dit le Cariani  né à San Giovanni Bianco, 1480 ou 1485 et mort à Venise, 1547


7 commentaires:

  1. très intéressant et très fouillé..comme tu en as l'habitude et le talent..immédiatement un livre lu l'an dernier m'est revenu en mémoire...""l'homme au gant"" fait beaucoup parler de lui.

    http://albumvenitien.blogspot.be/2011/09/le-turquettode-metin-arditi.html

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    1. il me semble avoir lu ce livre ?? mais je n'en suis plus très sûre !!

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  2. Voici une séduisante présentation d'une énigme sur le point de trouver sa solution parmi les experts contemporains, Pierre Rosenberg faisant autorité. Sans leur avis éclairé, on aurait sans doute en effet du mal à attribuer l'oeuvre au Titien. En tout cas, c'est passionnant!

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    1. J'étais il y a peu devant un autre Titien, à Trévise, un portrait d'homme aussi, et je me demandais justement ce que Pierre Rosenberg en aurait dit, pas du tout aussi convaincant que celui d'Ajaccio !!

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  3. Ah Michelaise ! Quelle auteur de roman nous avons là, cette enquête mérite de paraître...
    si un jour "les chroniques Michalaise" sont éditées je me mets en liste d'attente.
    bon dimanche

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    1. Oh Josette, mon imprimeur habituel, un site génial qui me permettait d’avoir en livre la version du blog, a disparu et je suis bien triste car je ne trouve pas l’équivalent !! en attendant, merci de ton enthousiasme !!

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  4. ...et je me mets tout juste derrière Josette dans la liste d'attente !

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