samedi 11 mai 2013

TOUJOURS SUR LA ROUTE DE SCARPA (2-LOTTO)

SUITE DE 




En sortant de Castelfranco, comment résister à la villa Emo, toute proche à Vedelago. Un des chefs d'oeuvre absolu d'Andréa Palladio, unissant en un résultat particulièrement équilibré fonction de représentation et fonctions pratiques. 


Pour la villégiature, un corps central auquel on accède par une puissante rampe à l'inclinaison idéalement proportionnée, orné de la classique loge rentrante, à 4 colonnes fort sobres, et surmonté d'un fronton triangulaire contenant l'écusson de la famille Emo.


Pour le côté économique et fonctionnel, de part et d'autre de la "maison" centrale, les traditionnelles barchesse, vastes bâtiments agricoles destinés à stocker les récoltes, à remiser le matériel agricole, voire à abriter certains animaux. Celles de la villa Emo se terminent par deux pigeonniers à la fonction hautement indispensable.


Après Emo, une petite halte à Asolo s'imposait. Non que nous ayons très envie d'aller visiter la Duse, mais, outre que le lieu est délicieux, le Lotto du Duomo nous attirait comme un aimant. Une pure merveille... 


Datée de 1506, et signée dans un cartouche "Laurent[ius] Lotus / Junio(.) M.D.VI", la toile a récemment retrouvé ses couleurs et sa lisibilité et elle mérite le détour, même si on l'a déjà vue dans quelque lointaine exposition. Ne serait-ce que parce que nous avons pour Lotto, peintre un peu resté dans l'ombre par la faute de son génial rival, Titien, une affection particulière. Et aussi, et surtout, pour sa prédelle qui doit être très fragile car on ne la déplace jamais dans les expositions.


L'oeuvre représente l'Assomption de la Vierge, figurée plutôt âgée alors qu'elle s'élève miraculeusement vers le Ciel, dans une mandorle orangée brodée de nuages et portée par 4 angelots jouflus et très concentrés sur leur tache.


On a suggéré que le visage de Marie soit celui de Caterina Cornaro, qui vint, après avoir renoncé à son royaume de Chypre, tenir une cour brillante d'artistes et d’écrivains à Asolo. Le visage n'est pas en effet sans ressemblance avec la reine déchue de Chypre, peut-être a-t-elle commandé elle-même cette toile, à moins qu'un de ses sujets (on a suggéré la famille Suardi de Bergame)  voulant lui rendre hommage, n'ait décidé de faire donner ses traits à la Vierge.


Le reine de Chypre, peinte à divers âges et dont la beauté impressionnait ses contemporains, avait ce même nez fin et très droit, des lèvres minces, le maxillaire carré, le menton lourd et l'oeil droit assez franchement déviant (en fait Bellini ou Titien prennent soigneusement soin de masquer cette "coquetterie à l’œil"  qui, pourtant, paraît indubitable : Lotto l'a à peine suggérée sur le visage de Marie, mais il me semble qu'on la devine quand même)

Aux pieds de Marie, plus saisis d'une vision extatique devant le phénomène surnaturel de son ascension que traditionnels comparses d'une "sacrée conversation", Saint Antoine Abbé et Saint Louis de Toulouse replacent les traditionnels témoins de la scène, que sont, d'ordinaire, les apôtres. Leur stupeur, tête levée vers le ciel et menton pointant vers les nuages, accentue le côté ascensionnel de l’événement.


Ces deux saints étaient liés à l'activité des confréries qui géraient des hôpitaux pour soigner les malades et les pauvres : Saint Antoine, la barbiche pointant comme une voile aspirée par le souffle divin, était invoqué contre les maladies, en particulier contre le feu de Saint Antoine.


Quant à Saint Louis de Toulouse, un saint qu'affectionnaient les italiens mais rarement représenté en France, il était adopté comme exemple par ceux qui prônaient le renoncement aux honneurs mondains pour se consacrer à ceux qui sont dans le besoin. Louis d'Anjou (1274-1297) était le fils de Charles II d'Anjou, roi de Naples. En 1295 le décès de son frère aîné, Charles (Martel, roi de Hongrie), le porta par rang de succession à devenir héritier du trône de son père. Honneur auquel il renonça pour rentrer dans les ordres et porter secours aux pauvres et aux prisonniers. Nommé évêque de Toulouse par le pape, il s’apprêtait à démissionner de ces fonctions dont il était persuadé qu'elles n'étaient qu'honorifiques et dues à son origine royale, quand il mourut, prématurément emporté par la tuberculose contractée quand il était otage des aragonais (de 14 à 21 ans !) pour que son père, prisonnier de guerre, puisse retrouver la liberté et le trône de Naples. Il est donc forcément jeune, toujours paré de fleurs de lys et armé d'une crosse ! Facile à reconnaître ! Et invoqué aussi pour protéger les tuberculeux.


La scène, où l'on a aussi voulu voir non une Assomption, mais la vision du miracle par les saints représentés, se déroule sur un fond de paysage de pré-alpes vénitiennes, automnal et froid (la fumée s'échappe d'une des cheminées de la ferme), flanqué symboliquement d'un arbre mort. Moulin, petit pont, granges... la vie y est décrite dans les plus petits détails : la table mise sur l'aire devant la ferme, des fleurs aux fenêtres et des tourterelles sur les toits des bâtiments agricoles. C'est une pause "christologique" (le repas, la candeur du couple d'oiseaux) dans l'ascèse vers la montagne, sur laquelle s'élève une cité fortifiée : la Jérusalem terrestre.


Mais c'est, comme je le disais, la prédelle de cette toile qui constitue la principale curiosité de cette peinture à l'iconographie assez surprenante. S'ouvrant sur un paysage montagneux assez austère, sans verdure, presque traité en grisaille, on y distingue tours, châteaux fortifiés, ponts et églises disséminés dans le panorama. Puis l'oeil est attiré par des tâches rouges, dont on ne distingue pas bien, de loin, ce qu'elles sont vraiment.


En s'approchant (pardon, je n'ai pas pu grimper sur l'autel et mes photos sont un peu floues), on s'aperçoit que la scène est précédée d'une sorte de rambarde sur laquelle s'égaye quelques bouquets de fleurs et des cailles bien dodues. Étrange !! Or, en Hébreu, "siman" veut dire signe, symbole... et même, de façon plus abstraite, apparition, vision, miracle (siman tow). Or, "siman" est aussi le nom qu'on donne aux cailles en Egypte, ces cailles qui sont tombées du ciel lors de la traversée du Sinaï par les Hébreux, la caille étant un signe miraculeux de la miséricorde divine. Les commanditaires du tableau connaissaient sans doute ce vocable et ces cailles souligneraient, s'il en était besoin, le caractère miraculeux de l'Assomption de Marie. Cette référence au miracle accompli pour les Hébreux en leur envoyant, en même temps que la manne, des cailles, dont un vol épuisé s'abattit à point nommé près des troupes affamées, expliquerait la nudité du paysage de l'arrière-plan : comme un désert, vu par quelqu'un qui vit dans une région verdoyante et riante, un site désolé et vide, dans lequel l'homme ne peut survivre que grâce à la miséricorde de son Dieu. Qui, note le texte de l'Exode, prit soin aussi de faire jaillir une source pour son peuple assoiffé. Ce qui pourrait expliquer le large fleuve qui parcourt la vallée dénudée.


- Et les fleurs ???... réclame Alter, m'obligeant à vous livrer un détail encore plus flou que le reste.
- Ben je sais pas moi... une référence à la manne ??
Mais, à y regarder de plus près, il s'avère qu'il s'agit de plantes médicinales, car la manne provient de l'exsudation sucrée de certains arbres (chênes, mélèzes, tamaris, cèdre, eucalyptus), rien à voir avec les fleurs. Il s'avère qu'on a identifié de la molène ou bouillon-blanc et de la pulmonaire ou consoude... tous détails qui viennent confirmer que le tableau fut commandé par des membres de la confrérie "dei Battuti" (des flagellants), dédiée aux soins médicaux et hospitaliers.

Et Scarpa, Michelaise, tu y penses encore ???... Rassurez-vous, je n'oublie pas mais la journée a été forte en émotions !!





6 commentaires:

  1. décidément, ma liste "à faire" en Italie continue de s'allonger! MErci!

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    1. Oh Eimelle, cette fichue liste de "à faire en Italie" est inépuisable !! on n'en viendra jamais à bout ni les uns, ni les autres !!!

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  2. Voilà une analyse passionnante qui suffit amplement à nous faire patienter en attendant Scarpa. Merci, Michelaise! Bon dimanche!

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    1. Merci Anne, les photos, prises de très loin et sans lumière, sont un peu floues et je le regrette vraiment.

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  3. C'est la première fois que je vois la Vierge, ainsi représentée !!!
    Son visage si figé, presque coincé... Un visage de paysanne plutôt que celui d'une reine??? Que peut-il révélé sinon de l'anxiété ???? Une énigme que tu as le don de nous faire découvrir !

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    1. Il faut avouer que, selon nos critères actuels, Caterina Cornaro, s'il s'agit bien d'elle, n'était pas très souriante ni très belle ! De plus, cette assomption représente, de façon logique, mais tu as raison, inhabituelle, la vierge âgée et pas vraiment gaie !!

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