mercredi 24 juillet 2013

LES MACCHIAIOLI (3) : LA MACCHIA


Vincenzo Cabianca : les Jeunes Moniales 1861
Une des toiles les plus évocatrices de l'exposition : le trait de génie de l'artiste a consisté à choisir cette composition strictement horizontale, impitoyablement coupée en son milieu par ce mur qui enclos les moniales et ne laisse deviner qu'une bande lointaine de mer. Celles de gauche, le visage protégé par leurs cornettes immaculées, regardent cet horizon avec une nostalgie paisible, tandis que leurs autres sœurs s'enfoncent vers le portail sombre de l'église en contrebas, se dirigeant vers l'office du soir. La lumière ricoche, poudroie, scintille sur les herbes et les pierres, marquant d'ombres profondes cette scène vespérale.
Viareggio, Istituto Matteucci

Le mot "macchia", que l'on traduit communément par "tache" est, en italien, polysémique et susceptible de connotations différentes selon le sens qu'on lui choisit. Il sert à désigner bien sûr une macule de couleur de taille ou de forme diverse mais aussi, une esquisse anecdotique, demeurée à l'état d'ébauche et justement, ne pouvant pas encore être qualifiée d’œuvre d'art. On imagine combien ce sens, vaguement péjoratif, plut aux détracteurs de cette nouvelle forme artistique !!
Mais macchia a un autre sens, qui séduisit sans doute les peintres de ce mouvement car il correspondait parfaitement à leur état d'esprit frondeur : macchia désigne aussi les broussailles qui poussent sur les terrains arides, et "darsi alla macchia" signifie "prendre le maquis. Perspective qui ne pouvait que réjouir ces joyeux drilles du pinceau.

La macchia telle que la présente Wikipédia sur la page de sa définition en italien : ici sur l'île d'Elbe

Pour finir, au sens figuré, macchia désigne au figuré une erreur commise, une action laide et moche, autant dire une tache morale indélébile qui salit une réputation ! Et celle des Macchiaoli était, pour les bons bourgeois amateurs d'art classique, fort sulfureuse !
Mais les Macchiaoli sont nés en Toscane et il est intéressant d'ajouter à ces sens généraux les significations du mot en patois toscan : un macchiolo, en Toscane, indique un type de limier pour la chasse au sanglier, habiles à pénétrer dans les buissons les plus épais pour y débusquer la bête sauvage. Et la race des bovins de la Maremme est quant à elle, qualifiée de macchiola. Enfin, dans la région de Florence exclusivement, le mot macchia correspond à un individu étrange, excentrique, proche de la caricature. Autant dire pas mal de sens plutôt péjoratifs !!

Giovanni Fattori (1825-1908) soldats français en 1859 - 
Quelques taches suggèrent, avec brio, les uniformes des soldats, leurs silhouettes à la manœuvre, et tout est dit !
Viareggio Istituto Matteucci

Ce fut Adriano Cecioni, un des représentants du mouvement, qui en fut le théoricien le plus lucide et bien sûr, il se réfère à l'acception la plus noble du terme : "l'art, dit-il, doit être une surprise faite à la nature dans ses moments normaux et anormaux, dans ses effets plus ou moins étranges". On remplace l'idéal de pureté et de perfection formelles qui dominent alors dans l'esthétique italienne, pour adopter une nouvelle référence, le Vrai, et l'art ne doit plus résider "dans la recherche de la forme, mais dans la manière de prendre les impressions qu'on reçoit de la vérité, au moyen de taches de couleur, de zones claires et de zones sombres, et par exemple : une seule tache de couleur pour le visage, une autre pour les cheveux, une autre, mettons, pour le fichu, ne autre pour la jaquette ou la robe, une autre pour le jupon, une autre pour les mains ou les pieds, et ainsi de suite pour le sol et le ciel".

Giovanni Fattori : la Rotonde de Palmieri 1866
Tout est ici, précisément, comme Cecioni le préconise : les crinolines suggérées dans l'ombre éclatante du tivoli sous lequel ces élégantes s'abritent ne sont qu'éclaboussures de couleur dans l'ardeur de l'été.
Galerie d'Art Moderne du Palazzo Pitti

On ne peut être plus clair !! Il ajoute, pour faire bon poids "le crayon ou le fusain ne devraient jamais intervenir, ne fut-ce que de manière embryonnaire, dans les parties qui forment le tableau; avec la trace qu'ils laissent, le pinceau commence à travailler autrement qu'il ne le ferait si cette trace n'existait pas. Le pinceau devient alors l'esclave de cette préparation alors qu'il doit déflorer la toile et tout faire, dans la mesure du possible, du premier coup ou en une seule fois". Voici posés les principes de cette nouvelle école qui se veut spontanée et le plus proche possible du réel.
Mais, et c'est intéressant de le noter, ces peintres aimèrent aussi peindre des gardians et des bouviers, des ânes et des vaches, des scènes de chasse et des bourgs, tout ce qui les entouraient et dont ils aimaient à rendre l'ambiance, telle qu'ils la percevaient, atemporelle. Opposants et rebelles à l'Art officiel, ils vécurent longtemps dans une semi-clandestinité, une sorte de maquis, où ils étaient perçus par les paysans et autres contemporains comme des individus bizarres, voire louches !! Et "la tache" dont on se plut à les salir finit par les immortaliser, eux et leur mouvement pictural. 

Giovanni Fattori : la Sentinelle 1871
Cette toile de Fattori est presque un manifeste : le mur blanc, la déclinaison des teintes claires et aveuglantes, la simplicité de la mise en place, l'anecdotique réduit à l'essentiel, tout est limpide et fulgurant : c'est cette efficacité que revendiquaient avec lui ceux de la macchia !
Collection particulière

Tout commença pour eux par un engagement politique puisque tous rêvaient d'une nouvelle Italie, et, proches de Mazzini, ils partageaient aussi ses convictions sociales, selon lesquelles la culture constituait un élément essentiel de la nouvelle nation à construire. Mazzini prônait, certes, l'emploi du poignard et de la carabine pour arriver à ses fins, mais il était persuadé que son combat devait plonger ses racines dans l'immense tradition du pays, à commencer par Dante, revenant à une époque glorieuse que la misère des temps avait amoindrie. Et Mazzini idéalisait enfin la jeunesse, pour balayer plus efficacement tous les vieux systèmes politiques, éducatifs et militaires : dans la Giovine Italia (limite d'age 30 ans) comme plus tard dans la Giovine Europa, les meilleures intelligences démocratiques devaient se rassembler pour renverser le statu quoi et aboutir à une révoltion internationale. Engagés politiquement les jeunes artistes, qui fuyaient l'Académie Flornetine des Beaux Arts, l'étaient aussi culturellement et rêvaient d'une révolution artistique. Et cette révolution, ils la firent ! A leurs dépens malheureusement, car ceux qui ne tentèrent pas l'aventure parisienne et restèrent enracinés dans leur sol natal vécurent et moururent pauvres et décriés. Certes ils restèrent des esprits libres mais durent se contenter d'emplois subalternes, de places de second plan et reçurent fort peu de commandes prestigieuses.

Guiseppe Abbati : le Cloître de Santa Croce à Florence, 1861-1862
Quelques à-plats, fort et vigoureux et l'essentiel est posé : les blocs de pierre blanche s'entassent le long de la galerie sombre, le jeune homme est suggéré par quelques touches précises et efficaces, et l'accent de son bonnet bleu est décisif, il fait vibrer l'ensemble de cette composition minérale d'une inflexion essentielle et géniale.
Galerie d'Art Moderne du Palazzo Pitti

Mais nous parlerons de leurs engagements et de leur fierté plus tard, revenons pour l'instant à leur théorie picturale. Ils aimaient discourir et palabrer sans cesse, ils le faisaient au café Michelangiolo, mais aussi dans la propriété de Diego Martelli à Castiglioncello où il se forma, à partir de 1861, un véritable cénacle. Au cours de ces excursions, de ces séjours à la campagne, on pouvait échanger sur le choix des sujets, les trouvailles expressives les plus originales, les nouveaux procédés techniques, la désacralisation de l'art du passé, la volonté d'inventer un nouveau style. Diego Martelli en parle en ces termes, presque héroïques : "Après 1861, on vit s'affirmer et prendre forme un mouvement de  véritable nihilisme artistique, qui réunit autour d'un projet commun de rébellion contre toutes les autorités constituées un groupe choisi de martyrs de l'idée nouvelle ; ils détruisirent peu à peu tout ce qui s'était fait et se faisait encore de faux, et transformèrent de fond en comble le sentiment et l'aspect de l'art moderne. Ce travail se fit en suivant un chemin semé d’embûches et d'épines, dans la mesure où le public était habitué aux grandes toiles miraculeuses où le mélodrame hurle l'amour de la patrie et égorge tous les tyrans. Et il ne pouvait pas comprendre ces tableaux trop modestes qui n'étaient pas des tableaux mais des études d'après nature. De son côté, le nihiliste qui s'était voué corps et âme à recherche la clé des rapports et des valeurs ne pouvait que trop eu, et même pas du tout, se préoccuper de la scène et de la bonne trouvaille pour rendre une ombre de cyprès sur un terrain éclairé par le soleil".

Guiseppe Abbati : Route toscane, après 1862
L'invention ici, ce sont ces fortes ombres portées qui strient la route : ce ne sont pas celles des arbres de la composition mais d'autres arbres, qui sont en dehors du tableau. L'ombre devient sujet à part entière.
Galerie d'Art Moderne du Palazzo Pitti


La transparence de l'air, les points de vue toujours ouverts, souvent inattendus, les teintes franches et pourtant sourdes des paysages, des collines, tout est novateur dans cette peinture qui transcende la Toscane "leur terre heureuse, élue, douée entre toutes par la nature". Plus que le paysage c'est l'esprit des lieux qu'ils aiment à traduire. Adeptes du plein air et de la couleur claire pour mieux saisir l'instant, les macchiaoli n'éprouvent pas le besoin de fragmenter la touche pour faire vibrer la lumière : leur palette est transparente, éclatante et révèle des formes aux découpures franches. Leur temps est suspendu et, par là, éternel comme la beauté des lieux qu'ils transcrivent. Ils aiment les formations très allongées, d'une horizontalité proche du format panoramique : elles permettent d'ouvrir largement les vues et offrent la vision de vastes étendues qui invitent à la rêverie. Ils privilégient les petits formats, plus économiques et surtout plus faciles à transporter pour peindre sur le motif : leurs paysages y sont construits en notations rapides, en contrastes où alternent couleurs sombres et claires, laissant parfois par transparence le fond en réserve.

 Odoardo Borrani : charrette rouge à Castelgliocello - 1865-1866
La transparence de l'air, la mer d'un azur profond qui se découvre au loin, mettent en valeur les bœufs blancs sous le joug : dans ce détail (la peinture mesure 12.6 x 66 cm, elle est donc deux fois plus longue) de la toile de Borrani se manifeste clairement la théorie des Macchiaoli : un air sec, sans voile et sans vapeurs, qui découpe la silhouette des choses d'une façon âpre, crue et terriblement efficace ...
Viareggio Istituto Matteucci

Mais comment se fait-il que ce mouvement, théorisé par ses adeptes qui écrivirent nombres d'articles et prononcèrent à son sujet maints discours, ne connut pas de postérité et, pire, tomba quasiment dans l'oubli ?? Certains macchiaoli, à la suite des compte-rendus enthousiaste de Diego Martelli se rendirent de plus en plus souvent à Paris, d'autres, Zandomeneghi, Boldini, s'y installèrent même, aux côtés de De Nittis qui faisait alors fortune ! Ils y obtinrent une célébrité et des honneurs bien plus encourageants que ceux qu'on leur avait réservés dans leur patrie, car, alors que l'Italie oubliait ses patriotes et ses artistes, la France célébrait les siens. Peu à peu la macchia s'éteignit et commença pour ces artistes un purgatoire qui, malgré quelques expositions phares dont celle de l'Orangerie, continue encore. Beaucoup moururent sans avoir connu la gloire et dans le dénuement.

7 commentaires:

  1. Bonsoir la Charente maritime, un petit air marin serai bien apprécié.

    j'emporte le cloître avec le jeune homme au bonnet bleu et les ombres des arbres... vraiment encore une belle découverte cette peinture !
    Bonne soirée Michelaise

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    1. L'air marin est là, bien frais ce matin, mais je crains que cette fraicheur soit une exception en France aujourd'hui. Et que le soleil soit ailleurs aussi fort qu'en Toscane au plus fort de l'été !

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  2. Nous avons eu une petite pluie d'orage ce matin mais déjà le soleil est revenu, ouf !!!
    Tes articles sur les Macchiaioli m'intéressent hautement puisque j'ai vu cette exposition et que j'ai absolument découvert ce mouvement italien mais mon manque de temps m'empêche de les lire tous, je les garde en réserve!!!
    Belle journée !

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  3. Merci Enitram de cet intérêt... les articles restent sur le blog, à ta disposition !! tu sais, ils sont lus, surtout ceux-ci, sur la durée !! Mais c'est vraiment chouette que tu aies vu l'expo

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  4. Ce qui me semble terrible et vraiment triste c'est que ces artistes de talent n'aient pas eu de reconnaissance réelle de leur vivant...
    J'aime beaucoup le travail de l'ombre et de la lumière sur la plupart des toiles que tu présentes. On y ressent vraiment la chaleur ambiante et je trouve que c'est extraordinaire de savoir faire passer ainsi une atmosphère.
    Je poursuis dès que possible cette intéressante découverte. Je suis tout, sauf une spécialiste, mais je me régale...

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    1. Dans le monde de l'art, comme dans de nombreux "mondes", tout est affaire de modes. De talents certes, mais aussi et surtout de modes. Et l'on conçoit aisément que les collectionneurs qui ont payé certains peintres des fortunes ont plus à cœur de voir se maintenir la cote de leurs placements que de dénicher de nouveaux placements !! Merci pour ton enthousiasme Oxy, ravie que cela t'intéresse !!

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    2. Ceci étant, les macchiaioli se vendent à des prix abordables pour des peintres de cette époque et de cette qualité. Cela n'a rien à voir avec le prix de la moindre croûte impressionniste (ou supposée telle) et c'est, en effet, injuste.

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