vendredi 2 août 2013

GEORGES ROUAULT A CHAILLEVETTE


Une exposition Rouault à Chaillevette ?? Excusez du peu ! On a eu, dans un premier temps, du mal à y croire et, j'ai honte de l'avouer, on n'a pas eu le courage d'y aller plus tôt. Pourtant depuis le mois de juin, autour de cette exposition, se sont déroulées plusieurs événements qui nous auraient passionnés, mais la nature humaine est ainsi faite : on est toujours prompt à courir au bout du monde pour voir des choses pas nécessairement plus passionnantes que celles qui se déroulent à notre porte. Mais que se passe-t-il donc à Chaillevette, au fait Michelaise !


Au 21 rue des Marais-Salants, une agréable propriété, ceinte de murs mais au portail grand ouvert, affiche un discret panonceau : Domaine de Chatressac, Ateliers d'architecture et d'urbanisme, Association La Valenne.


Un domaine et une association qui mériteraient à eux seuls un grand article, et je tacherai de l'écrire un jour, mais j'en sais pour le moment trop peu pour le faire. Il nous suffit ici de savoir que cette année l'association sise en ces lieux fêtait ses 20 ans et qu'à cette occasion, entre de multiples concerts, conférences, animations et interventions diverses, maintenant à peu près terminés, on peut y visiter une exposition consacrée aux planches du Miserere de Georges Rouault. C'est Gérard qui, le jour où il est retourné chercher là-bas son tripianoteur, nous avait laissé une affiche. Depuis, elle trônait dans la cuisine sans que quiconque s’avise de donner suite. J'avoue que le fait m'avait impressionnée mais Rouault, que voulez-vous, je ne connais guère et il me rebute un peu : tout simplement parce que, je l'ai compris en visitant l'exposition, je ne connais pas, et qu'il me fait un peu peur. Ce fauve, expressionniste et vaguement cubiste, mais tellement farouchement indépendant quo'n ne peut décemment le rattacher à aucun mouvement, tourmenté, torturé, aux accents puissants mais tellement arides, ne joue pas les séducteurs avec son pinceau. Et son refus des compromissions, cette ivresse de la couleur, utilisée avec une ardeur et une force jamais en repos, ne facilite pas l'accès à son oeuvre(1). Donc la visite de cette exposition restait à l'état de projet, vous savez, de ceux qu'on repousse tant et si bien qu'un jour la date de clôture est dépassée et il ne vous reste plus qu'à afficher un air contrit et un peu chafouin "oh zut, j'ai oublié".


Pourtant j'aime Matisse et Marquet, ses compagnons d'atelier quand ils furent tous trois élèves de Gustave Moreau... pauvre Gustave à qui l'ont fait bien des procès à la suite de la méchante boutade de Degas (Il met des chaines de montre aux dieux de l'Olympe) et qui pourtant a abrité en son atelier ces jeunes pleins d'avenir, qui, tous trois, ont révolutionné la peinture. Moreau avait d'ailleurs noué avec Rouault une relation si forte que ce dernier fut nommé, après sa mort, conservateur de son hôtel particulier, transformé en musée. Je me suis plu, en introduction, à placer de part et d'autre de la mère à l'enfant de la suite Miserere, deux autres mères à l'enfant de ses compagnons de jeunesse, tous trois aussi efficaces dans le trait et audacieux dans la forme.


C'est un concert des jeudis musicaux à La Tremblade qui nous a incités à faire un tour (2) à l'exposition de Chaillevette, et vraiment, cela aurait été dommage de ne pas y aller. Car la visite attentive de ces eaux-fortes nous a permis de mieux comprendre le peintre. Et, paradoxalement, j'ai trouvé que le noir et le blanc, d'autant qu'ils sont ici lumineux et profonds, est plus facile pour aborder ce peintre, que la couleur.


Le Domaine présente donc 17 des 58 planches du Miserere, dont nous avons, à cette occasion, appris l’histoire. Il est traditionnel de les présenter comme étant le reflet des souffrances de la guerre de 14-18, mais c'est au décès de son père, en 1912, que Rouault a initié cette suite, en commençant un carnet de dessins, à l'encre de Chine, carnet sur la première page duquel il inscrivit le titre, Miserere, et dont il utilisa ensuite les croquis pour les gravures. Gravures à l'eau forte, à la touche épaisse et aux traits cernés(3) qui disent en images ses angoisses, son inquiétude spirituelle, les peurs de cette période troublée, les injustices de la société et les malheurs de l'Europe. Travailleur acharné, artisan du trait(4), perfectionniste jusqu'à l'extrême, il les a retouchées, reprises, améliorées longuement, ces planches... certaines ont connu jusqu'à 18 états. Une vraie bataille contre la matière pour en faire surgir l'esprit. Ambroise Vollard, qui lui avait acheté l'intégralité de son atelier en 1917(5), proposa de faire un tirage de luxe de cet ensemble qu'il suggéra à l'artiste de sous-titrer. Cela deviendra le Miserere. Mais, suite à de nombreux retards, dont la mort de Vollard, Miserere ne paraîtra finalement qu'en 1948, à l'initiative d'un autre éditeur. Et connaîtra un succès qu'autant plus évident que cette dénonciation des misères humaines, aggravées par les horreurs de la guerre, était, après la Seconde Guerre Mondiale, de nouveau d'une brûlante actualité. 

Vibrante leçon d'humilité et d'empathie : "J'ai vu clairement que le "pître" c'était moi, c'était nous, cet habit riche et pailleté, c'est la vie qui nous le donne... mais si l'on nous surprend, comme j'ai surpris le vieux pître... qui osera dire qu'il n'est pas pris jusqu'aux entrailles par une incommensurable pitié. J'ai le défaut (défaut peut-être ... en tout cas c'est pour moi un abîme de souffrance) de ne laisse à personne son habit pailleté, fut-il roi eu empereur. L'homme que j'ai devant moi, c'est son âme que je veux voir."

Mais que "raconte" exactement le Miserere ? L'admirable texte que Coryse Vattebled, un des membres de l'association et initiatrice de l'exposition, adresse au peintre pour présenter son oeuvre, vous le dira mieux que moi(6).
"... la Grande Guerre, carnage de 14-18 où les tranchées ont enseveli ces millions de cadavres, fils sacrifiés à la bêtise humaine et à la barbarie, et l'idée même de la grandeur de l'homme, ont fait jaillir en vous ce cri "Méritons-nous encore d'être sauvés?"... Devant la sauvagerie, il n'était plus temps de présenter au peuple l'image de la divinité... il fallait s'atteler sans concession à l'inventaire de notre tragédie humaine : nos petitesses, nos bavardages, nos mesquineries, nos orgueils mal placés, nos petites combines, nos masques si bien peints.... Humblement, patiemment, vous avez plongé dans nos failles, nos scories, nos lâchetés, nos ténèbres ; les seules choses que nous possédons encore ; et à genoux, suppliant, vous avez présenté cette humanité malade de prétention au seul Etre auquel vous croyiez encore et toujours, ce Christ de la déréliction, Verbe incarné, bafoué et vainqueur ... qui nous guérit".


Cela donne des gravures comme des coups de poing, qui, avec patience, ténacité et une grande dignité, parlent de l'homme, de ses grandeurs, de ses misères, mais aussi de l'Histoire et de ses aberrations, et enfin d’espoir et de Rédemption. Et, ce qui est remarquable, est que le regard de l’artiste n'est jamais amer ou cruel, il tente de dire l'indicible mais reste bienveillant, plein de compassion et ce cri a des échos de complainte. Rouault n'est pas facile, mais on est récompensé de l'effort fait pour l'approcher, on se sent plus humain après avoir vu ses œuvres. Tirées à 12 exemplaires (je crois... je ne suis pas certaine du 12 ! en tout cas ensuite les cuivres furent barrés pour qu'on n'en fit pas d'autres tirages), les planches sont d'une qualité exceptionnelle, que rendent mal les reproductions : les noirs scintillent, les blancs chantent et la gamme de gris a conservé toute sa subtile harmonie, invitant le spectateur à réinventer les couleurs de ces scènes réduites à l'essentiel.


Notons enfin que cette improbable exposition dans les marais de la Seudre a pu avoir lieu grâce à l'oeuvre de diffusion menée sans relâche par les descendants du peintre, qui s'emploient avec fidélité à honorer la mémoire de l'artiste et à faire connaitre inlassablement son travail, en prêtant ses œuvres dans le monde entier. Pour respecter le souhait de leur père et grand-père, qui a expressément demandé que cette oeuvre circule, qu'elle soit aussi publique que possible. Alors, pour remercier ces ayants-droits, plus préoccupés de la réputation et de l'oeuvre de leur ascendant que de toucher les royalties qu'elle pourrait leur rapporter, pour remercier aussi l'Assocation La Valenne qui nous offre pareille chance, allez vite voir Miserere à Chaillevette(2) : ce serait dommage, si vous êtes en vacances dans la région, de rater "cette conversation, cette intimité" avec Georges Rouault.



Notes : 
1- Je cite Coryse Vattebled : "Votre oeuvre n'est pas faire pour être belle. Rencontrer votre oeuvre est un choc, elle pénètre celui qui la contemple. Elle opère mystérieusement un retournement intérieur.... Qu'elle soit gravée, qu'elle soit peintre, dans votre oeuvre sans artifice, ni complaisance, vous nous parlez de l'Homme..."

2- J'insiste au passage sur le fait que cette exposition, ouverte jusqu'au 17 août, n'est pas ouverte le jeudi (nous n'avions pas lu l'affiche assez attentivement) mais bien le vendredi et le samedi de 16 à 19h.

3- Fils d'un ébéniste breton, Rouault entra à 14 ans en apprentissage chez un peintre de vitraux et l'on comprend mieux, à ce détail, combien son oeuvre a été marquée par cette première approche de l'art. 

4- Ainsi que l'écrit Coryse dans sa lettre à Rouault, "Votre travail d'artisan-artiste, d'artiste-artisan, chez vous, l'un ne va pas sans l'autre, naît dans la filiation... Vous avez pris le poids de la matière, qu'elle soit picturale ou humaine, vous l'avez respectée, malaxée, pétrie au plus intime".

5- En procès avec les héritiers de Vollard qui, après la mort de ce dernier en 1946, voulaient faire de ses toiles des usages qu'il réprouvait, Rouault obtint gain de cause et put, en 1948, brûler en présence d'huissier 315 de ses tableaux, qu'il ne voulait pas voir lui survivre. Quel admirable courage et quelle intégrité morale, alors qu'il était connu, et que c'était une petite fortune qui partait ainsi en fumée. Une attitude qu'on aurait voulu voir adopter par nombre de ses confrères qui ont laissé sur le marché des "croûtes" qui, sous couvert de placement et de spéculation, atteignent des valeurs telles qu'il n'est plus question de les mettre au placard, fussent-elles peu flatteuses pour la mémoire de celui qui les fit.

Un petit film d'une minute 22 immortalise ce moment rare, celui où un peintre "fait justice à ses peintures". 73 ans mais l’œil vif et sans l'ombre d'une hésitation. Les héritiers de Vollard ne voulaient pas le laisser terminer ses œuvres...  il les brûle  et 500 millions s'envolent dans la chaudière ! Et les italiens de le comparer à Virgile qui voulait brûler le manuscrit de l'Eneide ! A regarder absolument...

6- Ce superbe texte, qu'on vous remet à l'arrivée, est le meilleur guide qui soit pour la compréhension de l'oeuvre exposé. Je ne saurais trop vous recommander d'en accompagner votre visite.

7- par exemple le prêt à l'université de San Diego, ou à Ancona, que vous pourrez "visiter" grâce à ces vidéos :




Les reproductions de Rouault que je n'ai pas photographiées sur place proviennent du site de Poyeliku

9 commentaires:

  1. Je ne savais pas qu'il y avait là des expositions. Mais je sais qu'il s'y est produit un magnifique poète-chanteur: Philippe Forcioli, que je suis allée écouter la veille à Port d'Envaux. Une soirée remarquable.
    Anne.

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    1. En effet, ils organisent aussi des concerts, et que qualité en plus !

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  2. Rouault est en effet un peintre à part qui ne "s'apprivoise pas facilement. Encore un superbe article mais comment fais tu pour écrire autant ???

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    1. Merci robert... écrire c'est vraiment mon hobby, comme d'autres font le jardin ou de la poterie !! Donc j'y prends un réel plaisir. Plaisir doublé de l'agrément de revivre nos visites, ce qui les rend encore plus "efficaces", je n'aime pas visiter pour visiter ou accumuler des kilomètres, mais pour cheminer. Le blog m'y aide !
      Rouault, après cette étape, me semble nettement plus proche. Je vais finir par mieux le comprendre

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  3. Bonsoir Michelaise. Je connaissais Georges Rouault de nom, mais très peu ses tableaux. Je trouve que son oeuvre est douloureuse mais ne manque pas de beauté. Je ne suis pas étonnée de lire que le peintre a fait son apprentissage chez un peintre de vitraux. J'ai l'impression que l'on retrouve dans ses dessins les gros traits qui font penser aux cernes de plomb qui séparent les couleurs dans les vitraux. Mais je ne suis pas spécialiste du tout et je dis peut-être là une énormité.
    J'ai trouvé très dur que le peintre soit obligé de brûler ses oeuvres. Quel courage dans ce geste...
    En tout cas je ne peux que te remercier pour cette présentation -comme tous tes autres articles- toujours si bien documentée.
    Comme Robert je suis toujours stupéfaite par ta capacité d'écrire de si longs articles et des articles si sérieux (contrairement à moi... ;-) )
    Bon il faut de tout pour faire un monde...

    Merci en tout cas et bonne fin de journée à toi :-)

    PS : nous avons regardé il y a quelques jours un reportage sur Arte au sujet d'un accordeur de pianos et j'ai beaucoup pensé à toi et à Alter. Je ne sais pas si cela peut t'intéresser, mais je te donne le lien au cas où :
    http://www.arte.tv/guide/fr/043061-000/pianomania

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    1. Ton comentaire, si indulgent et fort complet (tu as parfaitement raison, je pense, pour Rouault et l'influence absolue du vitrail sur son oeuvre) est la preuve par neuf de l'agrément d'écrire de pareils articles. Trop long pour la "norme" internet mais il s'agit, tu l'as compris, de partager des découvertes, pas seulement des impressions.
      La scène avec Lang Lang me rappelle l'aventure du choix du grand Steinway de concert pour le nouvel auditorium de Bordeaux par Gérard avec Bertrand Chamayou
      l'histoire
      l'arrivée à hambourg
      le choix
      sur le site de steiway, avec liens vers la presse
      et pour finir le concert d'inauguration justement avec Lang Lang !
      Merci pour ta fidélité Oxy !!

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    2. Merci pour tous ces liens que j'ai suivis avec beaucoup d'intérêt. Je ne connais rien au piano mais ai bien compris tout ce que Gérard Fauvin explique et ressent grâce au reportage de Arte qui m'avait beaucoup plu. Une telle passion ne peut que donner des frissons. Lors du concert de Lang Lang (Mozart et Chopin, mes préférés je crois car peut-être les plus faciles à "comprendre" pour les non-initiés) dans cette salle magnifique, j'imagine l'émotion ressentie et que dire de cette énorme standing ovation.... De quoi avoir les larmes aux yeux.
      Merci encore à toi pour ce partage.

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  4. Chère Madame,
    Gérard Fauvin vient de me faire parvenir votre article sur l'exposition Rouault, que nous présentons au Domaine de Chatressac. Je tenais a vous féliciter pour ce magnifique travail. Cela fait du bien de lire un article sérieux, sensible et documenté. J'aime votre écriture et je serai heureuse de lire d'autres choses de vous. J'espère que nous aurons l'occasion de nous rencontrer prochainement.
    Cordialement. Coryse Vattebled

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    1. Merci Madame Vattebled de cette lecture indulgente et attentive !! Quant à lire d'autres textes de moi, je crains que mon blog n'en offre plus qu'il n'en faut, sur tous les sujets et à toutes les sauces !! Trop pour être lu d'affilée je l'avoue !!
      J'espère aussi vous rencontrer lors d'un prochain passage à Chaillevette, puisque, vous l'avez peut-être compris à ma signature (michelaise = habitante de Meschers) nous ne sommes pas très loin !
      J'espère que cet article vous amènera quelques visiteurs car votre exposition est un vrai "cadeau" pour les touristes et ils seraient bien ingrats de ne savoir en profiter.

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