jeudi 15 août 2013

UN RETABLE DE FRANCESCO LAURANA

15 Août : jour de l'Assomption de Marie
Le retable auquel je consacre ce billet n'est pas une Assomption mais une scène où Marie joue un rôle, sinon central, au moins de première importance : la Mère pâmée devant le supplice de son Fils (remarquez que le marbre de son visage est plus blanc, pour marquer son extrême pâleur), puisqu'il s'agit d'un Portement de Croix


Francesco Laurana fut, sans aucun doute, le premier sculpteur italien de renom qui soit venu travailler en France. Quoique dire qu'il est italien soit un peu simplificateur puisqu'il est originaire de Dalmatie, où il naquit aux environs de 1420 et qu'il a beaucoup travaillé en France, où il mourut peu après 1502. Élève de Pietro Da Milano à Dubrovnic, c'est à ce dernier qu'Alphonse d'Aragon fait appel pour orner un arc de triomphe érigé à l'entrée du Castenuovo de Naples en 1458, et l'on sait qu'à cette occaion Laurana accompagne son maître en Italie  Il est possible qu'il ait exécuté auparavant les sculptures d'un autel de la cathédrale de Šibenik (Croatie), l'ancienne cité vénitienne de Sebenico. Toujours est-il que ce séjour napolitain est décisif pour la formation du sculpteur qui se trouve confronté à la culture antique et à tous les courants artistiques venant de Catalogne, d'Espagne, de Bourgogne et des Flandres. A la mort du roi Alphonse, il est appelé en Provence à la cour du Roi René d'Anjou qui lui commande plusieurs médailles*. Après ce séjour dans le sud de la France, il part en Sicile où il reste environ de 1468 à 1471**. Il revient à Naples en 1471, occasion pour lui de réaliser une Vierge pour la chapelle Santa Barbara, puis séjourne à Urbino de 1474 à 1477, date approximative de son retour en France. Sa fille épouse un peintre avignonais et dès lors, on pense qu'il reste en Provence où il continue à travailler pour les grands. Il réalise de 1477 à la fin de sa vie, de nombreuses effigies en buste ou en médaille (comme la tête d'enfant dont je vous ai déjà parlé l'an dernier) mais aussi plusieurs œuvres monumentales comme l'autel Saint Lazare qu'on admire encore à la Major de Marseille,  le Tombeau de Giovanni Cossa à Sainte-Marthe de Tarascon et leTombeau de Charles du Maine au Mans et aussi le Retable de la montée au Calvaire qu'on voit aujourd'hui en l'église Saint-Didier d'Avignon.
René d'Anjou, roi de Jérusalem et de Sicile, duc d'Anjou et de Lorraine, était un homme de lettre raffiné et cultivé, protecteur de l'art et des artistes. C'était aussi un homme très pieux qui fit réaliser nombre d’œuvres religieuses à des fins personnelles mais aussi pour orner églises et couvents. C'est ainsi qu'en 1478, il commanda à Laurana un portement de Croix destiné au maître-autel du couvent des Célestins d'Avignon. Saisie et confisquée en même temps que d'autres biens d'église au moment de la Révolution française, l'oeuvre fut rachetée en grande partie aux enchères publiques en 1801 par la paroisse Saint Didier d'Avignon. Ce n'est qu'en 1849; à l'occasion du déplacement de la porte latérale de l'église, que le retable fut remonté, trouvant place dans une nouvelle chapelle créée à cette occasion, chapelle où on l'admire encore aujourd'hui. 


L'oeuvre est monumentale : sculptée dans un très beau bloc de marbre blanc, la scène se dégage par plans successifs de la masse. Le fond, en très léger relief, est travaillé comme une médaille. Un paysage urbain manifestement italien constitue l'arrière-plan de cette montée au calvaire qui semble se dérouler à Rome ou en Campanie tant les références architecturales y dont précises et détaillées. Tout, des bossages aux clochetons, en passant par les bannières flottant au-dessus de la scène, rappelle la péninsule. 


Sur ce fond très structuré et suggérant une perspective très marquée, les personnages se détachent ensuite en bas relief, en moyen relief, en haut-relief et finalement en ronde-bosse, donnant à l'ensemble une impression de profondeur qui s'accentue encore quand on prend du recul pour admirer l'oeuvre. 


Les soldats romains sont de vigoureux portraits très individualisés, et si l'on y sent une forte influence nordique, on peut attribuer cela à la scène plus qu'au goût propre au sculpteur. Comme si ces trognes cruelles ou stupides étaient l'iconographie obligée de cette représentation dramatique qu'elles rendent encore plus inquiétante et terrible. 


Sur la partie gauche de la scène, parfaitement identifiable comme étant le groupe des femmes, Jean, Véronique, Madeleine et quelques saintes femmes se serrent autour de la Vierge pâmée, tandis qu'à l'arrière plan des spectatrices endeuillées pleurent et s'affligent. Le groupe de Marie est empli d'une douceur incroyable, la finesse des mains et des traits de saints, le traitement des étoffes, l'élégance de plissés, tout cela révèle le talent incomparable du maître dalmate. 

La reproduction d'un buste de Francesco Laurana dans une de nos dernières locations !

En effet, si Laurana est particulièrement reconnu pour les portraits féminins*** dont il émane un charme mélancolique qui agit encore avec une telle évidence qu'il n'est pas rare de trouver des reproductions de lui comme objets de décoration, ses œuvres monumentales sont moins louées car il y faisait, dit-on, sans doute la part trop grande à ses collaborateurs. 



Certes, si l'on observe de trop près cette composition de l'église Saint Didier, elle peut sembler, à certains égards, raide ou maladroite. Pourtant, après s'être attardé à contempler tous ces portraits d'une rare justesse, dès que l'on prend le recul nécessaire, tout se met admirablement en place et l'oeuvre prend toute sa profondeur, tout son relief, presque miraculeusement. Plus aucune gaucherie, la scène est parfaitement équilibrée, lisible et étonnamment intense ! 



Le dernier point qui peut surprendre est la présence d'une polychromie, sans doute reprise au fil des ans, mais, manifestement d'origine et fort haute en couleurs. Bien que laissant fort apparent le marbre blanc, les taches de couleur s'imposent et accentuent le relief de la scène. Des rehauts d'or soulignent armures, cheveux, trompette et vêtements. Le bleu profond du manteau de la Vierge et de la femme de droite donne aux plissés un poids presque palpable. Le ciel est d'un bleu plus clair, les toitures sont dans les tons de vert et quelques touches de rouge animent la composition, en particulier dans les banderolles qui flottent au-dessus de la scène principale. Ces couleurs sont, pour l'observateur contemporain, un peu déconcertantes car presque tous les marbres italiens nous sont parvenus décapés, tant il est vrai qu'une mode du nettoyage intensif a soumis à la potasse nombre d’œuvres au départ fortement bigarrées. Or, nous le savons maintenant, l'architecture romane et gothique était, quoiqu'il en reste, exclusivement polychrome et la statuaire de la fin du XVème est encore, très souvent, coloriée. L'usage des repeints intempestifs et l'engouement pour un nettoyage drastique aux siècles passés, au motif que les couleurs étaient supposées postérieures, nous ont habitués à une statuaire blanche mais pourtant, ici, les teintes sont voulues par le sculpteur et participent à la mise en relief de la scène. 

Malgré la maturité de son art et la permanence jamais démentie du succès de ses portraits féminins, d'une délicatesse et d'un raffinement sans égal, Laurana n'a fait pas vraiment école en France et c'est bien dommage. L'art italien, en cette fin de XVème siècle, n'a encore ni prestige, ni influence déterminante dans nos contrées, où il faudra encore attendre une cinquantaine d'années pour qu'il devienne une référence esthétique incontournable. 


Notes :
Le Bouffon Triboulet, La Reine Jeanne de Laval, Le Roi et la reine...
** Il y exécute un nombre d'œuvres assez important, comme la porte latérale de Santa Margherita de Scaccia, la chapelle Mastrantonio à San Francesco de Palerme, plusieurs Vierge à l'Enfant dans les cathédrales de Palerme et de Noto, à Sant' Agostino de Messine, Tombeau de Pietro Speciale à San Francesco de Palerme et sans nul doute l'adorable profil que nous avons admiré à Militello, occasion pour nous de découvrir ce sculpteur délicat.
*** Bustes d'Éléonore d'Aragon (Museo nazionale, Palerme, et musée du Louvre), de Béatrice d'Aragon (l'un, qui appartenait aux musées de Berlin, est détruit, l'autre se trouve à la National Gallery de Washington), de Battista Sforza (Bargello, Florence), masques de femme en marbre (Avignon, Aix-en-Provence, Le Puy, etc.

9 commentaires:

  1. un billet parfait pour le 15 aout en effet!
    Bonne journée!

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    1. Merci Eimelle, après tout c'est important de se souvenir de que l'on fête, dans notre civilisation de mécréants !! Quitte à faire la fête, savoir pourquoi on la fait... Ici, au bord de la mer, les fêtes du 15 août sont toujours plus importantes que celles du 14 juillet, car pour les marins la protection de Marie est de première importance !

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  2. Quelle oeuvre étonnante, ravissante.
    Et ta critique tout à fait à la hauteur, comme toujours... Merci Michelaise !

    p. s. Aujourd'hui, le 16 aout, c'est la Saint Roch. De Montpellier, je viens de découvrir, et voilà que je me demande pour quelle raison il est le patron de beaucoup de petites villes du sud d'Italie. J'imagine que ça a à voir avec ses "fonctions" de protecteur contre la peste...

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    1. Ah oui, Saint Roch et son chien, dans l'iconographie .... tu as sans doute raison quant à son invocation contre la peste !

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  3. C'est superbe, ce retable. Je ne connaissais pas. Merci.

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    1. Bonjour Bonheur du jour ! Du coup je suis allée faire un "saut" sur votre blog, et d'après la carte, vous n'êtes pas loin du retable. J'ai suivi avec nostalgie votre périple Italien de ces derniers jours. Pas facile de laisser des commentaires chez vous, d'abord il y en a déjà tant... mais surtout les bonheurs que vous décrivez si bien et qui sont parfois nôtres ont du mal à se laisser commenter : dire oui, commenter moins car on les affadit !

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  4. Je le connais bien, et pour cause, mais je ne lui avait pas encore consacré d'article, après celui-ci, si bien documenté, je ne pense pas oser le faire.

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    1. Mais si Françoise ! D'abord tu pourrais en faire des photos meilleurs que les miennes, vraiment ratées, et puis ton regard sera autre, donc complémentaire

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  5. je n'avais, bien entendu, pardon pour la coquille...

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