L'exposition qui se tient encore jusqu'au 2 mars à l'Historial de Vendée des Lucs de Boulogne (le dernier week-end, elle sera ouverte jusqu'à une heure du matin !) montrait tout d'abord comment le goût de l'art vint à Clémenceau.Fin octobre 1861, le jeune vendéen débarque dans une capitale en ébullition, l'immense chantier d'Haussmann étant en train de transformer la ville en une cité moderne, aérée et plaisante. Le jeune étudiant en médecin fréquente les cafés où se pressent tous ceux qui font la vie intellectuelle de l'Empire. Il parvient aussi à s'introduire dans quelques salons, surtout à vocation littéraire, où il rencontre Gustave Geffroy qui va devenir un peu son cicérone et restera pendant plus de quarante ans son ami.
Peint par Jean-François Raffaëlli, lors d'un discours au Cirque Fernando à Paris en 1883
C'est en sa compagnie, avec aussi le caricaturiste Camille Pelletan, Nadar qui signera quelques articles et d'autres que Clémenceau lance, en 1880 le journal La Justice, qui, entre deux dithyrambes politiques, fait une place non négligeable à l'information artistique. Rapidement d'ailleurs, le Journal "compte" dans le milieu des arts, et hommes de lettres et artistes sont attentifs aux commentaires que ce dernier leur consacre.
L’exposition évoque, bien sûr, l'engagement de Clémenceau au service de l'art. D'abord à travers ses écrits de journaliste puis comme décideur. Son intervention en faveur d'Olympia tout d’abord. Présente à l’Historial à travers une eau-forte de Manet et une série de parodies, elle fut défendue plus d’une fois par Clémenceau : il n’hésita pas à se battre en duel avec un homme qui avait craché sur la dame en 1885, puis soutint Monet qui lutta pour faire entrer le tableau au Louvre après la mort de Manet : son intervention fut efficace, l’Olympia fut accrochée dans la salle des États en face de la Grande Odalisque d’Ingres. Le scandale fut double : lorsqu'elle fut acheté par l'état, puis plus tard, lors de l'accrochage jugé trop flatteur pour Manet par les détracteurs de la toile !
C’est grâce à lui également que le tableau de Whistler, Arrangement en gris et noir : Portrait de la mère de l’artiste (1871) entra au Musée du Luxembourg, antichambre du Louvre. « Je voudrais donner, à ceux que cela intéresse, l’adresse d’un chef-d’œuvre. » écrivit Geffroy dans l’un de ses articles, et Clemenceau entraîna Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, dans la galerie Boussod, Valadon & Cie où le tableau était exposé. Il fit en sorte que l’artiste, flatté que l’État désire acheter son œuvre, laisse le ministre fixer le prix. C'est ainsi qu'il accepta de la céder pour ... 4000 francs alors qu'il en attendait plutôt 75 000. Cette toile extraordinaire contient dans son sous-titre, arrangement en noir et gris, une vraie leçon d'histoire de l'art.
Une sévère composition aux verticales marquées - les plis du rideau, les bords des encadrements, le pied de la chaise, le dos rigide de la femme - est à peine adoucie par le motif japonisant qui se dessine sur le tissu de gauche : des vagues légères et à peine discernables. C'est le seul endroit du tableau qui comporte quelques touches de jaune, exceptions d'autant plus surprenante à cette harmonie de noirs. Le fond, gris, quasi uni, met en valeur l'opposition des noirs et des blancs qui scandent ce portrait sans complaisance, presque un portrait à charge. Et pourtant, Whistler y présente sa mère avec un immense respect, comme une femme de goût et aux traits plutôt doux malgré l'âge et les lèvres serrées. Coiffe en dentelle et stricte robe noire, Anna Matilda Mc Neill, plutôt âgée est assise de profil dans ce décor épuré à l'extrême. Le croirez-vous, la toile fit scandale en 1871 à cause de son minimalisme formel et de son absence apparente de sensibilité. On y lit sans doute trop le rejet par l'artiste du milieu protestant et ultra-puritain dont il était issu et dont il s'est échappé en devenant peintre.
Arrivé en France en 1856, à l’âge de 22 ans, il s'installe à Londres trois ans plus tard (la gravure exposée en abyme dans cette toile, représente d'ailleurs une des seize eaux-fortes de sa série "La Tamise") mais reste lié à l’avant-garde française. Exposant au Salon des Refusés en 1863, il fait figure de révolté. Il voulait que ce tableau soit son chef d’œuvre et résume ses convictions esthétiques d’avant-garde. Huysmans l'a bien compris, qui était subjugué par la toile : « C’était inquiétant, mystérieux, d’une couleur différente de celle que nous avons l’habitude de voir ; La toile était avec cela à peine chargée et montrait presque son grain ; l’accord gris et du véritable noir de Chine était une joie pour les yeux surpris par ces harmonies inhabituelles ; c’était je ne sais quoi, de la peinture anglaise baudelairisée, de la peinture lunaire et réelle. » Et grâce à Clémenceau, la toile est à Paris !
Une troisième œuvre confirme l'engagement actif de Clémenceau au service des artistes : la statue à la mémoire d’Auguste Blanqui. Ce dernier, activiste républicain qui passa plus de trente ans en prison, notamment dans les sinistres geôles du Mont Saint-Michel, était mort en 1881 et Gustave Geffroy, qui fut un défenseur passionné de sa mémoire, fit donner son nom à un bouevard parisien et, en 1905, organisa avec la commune de Puget-Théniers, son village natal, l'érection d'un monument à sa mémoire. Il s'adressa d'abord à Rodin (échaudé par l'affaire du Balzac, dans laquelle Clémenceau prit d'ailleurs une part active en sa faveur) puis à Camille Claudel, en vain : ils refusèrent. Ce fut Monet qui proposa alors un troisième artiste : il n’y a pas, « à défaut de Rodin, un statuaire plus digne de cette mission que Maillol ». Ce dernier n’était pas encore connu, mais travaillait à la Méditerranée qui allait faire son succès au Salon d’Automne 1905. Clemenceau, qui avait connu Blanqui lors de sa propre incarcération en 1862 et lui avait fidèlement rendu visite ensuite (1), invita donc, rue Franklin, Maillol, Geffroy et le maire du village de Puget-Théniers où devait se dresser la statue.
- Alors, dit-il au maire, combien d'argent disponible avez-vous ?
- Nous avons 7000 francs en tout : il faut compter 4000 pour les fêtes, 2000 pour le voyage des invités, vous voyez ce qu'il reste.
- Si l'on me donne les 7000 francs, intervint Maillol, je fais le monument.
- Voilà l'homme qu'il vous faut, asséna Clémenceau au malheureux maire, il vous fera la statue.
Et l’affaire fut conclue. La somme avait malheureusement été sous-estimée d'autant, qu'entre temps, la côte de Maillol avait augmenté !! En 1907, on en est à 20 000 francs ! Une souscription et une aide de l'Etat, impulsée par Clémenceau, permirent la réalisation de la statue. Pas question, après l'épreuve éipque du Balzac, de faire une statue en pied de Blanqui. Maillol proposa donc l’allégorie de l’Action enchaînée. Nue. Vollard raconta qu’à la question de Clemenceau : « Comment voyez-vous votre monument ? », Maillol aurait répondu « Je vois un beau cul de femme » (2).On conserve de nombreux dessins préparatoires de cette statue, qui montrent l’évolution du projet, pour aboutir à ce mouvement dynamique du corps, la tête tournée dans une direction, les jambes et le torse dans l’autre. L’inauguration eut lieu en 1908, et bien sûr la statue fit scandale, exposant devant l’église paroissiale une nudité que d'aucuns jugèrent inconvenante, si peu de temps après la séparation de l’Église et de l’État.
Pourtant rien de choquant dans cette femme enchaînée, puissante, solidement campée sur des jambes robustes, le torse aux seins conquérants et le visage étiré vers l'arrière, dans un mouvement de colère et de révolte. L'Action enchaînée amorce par cette torsion un impétueux mouvement vers la liberté, et, même si les mains de la femme sont encore liées par la tyrannie, la courbe de son cou et celle de ses hanches donnent un élan irrésistible à cette silhouette massive et ferme. La statue rapidement ôtée du parvis de l'église à la demande des catholiques furieux, fut exilée sur le champ de foire pour trôner aujourd’hui dans un square pour enfants !
On admire aussi quelques œuvres d'art ayant appartenu à l'artiste. Comme le petit Don Quichotte et Sancho Pança qui ornait son bureau, pendu contre les rayonnages de sa bibliothèque. Ce tableau d’Honoré Daumier, dont on connaît plusieurs variations, lui avait été offert en 1917 par ses collaborateurs du ministère de la Guerre, avant de sombrer dans l’oubli au point de ne pas apparaître dans le catalogue raisonné de l’artiste. La toile est pourtant délicieuse, et tellement propre à décrire celui auquel elle fut malicieusement offerte.
Par ailleurs Clémenceau possédait trois toiles de son ami Monet : la plus importante, Etudes de rochers, la Creuse, n'a pu être déplacée à cause de sa fragilité. Par contre, l'autoportrait de l'artiste, peint en 1917, offert au Louvre et aujourd'hui à Orsay, et qui lui fut offert à la manière toujours un peu abrupte de son vieux hérisson, était à l'exposition.
Monet venait de détruire deux autres autoportraits, et "il alla, nous dit Clémenceau, cherche la toile au moment de mon départ, et la jetant dans ma voitire "emportez-le, dit-il d'un ton bourru, et qu'on ne reparle plus". Je laisse la parole à Clémenceau lui-même pour analyser cette oeuvre impressionnante : "Le dernier portrait... je n'en puis parler de sang-froid, tant il rend à miracle le suprême état d'âme de Monet épanoui en vue du triomphe entrevu, avant que s'abattît sur lui l'effroyable menace de la cécité... Sans pièges de reflets, le portrait du Louvre, à mon sens, doit être tenu pour le dernier mot de Monet. Un éclair de joie triomphante a passe sur lui quand ses suprêmes essais ont montré q'ayant pu concevoir au plus haut de lui-même, il serait en état d'exécuter. C'est cet éclair d'ambition surhumaine que l'admirable portrait de la dernière heure a fixé.
L'intérêt historique de cette toile, c'est qu'elle nous montre, dans un ouragan de passion heureuse, l'homme de l'achèvement rêvé. Tout l'éclat du labeur triomphant s'inscrit dans ce visage, convulsé dans l'éblouissement de la vision intérieure d'où semble enfin bannie la terreur d'un succès qui ne serait pas à la mesure de ce qu'il a voulu." Et de fait, ce teint un peu rouge, cet œil plein de malice, ces pommettes saillantes au sourire à peine esquissé traduisent précisément cette fierté heureuse que décrit avec bienveillance l'homme politique attentif.
On voyait enfin la Gondole que Monet offrit à son "vieux frère", car il savait combien ce dernier aimait Venise. "Bien qu'il y ait un grand brouillard ce matin, et même tantôt, écrit Alice Monet à une de ses filles, Monet a pu faire une ébauche de gondole qui est bien jolie malgré tout". Cette silhouette, esquissée sur un fond blanc irréel, dont les reflets verts semblent jetés sur la toile, vibre et oscille dans l'air frais du matin. Monet qui ne fut pourtant pas un grand voyageur, il aimait tant Giverny, alors que Clémenceau parcourait le monde avec délices !! Très amoureux de l'Asie, en particulier, ainsi qu'une prochaine exposition organisée par le musée Guimet, passant par Nice et venant ensuite aux Lucs de Boulogne, le montrera. Une conférence de Matthieu Seguéla nous l'a fait découvrir et nous a fait nous promettre de revenir à la fin de l'année !!
Pour finir, l'exposition décidément très complète, parlait des rapports de Clémenceau avec "ses" illustrateurs. Clemenceau fut en effet l’auteur de plusieurs ouvrages illustrésn parmi lesquels les commissaires ont choisi bien évidemment les Figures de Vendée et deux autres livres illustrés par des artistes célèbres que le Tigre n’avait pourtant pas choisis : Au Pied du Sinaï fut confié par l’éditeur au crayon de Toulouse-Lautrec. Démosthène, commandé par Marguerite Baldensperger en 1923, fut illustré par Bourdelle que Clemenceau n’aimait pas vraiment : le style grec archaïque faisant, selon lui, un peu trop « boche ». « Il va nous faire un Démosthène à la brasserie entre sa bière et sa pipe, avec des plumes de coq de bruyère tout autour. » L’auteur de Démosthène finit pourtant par se laisser apprivoiser et même séduire par l’artiste, très cultivé et imprégné, comme lui, de culture classique. Sculpteur avant tout, Bourdelle pour illustrer son livre passa par le modelage de petits reliefs en terre, qui furent ensuite photographiés, puis la photo fut fournie au graveur. Il conçut ainsi quatorze planches dont L’Exil qui illustre la solitude de l’homme public.
J'ai eu la volonté et la chance de visiter cette expo, et ce fut un grand moment. De plus la découverte de l'Historial de Vendée offre de belles surprises et les mises en scène sont vraiment réussies.
RépondreSupprimerFélicitations pour ces deux posts, superbement détaillés et illustrés.
Merci, je vous suivrai fidèlement à présent que je connais l'existence de ce blog
Bienvenue à vous AMBre !! J'avoue que c'était vraiment un événement qui valait le détour (nous y sommes allés pour l'expo) et qu'en effet la découvert de l'Historial était aussi intéressante. Ravie de vous compter parmi mes fidèles !!!
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