lundi 20 octobre 2014

MERVEILLES ET MIRAGES DE L'ORIENTALISME : BENJAMIN CONSTANT (1)


Si vous pensez à Benjamin Constant comme à un homme politique et/ou, bien sûr, comme à l'auteur d'Adolphe, vous êtes dans le vrai, certes mais vous ne savez pas encore tout !! En effet, il a existé un autre Benjamin Constant, célèbre en son temps, et pourtant oublié de nos jours, et ce dernier était ... peintre. Il connut en son temps la gloire en France et un succès fulgurant de l'autre côté de l'Atlantique. Ce coloriste hors pair était un fervent admirateur de Delacroix, et se passionna comme lui, à la suite d'un voyage en Espagne et au Maroc, pour les sujets orientalistes. Puis ceux-ci étant quelque peu démodés, il devient portraitiste de la bonne société parisienne, londonienne, américaine et canadienne. Injustement tombé dans l'oubli, il fait l'objet d'une superbe réhabilitation à travers une exposition, labellisée d'intérêt national par le Ministère de la Culture, et organisée dans le cadre du FRAME (French Regional American Museum Exchange), en co-production entre le Musée des Augustins de Toulouse et le Musée des beaux-arts de Montréal. Rien que des gages de qualité et nous n'avons pas hésité à improviser un petit week-end toulousain, pour aller découvrir cette passionnante rétrospective.


L'exposition, commencée le 4 octobre à Toulouse y dure jusqu'au 4 janvier, puis elle partira à Montréal où elle se tiendra du 31 janvier au 31 mai 2015 : l'occasion de partager nos impressions avec nos amis canadiens !!

Je vais dans un premier temps m'intéresser au personnage. Ce "toulousain né à Paris" (en 1845), puisque fils d'un géographe travaillant à la capitale, perd sa maman à deux ans. Son père revient alors à Toulouse où il confie l'enfant à ses deux soeurs : il est donc élevé par ses tantes. La famille est de fortune modeste mais de condition honorable. Le jeune va au collège, puis commence des études de droit qu'il ne finira pas : en 1859, avec l'autorisation de son père (Constant ne sera jamais un peintre maudit !), il entre aux Beaux-Arts de Toulouse et y suit pendant 6 ans des cours dans la classe de Jules Garipuy, un élève de Delacroix. Il reçoit dès 1862 sa première commande, deux tableaux pour le couvent des Capucins de Toulouse, et, doué et primé, il cumule les succès. Au point qu'il décroche en 1866 le grand prix municipal de peinture de la ville et se voit attribuer une subvention annuelle de 1800 francs, renouvelé sur 3 ans, lui permettant de poursuivre ses études aux Beaux-Arts de Paris. Il ne réussit pas, malgré deux tentatives, à décrocher le Prix de Rome, mais obtient dès 1869 un achat de l'Etat, ce qui lui permet un début de carrière prometteur.

En 1870, il rejoint deux amis peintres à Tanger, mais doit rapidement rentrer à Paris pour s'engager comme soldat dans la guerre Franco-Prussienne, dont il ne rentre que début 1871. En mars il épouse une jeune institutrice : malade, elle lui propose de faire avec elle un voyage en Espagne, elle a quelques économies et veut profiter d'une vie qu'elle pressent courte (elle mourra en octobre 1873). Madrid, Grenade, Cordoue, Tolède, pour Constant c'est la révélation. Il rencontre Mariano Fortuny, puis un ami de son père, archéologue, invite le couple à Tanger, où ils passeront 18 mois. De là, il participera à une expédition au Maroc qui lui laissera aussi de beaux sujets de toiles.
Dès lors, après son retour en France, il commence à s'imposer comme "peintre orientaliste" à une époque où l'exotisme d'un Orient fantasmé et à coloniser plait fortement.
En 1875, il fait ce qu'il est convenu d'appeler un "beau mariage", puisqu'il épouse la fille d'Emmanuel Arago : Adolphe Thiers et Jules Grévy sont leurs témoins ! Une belle entrée dans la "bonne société" qui lui vaudra nombre de commandes intéressantes. Il continue durant de longues années à peindre dans cette veine orientaliste qui fait son succès. Honneurs, commandes officielles, chantiers décoratifs, sa carrière est bien lancée.


En novembre 1888, il entreprend un voyage outre Atlantique : d'abord New-York où il réalise des portraits, et où il reviendra de nombreuses fois durant les années suivantes, puis Montréal. Cette nouvelle clientèle apprécie surtout ses talents de portraitiste et nombre de ses toiles sont aujourd'hui encore aux Etats-Unis.
Sa carrière dès lors se tourne plutôt vers le portrait "mondain" : les lords anglais, le Duc d'Aumale, la reine d'Angleterre et même, en 1899, le Pape Léon XIII, sa clientèle est on ne peut plus "select" ! 
En 1900, son fils Emmanuel meurt d'une pneumonie à peine âgé de 23 ans. Cette perte lui porte un coup dont il ne devait pas se relever. Il part en Italie, visite Milan, Florence (qui lui commande son autoportrait pour la Galerie des Offices), Rome mais cela n'apporte aucun adoucissement à sa douleur. Il répète "Mon fils m'appelle, j'irai bientôt le rejoindre". En 1901, il contacte un refroidissement qui dégénère en influenza, et ses forces commencent à décliner. Il décède le 26 mai 1902, à l'âge de 57 ans, déclarant "Je meurs en artiste, entouré de jolies femmes".


Ses funérailles sont prestigieuses, avec les honneurs militaires dus à ce commandeur de la Légion d'Honneur. Dans la foule qui l'accompagne à sa dernière demeure, on compte nombre de ministres et de célébrités des Arts. Son épouse, qui recevra des condoléances royales et même papales, s'emploie à promouvoir l'oeuvre de son mari, mais elle meurt à son tour, à la suite d'une fuite de gaz, en 1908. Benjamin Constant tombe alors peu à peu dans l'oubli. Ce n'est que la mode et la redécouverte des orientalistes à la fin des années 90 qui a fait remonter sa cote, d'autant qu'il est certainement l'un des plus talentueux de cette "école".


Très fier de ses origines toulousaines - "Tout le monde ne peut pas être de Toulouse ... ou en revenir !"- l'homme était jovial, talentueux et pour par une joie de vivre et une ambition qui le caractérisent. En visite dans son atelier de Pigalle, un vrai repère oriental baigné d'une lumière crépusculaire même en plein jour, un journaliste du New York Times écrit "Il est assez petit de tailler, grassouillet et de teint clair, sans barbe ni moustache, et il porte un pince-nez. L'homme est loquace, et sa conversation s'anime rapidement [...] avec la voix chaude et dorée qui est l'apanage d'un méridional" (1). On apprécie son naturel "latin", ses yeux vifs et mobiles, sa bonhomie et sa gaieté. "Rien en lui d'apprêté, de théatral ; simple d'allures, il a l'accueil bienveillant qui met tout de suite à l'aise. Les yeux flambent, le front, très grand, vit et pense ; la physionomie est brûlée d'enthousiasme, dévorée par de viriles et grandioses ambitions d'Art." (2)
Barbu et volontiers blagueur, Ben, comme l'appelle ses amis, brosse en chantant ses plus grandes toiles, c'est un travailleur infatigable qui réplique avec humour à celui qui lui demande quelle est sa peinture favorite "ma prochaine, toujours la prochaine !!" (3) Mais c'est aussi un homme du monde, qui fait merveille dans les salons, brillant causeur, soigné, rasé de frais, il aime faire des discours et est comme un poisson dans l'eau au milieu des "officiels". Son atelier est le rendez-vous des artistes, écrivains, députés et ministres.


C'est encore un homme de plume (lui aussi, comme son homonyme) : il aime prendre position dans les journaux sur l'évolution de l'art qui caractérise son époque. La désaffection pour la peinture d'histoire et la concurrence toujours plus grande de l'Impressionnisme, l'amènent à prendre position et son intransigeance à l’égard du modernisme le range du côté des "réactionnaires". Commentateur de l'Exposition Universelle de 1889, il écrit avec consternation "Deux courants passent en ce moment aux antipodes de l'art. Le premier prend sa source dans le besoin de tout faire, c'est l'école du terre à terre, de l'instantané" Il veut bien sûr parler du réalisme qu'il n'affectionne guère. Mais l'impressionnisme l'énerve encore plus : "le second provient d'un besoin effréné de réclame, d'une bonne dose d'impuissance, de la prétention de renouveler l'art". Et même son "compatriote" le toulousain Henri Martin ne trouve pas grâce à ses yeux ; il raille son style post-impressionniste "Pourquoi faut-il [...] que tout trépide dans l'air, donnant la sensation d'un cinématographe ?".


Quoique fort célébré pour ses peintures orientalistes et ses grandes compositions historiques, il veut gagner son indépendance financière et déclare sans honte "je m'adonne au portrait car il n'y a qu'avec les portraits que nous puissions gagner de l'argent". Il ajoute "Heureusement, quelques bons milliardaires (il est à Washington quand il écrit cela) me demandent à se faire peindre [...] et alors c'est du travail sur la planche avec de la belle galette !". Pour un portrait, il prend 20 000 dollars.

Loin de sombrer dans l'exotisme facile, en faisant de cette scène de deuil une manifestation d'hystérie collective, Benjamin Constant va ici à l'essentiel : il dédramatise l'événement en choisissant un format allongé et en limitant les protagonistes entourant le cadavre à quatre personnes. Danc cet espace où dominent les lignes horizontales, le cadavre est étendu, légèrement en biais.  Près du tapis sur lequel il repose, on a placé les armes et le drapeau du mort. Sa tête repose sur la selle de son coursier favori. La gamme des couleurs est volontairement froide, des blancs, des teintes douces, sans pour autant être triste. La lumière qui vient de la droite est souple, pas du tout crue, elle effleure la scène paisible. C'est un deuil digne et réaliste qui nous est présenté ici, non exempt d'une certaine poésie.

Et déplore que ses grandes peintures, qui demandent des mois de travail, se vendent si mal, ou pire, lui restent sur les bras, comme son superbe Jour des funérailles que sa veuve finira par offrir à la ville de Paris, en changeant le titre pour ne pas avouer qu'il s'agissait là d'une toile que son époux n'avait pas pu vendre.
Et c'est finalement un portrait, celui de son fils André, qui lui vaudra la médaille d'honneur au salon des artistes français de 1896. Mais c'est à sa période orientaliste que l'exposition consacré l'essentiel de sa présentation et lui rend ainsi, réellement, hommage.

A SUIVRE


C'est aussi un ardent défenseur du Salon, que certains vouent aux gémonies "Le Salon est notre seul moyen d'édition, par lui nous acquérons l'honneur, la gloire, l'argent. C'est le gagne-pain de beaucoup d'entre nous." (4)
Grand admirateur de Delacroix, il estime aussi très fort Rubens, Watteau, et aussi Turner, tous pour leur science de la couleur.


(1) Rowland Strong Living French Artists I : Benjamin Constant and His Home, The New York Times du 4 mars 1899. Admirable orateur, dans le feu de la conversation, il zézayait, comme le note un chroniqueur contemporain, Camille Legrand dans la Quinzaine Parisienne de la Revue illustrée du 15 décembre 1896 page 307.
(2) Angelo Moriani "Benjamin Constant" dans Album Moriani, figures contemporaines, Paris 1896, volume 2
(3) MH Spielmann, Catalogue of a collection of portraits by benjamin Constant, Londres 1899 page 7.
(4) Le peintre, cité dans Équivoques - Peintures françaises du XIXe siècle catalogue sous la direction d'Olivier Lépine, Paris 1973

2 commentaires:

  1. Cette mode fût plus celle d'un orient rêvé, la plupart de ceux qui écrivirent ou peignèrent ne bougeaient pas de chez eux. Merci pour cette magnifique biographie...

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    1. Tellement contente de savoir que cela intéresse. Merci Jeanmi de votre passage c'est encourageant

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