vendredi 28 novembre 2014

DE GUERCHIN A CARAVAGE : SIR DENIS MAHON AU PALAZZO BARBERINI (1)

Sir Denis Mahon entre un autoportrait du Caravage (non présenté à l'exposition) et le portrait du Guerchin par Benedetto Gennari, du musée de Bologne.

Sir John Denis Mahon ( 1910 - 2011) était un collectionneur britannique, mais aussi un historien d'art spécialisé dans l'Italie et le XVIIème siècle. Considéré comme l'un des rares collectionneurs d'art qui soit aussi un érudit respecté, il est crédité d'avoir remis la peinture baroque et pré-baroque au goût du jour, alors qu'elle était fort décriée et jugée bien peu intéressante. L'histoire de l'art italien lui doit beaucoup ...et nous aussi par la même occasion, car depuis les années 80, quand nous traversions en tordant le nez les salles XVIIe, nous avons beaucoup progressé et beaucoup appris en la matière ! et savoir apprécier ces toiles que notre goût ne nous avait permis d'aimer, est  une sacrée avancée qui rend nos visites bien plus captivantes.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Tête de Saint Pierre

Né à Londres dans une riche famille anglo-irlandaise, son père John Fitz Gerald Mahon (baronnet, quatrième me dit-on, je ne sais pas trop ce que cela signifie mais tout de même !!) avait fait fortune grâce à une banque d'affaires, la Guinness Mahon, ce qui lui assura durant toute sa vie une réelle aisance. Dont il ne profita nullement pour rester inactif, bien au contraire, ce fut un travailleur infatigable. Car il trouva très tôt sa "vocation". Eton College, Université d'Oxford, il fit des études brillantes mais décida de ne pas entrer dans l'entreprise familiale, préférant étudier l'art, en passant un an à travailler à l'Ashmolean Museum, sous la responsabilité de Kenneth Clark . Mais c'est Nikolaus Pevsner qui, au Courtauld Institute of Art de Londres, l'introduisit à la peinture italienne maniériste et baroque, allant jusqu'à lui donner des cours particuliers. C'est lui qui suggéra Mahon de s'intéresser au travail du Guercino, surnom, faisant allusion à son strabisme, de Giovanni Francesco Barbieri, un peintre bolognais, alors bien négligé, du 17ème siècle.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Sibylle de Cume (1617) Galerie Borghese

Guercino était un sujet idéal parce que sa vie est bien documentée, et il a été remarquablement bien représenté dans les collections britanniques, ce qui permit à Mahon de mieux le connaitre. D'ailleurs, quand Mahon acheta sa première oeuvre, en 1934 à Paris pour 120 livres, il s'agissait, excusez du peu, de Jacob bénissant les fils de Joseph par Guercino (Le Guerchin). Beau début pour une collection !! Décidée deux ans plus tard lors de l'achat, à peine plus cher (200 livres) d'un second Guerchin : l'idée étant d'acheter à vil prix des peintures auxquelles les musées ne s'intéressaient pas pour éviter qu'elles ne soient dispersées, puis de les leur offrir plus tard, quand il aurait réussi à réhabiliter cette période méprisée. Le dédain des conservateurs à l'égard du baroque tenait, en particulier en Angleterre, aux jugements à l'emporte-pièce d'un John Ruskin, qui détestait les Carracche, les qualifiant de «racaille du Titien», et à la préférence marquée des collectionneurs et amateurs d'art pour les «primitifs italiens» du XIIIe au XVe siècle.
Ce mépris, aggravé en Angleterre par les préjugés religieux - on n'aimait pas la peinture "catholique"-, permit à Mahon d'acquérir, pour des sommes modestes, des œuvres de peintres démodés comme Domenichino, Andrea Sacchi et Ciro Ferri, peintures dont il fit plus tard généreusement cadeau à la National Gallery.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de la Sibylle de Cume (1617) Galerie Borghese

A la fin des années trente, il rencontra l'expert viennois Otto Kurz, un autre membre de la diaspora des historiens d'art juifs qui avaient quitté l'Allemagne et l'Autriche vers le début de la décénie, et qui l'aidait dans les traductions d'italien ! Ils se rendirent ensemble en URSS pour y étudier les maîtres italiens. L'exposition "Du Guerchin à Caravage" du Palazzo Barberini propose d'ailleurs neuf œuvres en provenance de l’Ermitage de Saint Petersbourg. Les deux amis partirent chargés d'une énorme caisse pleine de livres anciens, en particulier de biographies d'artistes écrites au XVIIe siècle par Giovanni Pietro Bellori et Carlo Cesare Malvasia. Les douaniers, suspicieux comme ils l'étaient dans ces années sombres, examinèrent la malle sous tous les angles et purent difficilement censurer de tels ouvrages. Par contre, ils exigèrent que les journaux anglais qui avait été utilisés pour envelopper les livres soit enlevés et remis aux autorités, informant les voyageurs qu'ils pourraient les récupérer au retour. Cela en dit long sur la bêtise humaine !!!
En 1947, Mahon publia son ouvrage "Studies in Seicento Art and Theory" qui reste un texte fondamental sur l'art du XVIIe siècle. Un livre qui fit énormément progresser les connaissances sur les peintres de ce siècle et qui fit beaucoup pour leur "réhabilitation", reste d'acutalité dans l'histoire de l'art actuelle.

Domenichino (1581-1641) - 
Détail de l'Assomption de Marie-Madeleine de Saint-Pétersbourg (1620)

Puis, dans les années 1950 et 60, Mahon "avança dans le temps", s’intéressant plus particulièrement au Caravage, écrivant à son sujet des articles très importants et identifiant des peintures qu'on pensait disparues. C'est ainsi qu'il réhabilita le Saint Jean-Baptiste jeune, qu'il voyait suspendu dans le bureau du maire de Rome, où on le considérait comme un copie ancienne et qui est aujourd'hui l'un des chefs-d'œuvre de la Galerie du Capitole. Roberto Longhi, qui se considérait comme le chef de file italien dans l'étude de Caravage au XXe siècle, était irrité par les incursions de Mahon dans "son territoire", mais il dut reconnaître que ses observations étaient très souvent justes. Car, je l'ai dit, non content d'être collectionneur, l'homme était aussi un remarquable historien d'art, érudit et rigoureux dans ses analyses. Il s’intéressa ensuite à Poussin, ce dont l'exposition romaine rend compte de façon détaillée dans la dernière salle, à travers plusieurs toiles prêtées par la Russie.


Nicolas Poussin (1594-1665) - 
Détail de Vénus, Faune et putti de Saint Saint-Pétersbourg

Deux fois administrateur de la National Gallery (1957-1964, 1966-1973), il initia pour ce musée plusieurs acquisitions importantes, dont l'Adoration des Bergers de Guido Reni, et en 1970 d'un superbe Caravage tardif, Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste. Mais surtout, dans les années 1990, il fit don de sa collection entière à divers musées du Royaume-Uni, à la National Gallery, bien sûr, mais aussi à l'Ashmolean Museuml d'Oxford, au Fitzwilliam Museum de Cambridge, à la Scottish National Gallery d'Edimbourg, à la National Gallery of Ireland de Dublin, et aussi à la Pinacothèque Nationale de Bologne.

Domenichino (1581-1641) - 
Détail de l'Assomption de Marie-Madeleine de Saint-Pétersbourg (1620)

Ce qui ne l'empêcha pas de continuer à acheter avec ferveur des œuvres méconnues : ainsi, en décembre 2007, il était déjà presque centenaire, il acquit une peinture, considérée comme l'œuvre d'un disciple anonyme de Caravage qu'il paya 50400 livres. L'année suivante, elle fut authentifiée par lui comme étant un vrai Caravage : il s'agit d'une première version de la peinture Les Tricheurs. Après avoir célébré ses 100 ans en 2010 à la National Gallery, dans la galerie du Baroque italien qu'il avait contribué à aménagée et à "meubler", il mourut en 2011, respecté de tous comme critique d'art audacieux et généreux mécène. Disons enfin que ce personnage d'une énergie sans faille, qui aurait pu vivre de ses rentes et travailla quasiment jusqu'à la fin avec une ardeur constante, fut, aussi, un grand amoureux d'opéra et de musique.

Guido Reni (1575-1642) - Détail de Salomé avec la tête de Jean-Baptiste (1638-39) de la Galerie Corsini à Rome

C'est à cet homme hors du commun que le Palazzo Barberini a décidé de rendre hommage, en reconstituant ses collections, et en regroupant les œuvres qu'il avait identifiées, aimées ou découvertes : Le Guerchin, Domenichino, Le Carvage, Poussin, Carrache... Chercheur énergique, précis et exigeant, "chasseur" ardent et "croisé" magnanime, Denis Mahon était un homme passionné, d'une générosité rare et toujours désireux de partager ses travaux, plaidant, faisant conférences et cours à tous ceux qu'il voulait convaincre de l'excellence des artistes baroques. Et, de fait, il a énormément œuvré pour cette période longtemps sous-estimée et aujourd'hui, grâce à lui, enfin réhabilitée.

Guido Reni (1575-1642)
Détail de Sant'Andrea Corsini (1629-30) Galerie des Offices de Florence

Cela valait bien un hommage ! Exposition qui permet, donc, d'admirer nombre de merveilles : à côté de tableaux de sa collection, légués à des musées importants dont il se sentait proche, la manifestation fait le point, à travers une sélection rigoureuse de peintures, sur les découvertes et études réalisées par Mahon sur l'art du XVIIe siècle italien. Dans de nombreux cas, les études de Sir Denis Mahon ont conduit à l'attribution de peintures et expliqué le "modus operandi" de certains artistes, y compris pour le Caravage, et ces toiles représentent maintenant le patrimoine culturel des musées les plus importants dans le monde. L'exposition présente en effet un ensemble d'œuvres d'art importantes de Caravage, afin de clarifier la position critique de Mahon à côté de celui du plus grand «spécialiste» italien de l'artiste, Roberto Longhi. La manifestation se fixe enfin pour objectif de (re)mettre en valeur un grand groupe d'oeuvres provenant des zones de tremblement de terre en Emilie de 2012 - zones dont les musées sont fermés -, oeuvres connues et aimées par Sir Denis Mahon, durant ses années de voyages en Italie.

A suivre :
Photos autorisées dans l'expostion
Sources
Le décès de Sir Denis Mahon par Gabriele Finaldi dans The Guardian de 2011
Et bien sûr le site de l'exposition, très complet

1 commentaire:

  1. Ah ! un peu de temps libre pour savourer tes derniers articles ! ça faisait longtemps ! merci pour ces descriptions aussi soignées que le sont les oeuvres !

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