Fragiles icônes
C'est surtout en tant que "peintre mondain" que Boldini a marqué, à tort nous l'avons vu car son oeuvre est riche et complexe, l'Histoire de l'Art. Ses portraits de femme, "grandes fleurs vivantes que le désir parfume et cueille" (1) en font l'interprète inspiré du monde frivole et mondain de la Belle Epoque parisienne, et le chantre absolu d'un univers féminin fascinant, fort de complexes contradictions. Et forcément, l'exposition de Forli (2) faisait la part belle à cet aspect de sa carrière, en dédiant à ces portraits deux superbes galeries ponctuées de toiles en pied de ses plus beaux modèles (2 mètres de haut en général).
Emiliana Concha de Ossa - 1901 (l'exposition ne présentait pas la peinture réalisée en 1889, mais ce superbe pastel, postérieur d'une bonne dizaine d'années)
Collecion privée
Sa carrière en tant que "peintre de la féminité" est définitivement consacrée en 1889 quand il reçoit la médaille d'or de l'exposition universelle de Paris pour le portrait d'Emiliana Concha de Ossa, nièce du consul chilien Ramon Subercaseaux. Dès lors, son "carnet de bal" ne désemplit plus : il portraiture toutes les beautés de France et de Navarre, bourgeoises, aristocrates, européennes, américaines ... toutes se battent pour poser pour lui et acquérir, à prix d'or, ces précieux témoignages de leur jeune âge. On dit qu'il choisissait souvent lui-même leurs tenues dans leur garde-robe, et toujours elles sont jeunes, intéressantes, admirablement parées, minces et séduisantes. De beaux souvenirs pour leurs vieux jours !!
Anna Elizabeth Hanse - 1902
Collection privée
Comme le souligne dans un article consacré au peintre, Robert de Montesquiou, l'art du portraitiste ne consiste nullement à reproduire les traits du modèle avec une scrupuleuse fidélité, ne laissant apparaître que discrètement l'identité de son auteur, mais au contraire à mêler dans son oeuvre sa propre personnalité à celle de son modèle. Ce en quoi Boldini excelle d'autant que ces femmes qui peint, on sent qu'il les aime, charnellement. Sa peinture offre ainsi aux modèles de propager à travers les âges cette "lumière de l'âme", cette "aumône inconsciente" que fut leur beauté.
Madame de Florian - 1898
Collection privée
Témoin l'histoire émouvante qui est arrivé à une de ces toiles, récemment retrouvée et adjugée pour le prix fort honorable de 2,1 millions d'euros. Dans un poussiéreux appartement parisien, situé dans un immeuble sur cour, non loin de l'Eglise de la Trinité, un commissaire priseur fut, il y a peu, appelé pour réaliser un inventaire. Rien n'avait changé depuis des lustres : plafonds à caissons, cuisine encore équipée d'une immense cuisinière à bois surmontée de sa hotte et d'un évier en pierre La dernière habitante de l'appartement était partie vivre dans le sud de la France, avant la deuxième guerre mondiale et avait fermé l'appartement, pour ne plus jamais y revenir. Cette femme vient de décéder à l'âge de 91 ans, après avoir payé, sans l'habiter, pendant 70 ans toutes les charges de l'appartement. Or notre commissaire avise une grande toile, à peine ternie, accrochée dans le salon et représentant une superbe femme, nimbée dans une robe du soir en mousseline rose pâle. Et la peinture, miracle, est signée Boldini. Enquête faite, elle s'avère être le portrait de Marthe de Florian, grand-mère de la vieille dame décédée. Il apparaît d'ailleurs, d'après les documents de famille récupérés sur place, que Mme de Florian était ce qu'on appelle à l'époque "une demi-mondaine", disons "une cocotte". Actrice de théâtre, Marthe de Florian - un nom d'emprunt- était, comme il se doit, d'une beauté exceptionnelle. Cette femme avait de nombreux admirateurs qu'elle recevait dans son appartement. "Elle classait les lettres d'amour de ses amants, par expéditeur, en petits paquets retenus par des rubans de couleur différente", raconte un expert qui s'est occupé de l'inventaire. Dans ses tiroirs, on retrouve d'ailleurs des cartes de visite d'hommes politiques de l'époque, Clémenceau, Waldeck-Rousseau, Doumergue ou Deschanel. Le tableau n'étant répertorié nulle part et des doutes pouvant subsister quant à son authenticité, on continue à fouiller les boites à chaussures pleines de courrier et l'on y trouve une carte de visite de Boldini, avec quelques mots faisant comprendre qu'il faisait, lui aussi, partie du cercle des amoureux de la belle.
Boldini, on le sait, avait un caractère affirmé, pour ne pas dire un très mauvais caractère, et il était très autoritaire quant à la réalisation de ses toiles. Lui seul avait voix au chapitre quant à la façon de représenter ses jolies clientes : la mise en place du corps, le choix vestimentaire, la pose étaient imposées par lui, et que le modèle se trouve ou non à son avantage, il n'en avait cure.
C'est l'affirmation de ce libre-arbitre, cette totale liberté d'interprétation, cette façon de travailler la chair humaine comme on façonne une argile qui font de Boldini l'interprète éblouissant de toutes ces beautés fin de siècle. La complicité de la chair et de l'étoffe, qui promet ou dérobe, fait de ces portraits des hymnes à la beauté féminine, toujours aussi efficaces plus d'un siècle plus tard. Entendons-nous bien, Boldini n'est pas un modiste : c'est un lecteur de l'âme de ces femmes qu'il déforme à plaisir, allonge exagérément, rend sinueuses et complexes, et qu'il saisit dans un mouvement esquissé qui, de fait, trahit leur personnalité plus que de longues confidences.
Même si tous ces modèles n'ont pas été ses maîtresses, loin de là, on sent dans chacune de ses toiles un intense désir de possession sexuelle, souligné par la vigueur du trait qui accuse et proclame la sensualité des attitudes et la force de l'attirance du peintre pour ses modèles.(3) Et l'on sent fortement que l'intelligence le séduit plus que tout.
Madame Charles-Max - 1896
Paris, Musée d'Orsay
C'est l'affirmation de ce libre-arbitre, cette totale liberté d'interprétation, cette façon de travailler la chair humaine comme on façonne une argile qui font de Boldini l'interprète éblouissant de toutes ces beautés fin de siècle. La complicité de la chair et de l'étoffe, qui promet ou dérobe, fait de ces portraits des hymnes à la beauté féminine, toujours aussi efficaces plus d'un siècle plus tard. Entendons-nous bien, Boldini n'est pas un modiste : c'est un lecteur de l'âme de ces femmes qu'il déforme à plaisir, allonge exagérément, rend sinueuses et complexes, et qu'il saisit dans un mouvement esquissé qui, de fait, trahit leur personnalité plus que de longues confidences.
Madame Veil-Picard - 1897
Société des Beaux-Arts de Viareggio
Même si tous ces modèles n'ont pas été ses maîtresses, loin de là, on sent dans chacune de ses toiles un intense désir de possession sexuelle, souligné par la vigueur du trait qui accuse et proclame la sensualité des attitudes et la force de l'attirance du peintre pour ses modèles.(3) Et l'on sent fortement que l'intelligence le séduit plus que tout.
D'autres portraits de ces femmes apparemment fragiles et pourtant souvent pleines de caractère, méritent l'anecdote. Car derrière chaque effigie, c'est une vie qui s'annonce et s'offre à nous.
Cette célèbre comédienne des années 1930 a tourné dans un grand nombre de films : Manon en 1910, La Jeune Fille la plus méritante de France en 1918, Y'en a pas deux comme Angélique en 1931 ou Étienne, réalisé en 1933 par son premier époux, Jean Tarride, dont elle divorça pour épouser M. Murellini, ambassadeur du Brésil en France. Sans oublier le célèbre Mayerling d'Anatol Litvak, puis en 1941, Les Hommes sans peur avec Madeleine Sologne.
Elle fut aussi la compagne du baron Henri de Rothschild. Docteur en médecine mais aussi entrepreneur et philanthrope, cet homme, issu de la branche anglaise de la famille, est également connu pour ses talents d'auteur. Passionné de théâtre et de poésie, il écrivit, sous divers pseudonymes, plusieurs pièces ayant pour thèmes de prédilection le charlatanisme, les femmes médecins et l'éthique médicale.
Il écrivit pour Marthe Le Caducée, Circée et Le Moulin de la Galette, pièce dont la création eut lieu en 1923 au Théâtre Antoine, théâtre qu'il fit d'ailleurs construire par amour pour l'actrice. Une pièce qui devait d'ailleurs faire, quelques années plus tard, les gros titres des journaux, à l'occasion du décès prématuré de la baronne de Rothschild. Cette dernière, délaissée par un époux trop accaparé par la mise en scène et la passion qu'il vouait à Marthe Régnier, n'eut de cesse, durant plusieurs années de s'astreindre à un régime draconien afin de reconquérir les faveurs de son époux. Croyant se reconnaître dans l'un des personnages de sa dernière pièce, elle y vit un affront supplémentaire et finit, après plusieurs années de calvaire, par se laisser littéralement mourir de faim en 1926.
Marthe Régnier était connue aussi pour s'intéresser à la mode. Créatrice de vêtements et de parfums, cette femme d'affaires avisée n'hésita pas à poser pour les photographes dans ses propres créations afin de les faire connaître.
Ce portrait a subi beaucoup de révisions par Boldini depuis sa commande originale. Au printemps de 1901, Boldini fut invité à Palerme pour peindre Donna Franca Florio. Son époux était immensément riche et très puissant et elle-même était considérée comme la femme la plus belle et la plus élégante d'Italie. Or la version originale du tableau ne plut pas au mari ombrageux qui voulait qu'on peignit sa femme comme "la Reine de Palerme" et non comme le fit, selon lui, Boldini, une demi-mondaine. Le 20 juin 1901, Don Ignazio écrit à l'artiste : "... le travail doit être à mon goût puisque je le paye ... je ne trouve pas son attitude belle du tout ; je la trouve résolument irréelle et artificielle." Boldini, sans doute furieux mais restant courtois, répond : "Sans prétendre avoir produit un chef-d'œuvre, je crois qu'il y a dans ce portrait quelques qualités qui me permettent de le classer parmi mes meilleurs peintures". Florio insiste et l'artiste finit par consentir à retoucher certaines parties du tableau, allongeant la robe et rajoutant des manches à lacet noires sur ces beaux bras dénudés. Mais, une vingtaine d'années ans plus tard, suite à diverses mauvaises opérations financières, Don Florio fut mis en faillite et le Baron Maurice de
Rothschild racheta cette toile à la famille ruinée. Il la confia alors à Boldini qui le remit, obstiné qu'il était, dans son état originel ! Une photographie de Dona Franca posant devant la première version en témoigne.
Mademoiselle Lantelme - 1907
Rome, Galerie Nationale d'Art Moderne
Mathilde Fossey, plus connue sous le nom de Geneviève Lanthelme (ou Lantelme), fut une actrice et chanteuse qui eut sa petite heure de gloire au début du XXe siècle. Elle chanta en particulier dans un opéra de Méhul quasiment oublié, Le pré aux clercs, dont il en existe un enregistrement. Cinquième épouse d’Alfred Edwards (excusez du peu !!), richissime homme d’affaires, patron de presse, journaliste et propriétaire de l’Odéon, elle était d'une grande beauté et fut, dit-on, de mœurs sans doute un peu légères. Or voilà qu'elle mourut mystérieusement noyée lors d’une croisière sur le Rhin, le 25 juillet 1911 ... elle n'avait que 29 ans. Et son ascendant sur les hommes était tel que l'on vit, le jour de son enterrement, s'évanouir ensemble son mari et son amant. La presse de l'époque en fit des gorges chaudes et précisa, sans doute par rendre l'histoire encore plus pathétique, qu'elle avait été enterrée avec tous ses bijoux. Or, il arriva que des malfrats crurent avoir trouvé la bonne affaire et sa tombe fut profanée. En vain, mais assez gravement pour que s'ensuivit une enquête de police et, allez savoir pourquoi et comment, sa tombe fut incendiée. On appela alors les pompiers et cette malheureuse Mathilde, alias Geneviève Lantelme, subit une seconde noyade. Cartes postales, écrits sulfureux, articles de presse, l'actrice défraya la chronique à titre posthume et reste plus connue pour ces mésaventures que pour son talent d'actrice !
Rita de Acosta Lydig - 1911
Collection privée
Cette mondaine américaine fut, en son temps, considérée comme la "femme la plus pittoresque d'Amérique". Fille de famille moyenne, elle épousa à 19 ans un millionnaire dont elle divorça 5 ans plus tard, obtenant, son mari était violent, un dédommagement de 2 millions de dollars. Somme qui lui permit de mener belle vie et grand train ! Elle se remaria en 1902 avec un officier à la retraite dont elle se sépara en 1919. Mais, lorsqu'en 1921 elle voulut épouser un révérend, recteur de l'église de l'Ascension, les supérieurs de ce dernier virent d'un très mauvais oeil ce mariage avec une double divorcée dont les deux premiers maris étaient encore vivants. Pourtant, quand ce dernier amoureux mourrut peu de temps après, il lui laissa sa fortune personnelle et cette dernière la dépensa en diverses folies, meubles, art, mode ... destinées à lui faire oublier son chagrin. Tant et si bien qu'elle fut forcée de vendre sa maison et tout son contenu, et elle fut déclarée en faillite. Elle mourut d'anémie peu de temps après, à l'âge de 54 ans.
Célèbre pour son style de vie extravagant, elle passait une partie de l'année à Paris. Elle arriverait au Ritz avec coiffeur, masseuse, chauffeur, secrétaire, femme de chambre, ... et quarante bagages Louis Vuitton ... Sa garde-robe personnelle constitue le fond du Costume Institute au Metropolitan Museum of Art, c'est dire ! A Paris, elle fréquentait musiciens, artistes, intellectuels et philosophes. Elle s'engagea aussi dans le combat des suffragettes et se piqua d'écrire et de dessiner des robes.
A SUIVRE
(1) Vaudoyer 1930-1931)
(2) Exposition à Forli : Boldini, le spectacle de la modernité, jusqu'au 15 juin 2015. Une manifestation extraordinaire, riche de plus de 250 oeuvres, toiles et sculptures de Boldini, bien sûr, mais aussi de ses amis macchiaioli, de ses amis français, Helleu, Sem, du sculpteur Troubetskoi, du peintre de Nittus, de Zandomeneghi, assortis d'un Goya et deux 2 Van Dyck... etc etc ! Une des plus belles expositions jamais vues, par l'intelligence de son cheminement, la richesse de ses trésors et le choix des œuvres présentées.
(3) Mon cher Boldini, lança Degas face à un tableau de son ami, quel grand talent vous avez, mais quelle drôle d'idée vous avez de l'humanité : quand vous faites un homme, vous le ridiculisez, quand vous faites une femme, vous la déshonorez.
Sources :
pour Marthe Florian : le Parisien
pour Marthe Régnier : le Figaro enchères
pour Franca Florio : le catalogue de Sotheby's
pour mademoiselle Lantelme : amis et passionnés du Père Lachaise
pour Rita de Acosta Lydig : Wikipedia
Exposition à Forli : Boldini, le spectacle de la modernité, jusqu'au 15 juin 2015. Une manifestation extraordinaire, riche de plus de 250 oeuvres, toiles et sculptures de Boldini, bien sûr, mais aussi de ses amis macchiaioli, de ses amis français, Helleu, Sem, du sculpteur Troubetskoi, du peintre de Nittus, de Zandomeneghi, assortis d'un Goya et deux 2 Van Dyck... etc etc ! Une des plus belles expositions jamais vues, par l'intelligence de son cheminement, la richesse de ses trésors et le choix des œuvres présentées.
(2) Exposition à Forli : Boldini, le spectacle de la modernité, jusqu'au 15 juin 2015. Une manifestation extraordinaire, riche de plus de 250 oeuvres, toiles et sculptures de Boldini, bien sûr, mais aussi de ses amis macchiaioli, de ses amis français, Helleu, Sem, du sculpteur Troubetskoi, du peintre de Nittus, de Zandomeneghi, assortis d'un Goya et deux 2 Van Dyck... etc etc ! Une des plus belles expositions jamais vues, par l'intelligence de son cheminement, la richesse de ses trésors et le choix des œuvres présentées.
(3) Mon cher Boldini, lança Degas face à un tableau de son ami, quel grand talent vous avez, mais quelle drôle d'idée vous avez de l'humanité : quand vous faites un homme, vous le ridiculisez, quand vous faites une femme, vous la déshonorez.
Sources :
pour Marthe Florian : le Parisien
pour Marthe Régnier : le Figaro enchères
pour Franca Florio : le catalogue de Sotheby's
pour mademoiselle Lantelme : amis et passionnés du Père Lachaise
pour Rita de Acosta Lydig : Wikipedia
Exposition à Forli : Boldini, le spectacle de la modernité, jusqu'au 15 juin 2015. Une manifestation extraordinaire, riche de plus de 250 oeuvres, toiles et sculptures de Boldini, bien sûr, mais aussi de ses amis macchiaioli, de ses amis français, Helleu, Sem, du sculpteur Troubetskoi, du peintre de Nittus, de Zandomeneghi, assortis d'un Goya et deux 2 Van Dyck... etc etc ! Une des plus belles expositions jamais vues, par l'intelligence de son cheminement, la richesse de ses trésors et le choix des œuvres présentées.
Quelle galerie de portrait !
RépondreSupprimerMERCI
Tu ne crois pas si bien dire : c'était une vraie galerie et toutes ces dames, plus que grandeur nature, froufroutaient autour de nous !!
Supprimerune superbe série en effet!
RépondreSupprimerBonne journée!
Vraiment impressionnante "pour de vrai" : une telle virtuosité ne peut que séduire
Supprimer