lundi 15 octobre 2007

NOUVELLE


En cette fin d'août 1918, la ville de Royan hésitait en guerre et villégiature. Installée sur la terrasse de son hôtel qui surplombait la grande conche, elle écrivait à son époux, retenu à Paris pour des raisons bien trop politiques pour la passionner vraiment. On parlait de paix prochaine, mais il y a peu de jours encore la seconde bataille de la Marne avait vu les Allemands essuyer une défaite cuisante et depuis les « sammies » piétinaient, attendant avec impatience d'en découdre sous leurs propres couleurs. Charles lui en parlait à mots couverts quand parfois il venait la rejoindre pour quelques jours, mais il préférait oublier, le temps de ces brefs séjours, la pression de la capitale et l'invitait plus volontiers à danser qu'à parler politique.
Le 22 août 1918.
Mon cher ami,
Je pense toujours à vous, et la mélancolie de votre éloignement m'attriste bien souvent. Le temps, toujours beau, a été tantôt chaud, tantôt très frais mais la lumière est restée divine; la vie ici est reposante malgré la foule énorme et trop mélangée; ce n'est qu'un long fourmillement bruyant du matin jusqu'au soir; les distractions sont assez nombreuses et il ne semble pas qu'il y ait la guerre: constatation qu'on ne fait pas sans amertume; je ne professe aucune admiration pour nos glorieux et élégants embusqués, dont Royan regorge et qui mènent joyeuse vie; le guerrier y semble presque le parent pauvre et seulement quand ils se croisent et que leurs regards se rencontrent on lit la fierté dans leurs yeux et la pensée que c'est grâce à eux que les autres sont heureux.
Nous avons d'excellente musique au casino, et des concerts où défilent tous les opéras français et italiens, et les éternellement beaux classiques ...
Elle s'interrompit soudain, en vaine d'inspiration, et laissa courir son regard autour d'elle. A quelques tables d'elle, il était là, et discrètement la dévisageait. Depuis plusieurs jours elle le croisait, le soir, régulièrement à cette terrasse. Elle détourna les yeux, puis aimantée, le regarda franchement à son tour, ébauchant un sourire. Elle rangea ostensiblement son nécessaire d'écriture dans son sac, et prit un air détaché, d'attente, de rêverie ennuyée.

Quand il s'inclina devant elle, elle sursauta, surprise par son audace soudaine. Il lui proposa fort galamment de partager avec elle un porto, ayant l'air de s'excuser d'être aussi direct. Consciente d'une vibration aussi sourde qu'inattendue, elle pensa refuser, brusquement inquiète, comme si elle pressentait un danger. Pourtant elle accepta et l'invita à s'asseoir en face d'elle. La cinquantaine mélancolique, il portait un habit un peu déplacé dans cet hôtel huppé, presque sportif, mais cette extravagance lui plut. Sans qu'elle y prit garde la conversation devint vite confiante, presque intime. Veuf depuis peu, il était ingénieur et travaillait aux côtés des Américains au gigantesque chantier du port sur l'Atlantique qu'ils avaient obtenu d'installer près de Talmont. Elle était allée un jour se promener vers les falaises du Caillaud, et avait été impressionnée par l'ampleur de l'entreprise: la falaise entaillée, le chemin de fer qui s'amorçait, l'immense réservoir creusé dans la roche pour y recueillir l'eau douce nécessaire à la vie d'une communauté bruyante réunie dans des baraquements sur le promontoire, les prisonniers de guerre aussi, qu'on avait entassé dans un sorte de camp très protégé... Il lui expliqua qu'ils étaient là pour travailler à ce projet grandiose qui devait permettre aux armées alliées d'avoir leur propre base de débarquement en Europe. Bien sûr, cela défigurait quelque peu le paysage mais on était en guerre, et ce genre de considérations n'était pas de mise quand il s'agissait de terminer un conflit déjà si cruel. Elle ne l'écoutait plus qu'à demi, distraite par une sensation étrange qui lui donnait l'impression d'être prise dans un tourbillon de douceur. Elle accepta sans s'en rendre compte de le revoir le lendemain à la même heure.
De soir en soir, leurs entretiens étaient plus longs, plus confiants, presque alanguis. Maintenant ils dînaient ensemble presque chaque soir. Parfois, en fin d'après-midi, il l'emmenait apprécier l'évolution du chantier: une cimenterie venait d'être terminée et l'usine électrique fonctionnait déjà partiellement. Elle passait, sans vraiment s'en rendre compte, ses journées à attendre ces instants partagés, cette complicité souriante, ces heures de plus en plus douces, sans qu'elle comprit vraiment en quoi elles l'étaient. Il n'y avait entre eux rien qui semblât devoir prêter à confusion et lorsque Charles était venu passer quelques jours auprès d'elle fin octobre, ils avaient immédiatement sympathisé. Elle s'était même sentie un peu exclue, un peu mise en retrait, même si les deux hommes restaient fort courtois avec elle. Mais ce courant, cette insensible qualité de l'air entre leurs regards, cette irrésistible façon qu'il avait de la regarder comme s'il la déchiffrait toute entière, tout cela avait disparu comme par magie et elle en était arrivée à croire l'avoir rêvé. Elle avait insisté auprès de Charles pour rentrer avec lui à Paris, prétextant l'ennui naissant de l'arrière saison, le temps qui se gâtait de plus en plus, son désir d'être auprès de lui... mais son époux avait été inflexible: des moments difficiles se profilaient à l'horizon, on en savait pas trop de quoi seraient faites les semaines à venir, elle serait plus en sécurité ici.
Le soir du départ de Charles, elle décida d'inviter une amie à assister à un concert au Casino, et évita soigneusement de descendre sur la terrasse. Elle avait peur de ces retrouvailles, peur de découvrir que tout n'avait été qu'invention de sa part, peur qu'au contraire tout se précipite et de céder sans résistance à la vague insensée qui avait pris ancre en elle depuis plusieurs semaines. Elle parvint à l'éviter durant quelques soirs. Les nouvelles étaient chaque jour plus contrastées et les conversations allaient bon train sur la paix promise. Le 11 novembre l'annonce de l'armistice plongea la ville dans une étonnante torpeur, et la direction de l'hôtel organisa une petite fête pour saluer la victoire. Ils s'y croisèrent brièvement, comme si leurs chemins avaient été un instant improvisés l'un vers l'autre.
La guerre était terminée, mais rien ne semblait avoir vraiment changé. On disait que les travaux du port allaient bon train, même s'il paraissait invraisemblable que les américains continuent cet ouvrage alors qu'ils allaient quitter le pays. Tout était volatile, incertain, un peu fantomatique. Le soir du 16 novembre, elle décida de descendre au salon, sachant qu'il y serait, comme il y avait été fidèlement tous les soirs depuis le départ de Charles. Il l'accueillit comme s'ils s'étaient vus la veille, semblant n'avoir pas remarqué qu'elle le fuyait depuis des soirs. Il pressa juste un peu plus sa main en la lui baisant, rien, insensible, mais elle eut l'impression que le message était irrésistible, presque impérieux. Après le dîner ce fut elle qui proposa une promenade sur le bord de mer, et rien ne pouvait plus les contraindre. Lorsqu'il posa ses lèvres sur les siennes, lorsque leurs dents s'entrechoquèrent, il lui sembla qu'elle revivait ce moment de toute éternité: soudain tout était simple, évident, nécessaire. Ce n'est que plus tard en la ramenant vers l'hôtel qu'il lui dit qu'il partait le lendemain matin, que, malgré l'insistance des édiles locaux, les américains abandonnaient leur projet pharaonique, et que la région allait retrouver son calme et sa physionomie première. Il l'accompagna jusqu'à sa chambre, elle l'invita à entrer. Il la serra très longuement contre lui, caressa avec douceur ce corps frémissant qui ne serait jamais sien, lui dit son désir, son tourment depuis trois mois, l'attirance qu'il savait partagée, il lui parla tendrement, comme si tout était accompli. Son émotion était palpable, ni l'un ni l'autre ne prononça les paroles superflues qui s'imposaient à eux ... impossible, inutile, douloureux, départ, séparation. Tout était évident, et pourtant une sourde révolte les rapprochait. Quand il la quitta, ce fut comme un déchirement, elle gémit, il lui serra doucement l'épaule et partit. Le vide, le silence, à peine sur son cou la trace de ses lèvres, sur sa main l'odeur fugitive de sa peau, légère, impalpable. Trois jours plus tard elle rejoignit Charles à Paris, sans l'avoir revu.
Elle ne sut jamais qu'il était mort peu de jours après avoir quitté Royan, écrasé par une grue sur un chantier qu'il visitait au retour dans la vie civile. Elle avait souvent été ivre de lui, revivant sans y penser vraiment l'étreinte qui ne les avait jamais unis, mais dont elle savait dans les moindres détails les émotions, les haltes et les sommets.

2 commentaires:

  1. J'adore ta nouvelle, très romantique sans pour autant verser dans la mièvrerie. La belle histoire d'une rencontre brève, impossible et pourtant évidente. Tu me diras d'où vient cette lettre...

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  2. Merci ma belle, tu me remontes un peu le moral, Michel l'a trouvée un peu gnangnan... Quant à la lettre, je l'ai trouvée sur un site consacré au casino de Royan à la Belle Epoque, mais voilà, impossible de remettre la main dessus. Elle est cependant réelle, et en fait c'est elle, ainsi que la fascination qu'exerce sur moi ce lieu mythique et désert du Caillau, qui m'ont inspirée.

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