Alter a pris très tôt la position consistant à décréter que chaque époque a eu sa forme artistique de prédilection, la sculpture à l’âge grec ou au XVIème, l’architecture à l’âge roman ou au XVIIIème, la musique au XVIIème (ces attributions sont bien sûr contestables, mais c’est pour donner des exemples), la littérature au XIXème, voire la confiserie ou l’art des jardins à d’autres époques. Selon lui l’époque contemporaine serait plus à l’aise dans des formes nouvelles comme le cinéma, la photographie ou le graphisme. Il serait donc vain de vouloir à tout prix la survie des artistes dans des formes classiques, comme la peinture ou la sculpture, où l’inspiration s’est tarie et qui n’offrent plus guère d’avenir en termes d’innovation. Il a en partie raison, et on se heurte souvent en la matière à une évidente sécheresse d’inspiration, à une stagnation des intuitions qui restent figées sur des schémas difficiles à dépasser.
Pour autant, il existe encore des peintres, des sculpteurs, des compositeurs qui œuvrent vaille que vaille au renouvellement des idées, et qui cherchent leur souffle. Et on en peut pas s’en tirer par une pirouette en jugeant que l’inventivité n’existe plus et que tout cela n’est qu’un fatras de pédanterie, de provocations malséantes et d’inutiles agitations. Mais comment, devant la profusion des créations trier le bon grain de l’ivraie et savoir, comprendre, ou simplement pressentir ce qui restera. Comment discerner ce qui n’est que montage spéculatif de galeristes et de financiers désireux de boursicoter, de ce qui est le fruit d’une véritable expression artistique ? Sachant de quelle façon se font et se défont les modes et les cotes, comment ne pas être septique, voire furieux de se laisser berner par de vulgaires marchands de soupe, qui n’ont qu’une idée, s’enrichir ? Et sur quels critères étayer son jugement ?
La trop célèbre "Merde d'artiste" de Piero Manzoni : son père, industriel d'une fabrique de viandes en conserves du nom de « Manzotini », le traite d'artiste de merde lors d'une dispute. Piqué au vif par les propos de son paternel, Manzoni le prend au mot et défèque dans 90 boîtes de conserves sous le titre de Merda d'artista - Merde d'artiste - Artist's Shit.
Faut-il privilégier la sacro-sainte émotion ressentie devant l’œuvre, et s’en tenir à l’écume de choses, "j’aime, je n’aime pas, et cela seul compte" ? Si l'on s'en était tenu à cette approche essentiellement subjective, on n'aurait jamais été capable d'aborder les siècles récents, le XVII et le XVIIIème en particulier. Il est beaucoup facile d'apprécier ex abrupto Rembrandt que Van Dyck, et Chardin est d'un abord plus séduisant que Philippe de Champaigne. Une mise en situation et une lecture documentée facilitent l'accès aux oeuvres anciennes et en rendent la compréhension plus aisée.
Mais pour l'art contemporain, le salmigondis que nous offrent certains critiques d'art est louche par définition, verbeux et filandreux... surtout d'aucun secours. Il faut dont faire confiance à l'instinct. Faut-il se montrer plus intransigeant et privilégier le neuf, la recherche d'originalité à tout crin et de l’invention du langage ? Faut-il accepter de désacraliser l’Art et d’en faire une forme d’expression universelle qui peut et doit prendre toutes les formes connues ou à découvrir, pour permettre à chacun d’exprimer sa vision du monde et son ressenti égocentrique ?
Il est en la matière bien difficile de se forger une opinion, car l’ouverture du monde de l’art est immense et pour peu que l’on veuille s’y intéresser, les manifestations en sont multiples et de plus en plus complexes. On apprécie par exemple les courants qui savent utiliser les acquis d’autres cultures, les inspirations venant d’ailleurs, comme certains peintres du début du XXème se piquaient de revisiter certains courants « exotiques ». Mais quelle est alors la dose de pipotage que nous imposent certains phraseurs qui trouvent là matière à nous éblouir à peu de frais, tablant sur notre méconnaissance des cultures utilisées, voire détournées.
... à suivre
Il y a des livres intéressants et qui permettent de se faire une idée, Michelaise, comme ceux qui s'appuient sur des entretiens avec des artistes. Jean-Michel citait avec juste raison Catherine Grenier (j'ai lu "La revanche des émotions" et Jean-Michel m'a conseillé ses entretiens avec Boltanski), par exemple. Il en existe d'autres qui citent des paroles d'artistes.
RépondreSupprimerLe discours n'est pas l'oeuvre et le discours sur l'oeuvre peut nous en éloigner. Cependant l'émotion ressentie face à - ou parfois dans - l'oeuvre s'affine avec la réflexion que le discours contient sans perdre sa force première. C'est la subtilité qui donne à l'émotion sa durée.
Je crois que les artistes contemporains ne dédaignent pas les formes traditionnelles telles que la peinture, la sculpture... Regardez Ernest Pignon-Ernest, Marlène Dumas, Maurizio Cattelan, Joshua Mosley et tant d'autres. Ils intègrent ces formes à leur oeuvre, d'une manière personnelle et contemporaine, ils les réinventent, leur ouvrant ainsi des voies inexplorées. Je pense que peu leur importe la nouveauté: elle existe parce qu'elle est nécessaire et il ne faut pas confondre l'art et le marché de l'art. Que restera-t-il? Comment trier? Quelles seront les "valeurs sûres"? Est-ce plus important de le savoir que de penser aux conséquences de l'oeuvre, les modifications qu'elle a opérées dans l'âme du "regardeur"? Que vise l'artiste? Est-il vraiment intéressé par son passage à la postérité ou, à l'instar de Duchamp, cherche-t-il à faire de sa vie une oeuvre d'art?
Anne
J'ai un peu peur de déposer un commentaire quand je lis ton article et le commentaire de Anne. Votre érudition à toutes deux m'impressionne et je ne me sens pas du tout capable de participer au débat. La seule chose que je peux dire c'est ce sentiment de fusion que je ressens parfois face à une oeuvre, l'impression que l'oeuvre me parle, qu'elle est une partie de moi... La sensibilité de l'artiste est-elle proche de la mienne ? Je ne sais pas aimer une oeuvre sur commande, parce que tout le monde l'aime. J'ai besoin de ressentir un frisson et je ne suis pas prête du tout à m'extasier devant des tableaux ou des sculptures parce qu'un milieu -dit branché- a décidé de les trouver "beaux"...
RépondreSupprimerOxy, Anne est sans doute érudite (j'ai cru comprendre qu'elle est vraiment informée ! et son attention à mes articles ainsi que ses commentaires sont drôlement bienvenus), je suis, quant à moi, totalement ignare en matière d'art contemporain... j'essaie de m'appuyer sur ma culture "classique" pour éviter de rester insensible. D'où cette suite d'articles, qui sont des interrogations, des petits pas vers et pas un étalage de certitudes !!
RépondreSupprimerAttention à ne pas tout confondre, sinon on risque de conforter les gens dans leur rejet de l'art contemporain. Il serait absurde par exemple de trouver belle la boîte de merde de Manzoni ou de rechercher des "frissons" devant l'urinoir de Duchamp. On est pas ici dans le perceptuel, mais dans le conceptuel. Le geste de Manzoni - comme celui de Duchamp quelques années plus tôt - vise à nous surprendre, à nous dérouter, à nous interroger et nous amener à réfléchir sur ce qui est digne - ou indigne - de rentrer dans un musée... La notion de beau n'a plus sa place, elle est devenue obsolète. Naïf serait donc celui qui trouverait belle la forme de cette boîte! On se situe dans un questionnement sur l'art, ses limites, ses objets, la production de sa valeur (en limitant la série à 90), et c'est cela qui est intéressant... Mais cela ne veut pas dire que l'émotion soit devenue absente. tous les courants coexistent dans l'art contemporain, "tous les possibles sont compossibles" pour parler comme Leibniz! Moi, je reste toujours soufflé devant les araignées géantes de Louise Bourgeois, soufflé aussi devant les bibliothèques remplies d'annuaires de Boltanski, j'éprouve aussi le vertige en déambulant dans les arrangements complexes et monumentaux de Richard Serra, etc...
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