mardi 12 avril 2011

RETABLES DE LOTTO

Des grands retables d'église que présentait l'exposition romaine, j'ai choisi de vous présenter deux compositions particulièrement virtuoses.

La première, peinte entre 1506 et 1508, avant son séjour romain, est dite "polyptique de Saint Dominique" et est d'ordinaire au Museo Civico de Recanati. C'est en juin 1506 que les frères du couvent de Saint Dominique demandèrent une contribution à la commune de Recanati pour la commande de ce retable à commander au "maître Lorenzo Lotto, vénitien". Le prix, fixé à 700 florins, était assez considérable et se justifiait, selon les frères par "l'habileté du peintre qui avait montré, par un dessin son projet détaillé pour l'oeuvre, et qui était déjà connu pour d'autres oeuvres de jeunesse". La scène représente, au centre le saint patron de l'Ordre des dominicains qui, agenouillé, reçoit de la Vierge et d'un ange le scapulaire. Evénement auquel assistent deux papes, dont Urbain V, premier pape à avoir fait le pélerinage à la Maison de Lorette, consacrant ainsi un pélerinage fort couru dès le Moyen Age.
Selon la tradition, l’habitation de Marie comprenait une grotte creusée dans le roc et devant l’ouverture de la grotte, un espace entouré par trois murs ; ce sont ces trois murs qui constituent la Sainte Maison et sont l’objet de la vénération. L’humble demeure fut en effet mystérieusement transférée d’Orient en Occident et serait arrivée le 10 décembre 1294, en Italie sur le territoire de Recanati, près du port, dans la forêt de Lorette. Reconnue comme lieu saint par la papauté, elle fut à partir de 1450 protégée par un écrin tout de marbres étincelant, conçu par Bramante. Or voilà qu'une cinquantaine d'années plus tard Jules II décida de soustraire Lorette à la juridiction de l’évêque de Recanati pour l’attribuer directement au Saint-siège. Une véritable catastrophe économique pour Recanati qui ne put que s'incliner.

Avez-vous remarqué la tête que font tous les protagonistes de ce retable ? Avez-vous déjà vu, sur une peinture d'autel, une Vierge aussi attristée, un enfant Jésus dont les coins de la bouche tombent aussi amèrement ? Et tous les protagonistes de la scène font grise mine : Saint Thomas d'Aquin, à gauche, a son air des mauvais jours, Saint Vincent Ferrier, à côte de Sainte Lucie, fait une tête d'enterrement. Si l'on comprend fort bien que Saint Pierre Martyr, toujours affublé de la hache qui lui fracassa la tête, ne peut avoir l'air joyeux, son voisin, Saint Vito, a beau être vêtu comme pour aller à la parade, il est sinistre. Lotto, à la demande de ses commanditaires, a ainsi marqué pour la postérité la désapprobation de cette sainte assemblée pour la décision inique de Jules II qui privait la ville et ses couvents des revenus florissants liés au pélérinage fort en vogue de Lorette. Toutes ces lèvres aux coins qui tombent, ostensiblement, sont là pour témoigner du malheur de Recanati !

Mon autre choix s'est porté sur une grande toile conservée à Bergame et qui représente dans une ambiance champêtre, une Vierge entourée de quelques saints. Un des chefs d'oeuvre absolu du maitre, de structure simple et éloquente. Aucune réthorique dans cette sainte conversation qui se déroule à l'air libre, sur fond d'un paysage aux accents nordiques et dont le seul élément d'architecture est un trône de pierre immaculée.

Pour protéger les saints et la Vierge, une petite troupe d'anges aux ailes frémissantes tend un voile de velours vert au-dessus de la scène. Craquants ces anges en raccourci, n'est-ce pas ? Un "confrère", commodément installé sur la dernière marche du trône de pierres et vêtu d'une robe "orange vénitien", a presque fermé ses ailes  ornées de plumes de paon. Il écrit sur un registre les suppliques des pélerins venus d'agenouiller devant cette pala, et, tourné vers le spectateur, attend patiemment les prières que ceux-ci vont adresser par son intermédiaire à Marie.

Cette dernière, penchée avec affection vers son Fils, lui montre d'un geste généreux la foule qui se presse à ses pieds et lui suggère la bénédiction qu'Il leur accorde de bon coeur. La lumière indirecte qui éclaire la mère et l'enfant, baigne cette scène simple d'une douceur étonnante.

Sur le côté du gauche de la toile, Saint Joseph assiste lourdement à la scène. Il est las, vieux et fatigué par toute cette agitation. Humain, terriblement, émouvant aussi. Il s'appuie pesamment sur sa canne de bois, ses pieds sont poussérieux et calleux. Il est épuisé et pose son talon sur le pied droit pour tenter de reposer un peu ses vieilles jambes. Vêtu sobrement, son vêtement aussi a souffert : sa manche droite est décousue et l'on voit les fils qui pendouillent sur la déchirure.

Une peinture profondément humaine, très attachante et dont les détails savoureux nous ont captivés longuement !

PS note : les photographies qui illustrent cet article sont réalisées d'après le catalogue de l'exposition, par respect pour les oeuvres !

6 commentaires:

  1. Etonnamment moderne, la vierge de Bergame !
    Connais-tu le rétable de l'église de Torcello ?
    Je crois que c'est vraiment celui qui m'a le plus émue...

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  2. Elles sont si belles, ces retables de Lotto, et ta façon de nous en raconter si ponctuelle et intense (ben oui, tout à fait comme d'habitude...), impossible à la fin de ne pas se sentir touchés par ce pauvre Saint Joseph et sa manche décousue, ses pieds qui cherchent comme il peuvent un peu de soulagement...
    De plus: en évocant Recanati, lieu natal de Giacomo Leopardi ("natìo borgo selvaggio" l'avait-il appelé), tu me plonges dans une deuxième émotion: poète, et philosophe aussi, de la plus grande importance (absolument incontournable pour moi!), il a écrit, à partir justement d'une haie tout près de Recanati, les vers qui sont considérés parmi les plus hauts, si non les plus hauts dans l'absolu, de la poésie italienne de tous les temps.
    S'il m'est permis de mélanger deux arts, qui ont d'ailleurs dans le paysage un élément commun très fort, voilà

    L'INFINITO

    Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
    e questa siepe, che da tanta parte
    dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
    Ma sedendo e mirando, interminati
    spazi di là da quella, e sovrumani
    silenzi, e profondissima quïete
    io nel pensier mi fingo, ove per poco
    il cor non si spaura. E come il vento
    odo stormir tra queste piante, io quello
    infinito silenzio a questa voce
    vo comparando: e mi sovvien l'eterno,
    e le morte stagioni, e la presente
    e viva, e il suon di lei. Così tra questa
    immensità s'annega il pensier mio:
    e il naufragar m'è dolce in questo mare.

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  3. Un grand merci pour cette "visite".
    je trouve sur le second retable que Marie est bien jeune (intemporelle) et Joseph bien vieux et accablé, quand à l'enfant il a une moue proche de celle du premier retable.
    Toutes ces oeuvres sont "parlantes"
    je crains qu'elles deviennent de moins en moins lisibles pour les générations à venir mis à part quelques spécialistes.
    bonne journée

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  4. Bonjour, Michelaise.
    Ton reportage est magnifique : il vibre de sensibilité pure et dit si bien ce que le regard doit voir et sentir.

    Terminer avec Saint joseph , et de cette façon-là, c'est génial...

    Merci beaucoup.

    Je t'embrasse.

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  5. Passionnant Michelaise ! c'est vraiment passionnant de déchiffrer ces oeuvres avec tes commentaires ... un vrai coup de coeur pour la seconde où tous les personnages sont si profondément humains, le visage de la Vierge est magnifique de douceur, exquis de délicatesse... merci Michelaise pour ce partage...

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  6. Ah oui Norma tu as raison, cette modernité vient, je pense, de l'attitude très confiante de Marie. Souplement penchée vers nous, elle invite et protège. Torcello, j'y suis allée si souvent !! Le retable en question est très agité, mais si humain !!! cette bande de "pauvres types" (ceci dit sans que ce soit péjoratif, mais ils sont "eus") qui sont tout éberlués par cette assomption qui les dépasse !!
    Oh que oui Siu, tu peux mélanger les arts car tu le fais avec tant d'à propos !! Sais-tu que, même nous, nous connaissons ces vers (les 3 premiers en tout cas !!) cela fait partie de la "base" quand on aime l'Italie !!!
    Ah non, il ne faut pas qu'elles deviennent moins lisibles, car ce qu'elles racontent est universel ! Vous avez raison, Marie est intemporelle et si belle !! Je sais, Anonyme, c'est un voeu un peu fou car qui fait encore de l'Histoire de l'Art par les temps qui courent. Mais que diable, internet raconte beaucoup et pour qui veut comprendre, on trouve tellement d'informations, qui, si on sait les choisir, sont fiables. C'est aussi un peu pour cela, pour être passeur d'émotions, que je tiens ce blog. Qui sait !! Merci de votre passage en tout cas !
    Herbert je suis contente des réactions de mes lecteurs, et de la tienne en particulier : c'est tellement merveilleux de faire partager ce qu'on a aimé, et cette manche décousue de Saint Joseph est tellement proche de nous !
    Meric à toi Catherine, et je vois que le deuxième retable fait l'unanimité, il faut dire que Lotto y a décrit un instant tellement humain, tellement riche de sentiments et d'émotions.

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