vendredi 23 décembre 2011

CEZANNE A PARIS


Les expos du Luxembourg sont souvent beaucoup plus discrètes que d'autres et pourtant, en quatre salles et une muséographie toujours très pensée, on y découvre toujours des thèmes qui méritent le détour. J'aime leur format à taille humaine, peu d'oeuvres, mais dont on peut profiter au calme et à loisir. Alter, qui a une tendresse tout particulière pour Cézanne, un laborieux qui s'accrochait comme un forcemé pour "faire l'artiste", tenait à aller voir "Cézanne et Paris", et il avait raison. Le sujet semble presque une provocation tant il est vrai que le peintre est reconnu pour ses représentations de sa terre natale, et a priori la capitale n'était pas, loin de là, un de ses sujets de prédilection. Ces 80 toiles, paysages, portraits et natures mortes racontent la vie parisienne de l'artiste et permettent de revenir aux racines de l'oeuvre du peintre, dans le lieu même qui a contribué à assurer sa formation. C'est à Paris qu'il vient, tout jeune homme, étudier le travail des artistes consacrés, c'est ici qu'il rencontre ses collègues impressionnistes et post impressionnistes, qu'il fait la connaissance de critiques et de marchands qui s'intéresseront à son oeuvre, c'est enfin dans cette ville qu'il présentera aussi pour la première fois son travail au public parisien.


Le dimanche 21 avril 1861 le jeune aixois débarque au 11 de la rue Soufflot, chez son ancien camarade de collège Zola, un peu embourgeoisé mais rêvant d'art par procuration : cela fait des années qu'il insiste pour que Cézanne s'adonne à sa passion pour la peinture. C'est promis, il l'aidera car il sait que la vie de bohême est difficile, et pour commencer il l'héberge sur , Le jeune homme qui a bravé la colère paternelle arrive plein de fougue, féru d'académisme et de poésie, persuadé de bientôt conquérir la capitale "Avec une pomme je veux étonner Paris"... mais vite déçu dans ses ambitions. Il prend ses marques, rencontre ses premiers amis peintres, mais à peine arrivé, parle déjà de retourner à Aix, ce qui désespère Zola. Il repartira bien vite et cela explique le peu de toiles proprement parisiennes présentes dans cette exposition : quelques toits de la capitale, un peu gris, un peu tristes, une vue éloignée de l'église Saint Sulpice... et déjà, quelques mois seulement après son installation, il retourne en Provence. Il reviendra, souvent, préférant les environs à la ville elle-même, et s'installant de ci, de là, à Bennecourt, à Issy les Moulineaux, à Pontoise, à Chantilly, à Melun, et en cent autres endroits, tant et si bien qu'il semble qu'il ait passé plus de temps, mis tout à bout, en région parisienne qu'en Provence !


L'exposition retrace la promenade picturale de ces séjours en Ile de France dont il aime représenter les arbres, les villages, les allées forestières et l'eau... qui lui est véritablement source de méditation ! Ses bords de Marne, d'Oise ou de Seine sont nombreux, le Moulin brûlé de Charenton nous a retenus un long moment, et le Pont de Maincy dont les reflets sont autant d'invites à la rêverie, fortement émus.
La manifestation fait aussi une large place  à certains portraits, à ses tentatives de gravure, vite abandonnées, aux scènes morales, éthiques ou religieuses, et bien sûr aux natures-mortes.


Dès l'entrée, on admire le coin de cheminée sur lequel trônent un superbe coquillage aux reflets rosés et une pendule noire ayant appartenu à Zola, présentée d'ailleurs dans l'exposition. Par sa composition franchement géométrique, la toile en impose et construit une savante opposition de teintes et de matières. La blancheur éclatante du linge qui recouvre la cheminée se découpe en trois zones sévèrement découpées qui ponctuent l'espace de façon incontournable.


Disposés négligemment mais avec art, s'étagent quelques objets insolites comme cette tasse en équilibre précaire, ce citron éblouissant mais en partie caché par le tissu, et un vase aux allures de tulipe précieuse. A gauche un énorme lambi qu'on a envie de saisir pour, le collant contre son oreille, "écouter la mer". On a, vous vous en doutez, proposé pas mal d'interprétations équivoques pour expliquer cette composition, de toute évidence dédiée à l'ami écrivain ( à preuve l'encrier sur la droite, un peu enfoui sous le linge) : de la prétendue évocation d'une éventuelle féminité de Zola que Cézanne aurait, à l'occasion de ce séjour, découverte chez son ancien condisciple, à la représentation archaïque de la mère ou de la femme, les suggestions abondent et, bien entendu, entrainent une relecture totale de la toile qui va ainsi du portrait chinois de Zola à un autoportrait de Cézanne lui-même ! Reste, en fond, reflétée largement par le miroir devant lequel elle est installée, cette sobre pendule de marbre noir, sans aiguilles pour, dit-on, célébrer l'éternité de l'amitié qui liait les deux hommes.


Ce qui frappe dans cette composition, cohérente et cadrée comme une photographie moderne, c'est la contraction de l'espace et du temps, la mise en scène à la fois solide et instable, noire et blanche, horizontale et verticale, évocant les contradictions humaines comme sans doute les caractères différents des deux amis. Cette peinture avait en effet été conçue par l'artiste en réponse à la dédicace que lui avait offerte Zola dans son premier recueil d'écrits sur l'art, intitulé "Mon salon", avec une lettre préface remplie d'allusions aux échanges entre l'écrivain et le peintre, décryptant et reconstituant le monde. "Nous avions examiné et rejeté tous les systèmes, décidant après ce dur labeur" quel'individualisme devait être la vertu dominante. Et "cherchant la trace de l'homme en toute chose" Zola note qu'ils en étaient arrivés à louer "ces maitres qui sont des créateurs, dont chacun a créé un monde de toutes parts". La pendule noire, dans cette perspective, est carrément conçue comme une méditation sur l'acte de peindre.


Au-delà de ces interprétations, on admire la touche du tableau, ferme, grasse et pourtant, classique. On y reconnait les admirations naissantes de Cézanne pour Manet bien sûr, mais aussi pour les peintures espagnoles de Zurbaran et de Ribeira qu'il contemple au Louvre. Le rythme de composition en est, je l'ai déjà souligné, rigoureux, et impose une ambiance. Les plis de la nappe, lourds, verticaux, immobiles, répondent au côté du miroir et au coin du mur. Les ombres des pliures soulignent en pointillés l'horizontale basse et noire, impulsée par le haut de la pendule et reprise par le manteau de la cheminée. Le temps est arrêté et l'espace est clos, aucun point de fuite, aucune échappée dans cette peinture pourtant terriblement lumineuse.


Rassurez-vous, je ne vais pas vous égréner toutes les natures mortes de l'exposition... ce n'est pas l'envie qui m'en manque car toutes sont passionnantes à décrire, mais ce serait fastidieux. Je vous emmène simplement dans la dernière salle, où, juste avant la sortie, une toile particulièrement émouvante mérite une dernière halte. Il s'agit du paysage d'hiver peint à Giverny en 1894, une toile inachevée qui nous offre, comme autant de révélations sur les premiers émois de l'artiste face à son sujet, une vision incomplète, rapide et pourtant très explicite de sa mise en place d'une oeuvre.


Cette toile est passionnante à un double titre : d'abord elle nous est parvenue dans cet état parce que Cézanne l'a abandonnée à l'hotel Baudy où il séjournait et dont il partit très perturbé après avoir fui une réunion d'artiste à laquelle Monet l'avait convié. Ce dernier lui ayant souhaité la bienvenue en lui disant qu'il était "heureux de saisir cette occasion de lui dire combien nous vous aimons et combien nous admirons votre art", Cézanne aurait répondu, effondré "vous aussi, vous vous moquez de moi" et aurait quitté précipitamment la soirée, puis la ville, laissant, dans son désarroi, les peintures qu'il avait commencées dans sa chambre d'hôtel. Par ailleurs, elle est particulièrement émouvante car, venant d'un peintre besogneux, toujours insatisfait de ses réalisations, qui remaniait, retouchait et reprenait cent fois ses toiles pour atteindre ce qui lui semblait être le meilleur, nous avons ici un premier jet, une mise en scène claire et rythmée, presque aisée, rapide et pleine d'esprit. Les premières taches de couleurs ont été posées avec liberté, l'ensemble est naturel, souple, presque désinvolte. Et l'équilibre est parfait !

Une autre toile inachevée qui clôt l'exposition : "La Route Tournante" de 1905... Cézanne s'éteint en octobre 1906 à Aix ; ici le travail est encore léger, presque transparent. Quelques touches de couleurs, posées à coups de brosse brefs et verticaux, déclinent une gamme de bleus assez profonds, de verts discrets et quelques nuances de bruns. Elles évoquent sans le détailler encore le village dans le lointain, les champs et quelques vagues bosquets au premier plan et ce ciel délavé et presqu'aquarellé. Il s'agirait dit-on du village de Mennecy, entre Fontainebleau et Paris.

14 commentaires:

  1. C'était en effet un moment rare: très beau par le "dépouillement", le calme aussi, une ambiance et un choix de tableaux qui explicitent bien la personnalité de Cézanne.
    Quelle différence entre Madame Cézanne, stricte et collet montée et la salle représentant les tentatrices et les baigneuses.
    La manière de "caresser" les rondeurs contrastant avec les lignes très rythmiques de certains tracés -je visualise encore les papiers peints qui animent certaines de ses oeuvres.
    Un excellent moment, me faisant découvrir un pan de l'expressivité du peintre.

    Le palais du Luxembourg est un petit écrin, à chacune des expos que j'ai visitées j'y ai passé d'excellents moments de grâce....

    Je ne peux pas en dire autant au Jacquemart-André, où le lieu, pourtant intéressant de par son histoire, est trop exigu et bien rempli pour y apprécier quelque œuvre correctement.
    Mesdames, ne mettaient pas de grand chapeau rouge lorsque vous allez visiter une expo....surtout devant les précieux petits tableaux de Fra Angelico!
    Martine de Sclos

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  2. Cette expo fait partie de notre projet de voyage à Paris, j'aime beaucoup ce peintre et l'évolution de son travail de la touche épaisse et parfois "sale" de ses premières toiles à la légèreté presque à l'abstraction des dernières. Sais tu comment il appelait ses premières toiles de jeunesses à la pâte épaisse et aux contours marqués comme dans "l'ouverture de Tannhauser" ou le portrait d'Achille Emperaire ? ma période "couillue" !!!

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  3. magnifique article, un cadeau de Noël...
    Merci,
    Je vous souhaite de passer un Joyeux Noël et de voir 2012 plein de bonheur en famille...et de régaler les "aminautes" avec l'écriture d'articles aussi passionnants.
    (josette)

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  4. Ravie Josette que tu aies aimé même si tu n'as pas la chance d'aller la voir, la narration de cette expo.
    Robert, oui, je suis ravie qu'elle fasse partie de ton programme car elle en vaut la peine et, bien cernée, Paris, pas artificielle comme thème, elle se révèle vraiment intéressante. De plus, comme dit Martine qui, dans son programme bien minuté, a eu le temps entre Gustav Leonhardt et sans doute pas mal d'autres sorites, de s'offrir la virée Cézanne, le musée est vraiment agréable. On y respire, on y circule et on ne s'y bouscule pas. début janvier ce sera le top ! Martine tu décris très bien l'ambiance du musée et la façon dont l'exposition rend Cézanne plus présent à travers ses toiles !
    J'avais Robert, entendu parlé de cette période si bien nommée mais, sans doute un effet induit de mon éducation chez les bonnes soeurs (j'en vois qui se marrent, attention !!!) je n'avais pas approfondi le sens ... me voilà éclairée !!!
    Bon Noël à tous...

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  5. Je te souhaite Michelaise une belle année pleine de couleurs, de découvertes, et d'humanité...

    Belles soirées de fin d'année...Gaies, colorées, gourmandes, affectueuses avec tout ce que tu as dans le coeur à donner...

    Bisous de Noël...

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  6. comme tu me lances la perche......
    - Vibre la lumière, chantez les couleurs, il y met sa vie, le bruit de son coeur, si le bonheur existe c'est une épreuve d'artiste, Cézanne le sait bien, Cézanne peint !
    Alors ???????
    (ps - ma chanteuse préférée)mdr!

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  7. France Gall Monica... ben oui, j'ai même écouté sur google, foskifo
    Danielle, à donner parce que je reçois beaucoup, j'avoue que ces fêtes avec ma Koka sont superbes!! je peux bien te le dire, elle ne lit jamais mon blog, alors cela reste entre nous ! Quant à la gourmandise, elle règne en maître ici ces jours-ci, je sens que la semaine prochaine va être sobre !! genre soupe et yaourt à tous les repas... merci pour tes voeux et que cette fin d'année te soit douce aussi

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  8. Bonsoir Michelaise, je reviendrai lire ton billet demain mais en attendant je te souhaite ainsi qu'à tes proches un très joyeux Noël. Bises

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  9. Joyuex Noël, Michelaise, à vous et à tous ceux que vous aimez!
    Anne

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  10. Pas encore le temps de lire ton billet mais je viens te souhaiter une belle et bonne journée de NOEL 2011 à toi et ceux qui t'entourent !
    Bises ensoleillées

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  11. Depuis que j'ai vu cette exposition j'essaie de m'imaginer où Cézanne avait bien pu poser son chevalet pour immortaliser cette vue de Mennecy commune limitrophe de la nôtre
    Je n'ai pas encore trouvé,j'ai bien ma petite idée mais les lieux ont tant changé
    Pauvre Cézanne s'il revenait!
    Il en aurait un coup au coeur surtout en lisant cet
    article

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  12. Encore une fois tu nous écris là un magnifique article bien illustré et qui nous donne envie de courir au jardin du Luxembourg admirer les toiles de Cézanne qui a peint une certaine idée du bonheur

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  13. Eh bien je n'attendrai pas le 26 février pour aller au Luxembourg, tu donnes vraiment envie d'y aller. Est-ce vraiment calme comme tu le dis? Je me souviens des expos Botticelli, Véronèse, Titien où on ne pouvait pas circuler! Et figure-toi que pour Fra Angelico, j'ai trouvé une parade : j'y suis allé le 24 décembre, deux heures avant la fermeture, pendant que tous les Parisiens étaient affairés à réveillonner et boucler leurs achats... Et il n'y avait personne!!! L'expo, malgré tes longs et passionnants écrits, ne m'a pas beaucoup enchanté et j'ai trouvé qu'en dehors de la Vierge à l'enfant de Lorenzo Monaco et du Couronnement de la Vierge de l'Angelico dans l'avant dernière salle, les oeuvres qui avaient fait le déplacement n'étaient pas forcément des oeuvres d'une grande qualité. Mais tes billets ont fait deux heureux et nous t'en remercions infiniment! Bonnes fêtes de fin d'année chère Michelaise!

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  14. Ah Aloïs, voilà bien une virée qui me plairait, chercher les endroits où ont été posés les chevalets !!
    GF, tu rejoins ce que disait Alter, à propos de cette expo : mais enfin, Fra Angelico, on en a vu et on en verra de tellement plus beau... certes vous avez raison, mais avec mes 4 articles qui s'attachent aux détails j'ai voulu dire que même si on n'a pas des oeuvres majeures, on peut toujours y trouver à lire et à admirer !! Pour autant, l'important est que vous l'ayez vue dans de bonnes conditions et le choix de l'heure et du jour me semblent avoir été une bonne intuition !! bravo... bonnes fêtes à vous deux

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