mardi 3 avril 2012

LE GUERCHIN

Gennari a charitablement plongé une partie du visage du Guerchin dans l'ombre mais son strabisme y est évident. Le peintre figure sur ce double portrait en présence d'un humaniste et homme de loi qui l'appréciait fort. Battista Manzini écrivit en effet une série de lettres célébrant une peinture du peintre de Cento, regroupées sous le titre de "Il trionfo del penello".

Pouvez-vous imaginer qu'un peintre, se nommant "Le Bigleux" ou le "Le Loucheur" ait pu atteindre chez nous une renommée internationale et, partant, nationale ?? Avoir un surnom pareil, avouez, cela  ne pose guère : sans compter le mépris inclus dans cette appellation péjorative, on imagine volontiers qu'un handicap concernant la vision soit jugée rédhibitoire pour assurer la célébrité et la reconnaissance. Des yeux qui battent la campagne n'étant pas, a priori, le meilleur passeport pour assurer la fidélité de la vue. Et pourtant, Il Guercino évoque, dans la langue de la péninsule, un strabisme que la légende attribue à une peur éprouvée par l'enfant au berceau, histoire sans doute d'en atténuer le désagrément. Cela n'a pas empêché le propriétaire de ce sobriquet dévalorisant d'être apprécié et célébré par ses contemporains, et actuellement encore par ses compatriotes, certainement moins accessibles aux préjugés que nous ne l'aurions été en pareille circonstance. Pour nous, français, qui ne connaissons pas la signification du surnom, pas de problème : le peintre est talentueux, on l'admire !

Quoi de plus délicat que ce tendre geste maternel qui guide doucement le bras de l'enfant bénissant ? (n'hésitez pas à cliquer pour agrandir) Et ce regard attendri de Marie, qui se pose avec attention sur le petit qui l'illumine ? Et cette main, légèrement posée sur le ventre rebondi de l'enfant ?? Que dire enfin de cette petite pelote qui agrippe le voile bleu de sa mère, sans crainte, avec cette absolue certitude possessive que seuls savent manifester les tout-petits enfants ?

Le Palazzo Barberini, déjà équipé d'un musée qui renferme nombre de chefs d’œuvres, vient de se pourvoir d'un nouvel espace dédié aux expositions temporaires, espace inauguré dignement par une exposition consacrée à Francesco Barbieri, dit le Guerchin.
Mort à 75 ans et génie précoce, le peintre de Cento (sa ville de naissance où nous sommes passés le printemps dernier, dixit Alter qui a, en la matière, une mémoire infaillible) a connu 60 ans d'une intense activité artistique, au plus haut niveau. Génie précoce puisque la légende veut qu'à 9 ans il réalisa une fresque que ses parents jugèrent si réussie qu'ils décidèrent de le placer chez un peintre à la gouache, chez lequel il apprit si peu qu'il préféra rentrer à la maison. Où il s'entrainait tout seul. Un peu plus tard, on lui trouva un second maitre, qui ne le garda pas plus longtemps, convaincu au bout de quelques mois que son apprenti en savait plus que lui. 

 Et in Arcadia ego : au XVIIème, l'Arcadie est le lieu mythique dans lequel bergers et satires vivaient en parfaite harmonie, dans une ambiance poétique et idyllique, loin des affres et des préoccupations mesquines du genre humain. S'ajoute à ce thème un memento mori, placé dans le bas à droite du tableau : une petite souris, un lézard, une chenille et une grosse mouche détournent notre attention de ce crâne édenté et sinistre, le temps de partager avec les bergers la surprise de cette découverte macabre.
Petit poème d'Edoardo Sanguineti  sur un thème semblable *:
Contempla intentamente, figlia mia, questo morto cronometro (con il nastro cilesto
e con la chiave), questo bicchiere capovolto, questo vedovo portacandela 
ho deposto, sopra i miei scartafacci, già polverosi e corrosi, 
con tutto quell’ossame molto umano 
questa mia penna semiesausta, muta: (è un repertorio trito e obbligatorio: ma il suo vivace effetto lo fa sempre): e poi è vero, certo: qui tutto è niente e questo niente à tutto 


Il est donc d'usage de prétendre que Barbieri fut autodidacte ce qui n'est pas absolument vrai, mais il est avéré par contre qu'il s'est inspiré dans ses premières œuvres de ceux qu'il admirait, sans qu'ils soient ses maitres, sa famille n'ayant pas les moyens de lui offrir de tels mentors : Ludovico Carracci et Dosso Dossi. Très vite, il a moins de 20 ans lors de ses premières commandes, il est reconnu, puis connu, voire recherché. Il trouve des commanditaires, il est apprécié d'un cercle averti et ses confrères le louent : Carrache lui-même s'émerveille de son talent et le couvre de louanges. Il n'a que 30 ans quand, en 1621, le pape Grégoire XV l'appelle à Rome où il reste jusqu'à la mort de son protecteur en 1623. Il retourne alors à Cento, et après une période de peinture de fort clair-obscur, son style s'adoucit et sa peinture se délie encore, devenant encore plus délicate. À la mort de Guido Reni en 1642, il se déplace à Bologne pensant récupérer la clientèle de ce dernier. Sa palette du coup se fait plus classique, peut-être moins originale, pour plaire aux clients de Reni. Mais rapidement sa personnalité reprend le dessus  et sa fin de carrière est précise, ciselée, élégante sans être mièvre. 
 On admet que la version du haut de ce "Saint Jérôme en train de sculpter une lettre" serait un travail préparatoire pour le tableau du bas. Avouez qu'on se contenterait de brouillons de cette qualité !

Doué d’une extrême facilité, c'était aussi un travailleur forcené : il n’hésitait à produire des esquisses pour chacune de ses compositions, esquisses aussi léchées que les œuvres elles-mêmes. Un drôle de personnage, austère, pieux, très attaché à sa famille et à ses ouvriers et apprentis : il ne se déplaçait pas sans toute sa smala, trainant son atelier dans ses déplacements, heureusement peu nombreux, logeant, nourrissant, entretenant tout son monde avec générosité et constance.


Et de fait, ses toiles sont surprenantes : il y règne une réelle empathie avec le spectateur, qui crée comme un dialogue avec celui qui les regarde. Aucune tristesse, aucune solitude en regardant un Guercino ! La couleur est musclée, le trait ferme et sans fadeur, et les compositions toujours simples, quoique très efficaces. Pourtant c'est aujourd'hui un peintre un peu démodé, alors qu'il a un vrai caractère, une réelle originalité. L'exposition, qui lui était exclusivement consacrée, avait le mérite de retracer sa carrière et de suivre son parcours artistique complet, et donc de mieux l'apprécier et le comprendre.


* Lien, communiqué par Siù,  vers un site qui présente quelques textes de ce poète italien, (décédé en 2010) écrits lors d'une visite au Maurithuis en 1986 : mise en parallèle de mots et de peintures. La peinture illustrée par ce poème est une vanité de Peter Claez et signifie, peu ou prou (j'ai pris, pour la poésie, quelques licences avec la traduction littérale, en tachant de respecter l'esprit) :


Contemple intensément, ma fille, cette mort programmée,
et cette clé au ruban bleu d'azur
ce verre renversé, ce bougeoir endeuillé et veuf.
J'ai déposé, au milieu de ces ossements tellement humains, 
et sur mes parchemins déjà poussiéreux et putrides, une plume inutile et muette.
C'est une symbolique incontournable et décousue...
pourtant son message vivace reste toujours le même 
Tant il est vrai qu'ici tout n'est rien et que ce rien possède tout.


5 commentaires:

  1. j'aime beaucoup la douceur et la tendresse qui se dégage de la Vierge...
    Bonne journée!

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  2. Une toile très humaine, très tendre !! Je pense que Guerchin était sensible !!

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  3. Un vrai faible pour cette Vierge à l'Enfant... tout y est délicatesse et elle et lui paraissent si vivants...

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    Réponses
    1. J'ai trouvé totalement craquant le geste qu'esquisse Marie pour guider le bras de l'enfant bénissant, c'est tellement naturel ... et si tendre !

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  4. Encore un reportage passionnant. J'ignorais complètement qu'Il Guercino voulait dire le bigleux! Que cette infirmité deviennent prétexte à sobriquet, voilà qui n'est pas commun! En général, c'est plutôt l'inverse qui se produit, une osmose parfaite entre le nom et la vocation. Regarde dans le domaine de la danse les noms des plus grands chorégraphes : le Sieur de la Cuisse, Marius Petipa et Benjamin Millepieds!

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