dimanche 5 août 2012

TOBEEN A BORDEAUX


Nous avions découvert Tobeen, au travers d'une de ses toiles de fleurs dans lesquelles il excelle et qui firent son succès dans les Pays Bas, lors de l'exposition du dépôt Coustet en 2009. Mais notre curiosité n'était pas allée plus loin et nous avions aussitôt oublié ce nom peu célèbre. Grave erreur de notre part et l'exposition actuelle du Musée des Beaux Arts de Bordeaux* prouve, s'il en était besoin, que ce peintre est un artiste, méconnu certes, mais avec lequel l'histoire de l'Art du début du XXème siècle doit compter.
Né en 1880 à Bordeaux dans un grand immeuble de la rue Judaïque où se trouvait l'atelier de ses père et grand-père, encadreurs et décorateurs, Félix-Elie Bonnet y resta jusqu'à 27 ans, âge auquel il s'établit à Paris, tout en continuant à considérer la capitale de l'Aquitaine comme son domicile. Il grandit donc dans un environnement d'artistes et connait dès son plus jeune âge l'odeur de la térébenthine et l'art de peindre.
On sait qu'il se forma d'abord dans l'atelier d'Étienne Brunet, un ancien élève de son père, mais qu'en fin de compte il fut presqu'autodidacte.Après son service militaire, il s'installe dans un atelier près de l'église Saint Sernin. Il fréquente quelques peintres bordelais, dont André Lhote, qu'il exhortera à le rejoindre à Paris quand il partira s'y installer, en 1907.


C'est dès le début de sa carrière(1903) que Félix-Élie Bonnet signe ses œuvres sous le pseudonyme "Tobeen" (ou simplement "To" pour ses gravures sur bois), anagramme ludique et anglophone de son de famille (un peu modifié, 2"e" à la place de 2"n"). Il insiste pour que ce nouveau nom soit pris sans prénom, comme si, au-delà du désir d'avoir un nom d'artiste moins commun que Bonnet, il avait eu l'envie de se masquer, ou d'oublier sa vraie identité. Il signe ses lettres et documents de ce nouveau nom et sa veuve le fera même inscrire sur sa tombe, avant le nom officiel.


La période bordelaise de Tobeen est aussi celle des débuts, et de la recherche d'un style. Il peint "local" : des paysages simples, des pelotaris, des scènes encore peu marquées qui montrent les prémisses de son style à venir. Il est remarqué par le mécène Gabriel Frizeau, un vigneron bordelais qui soutint Monticelli, Redon, Rouault, Vlaminck, Lhote et qui lui achète des toiles. Pourtant, dans sa correspondance, Frizeau admet maintes fois ressentir peu d'émotion envers le modernisme pour lequel Lhote et Tobeen montrent beaucoup d'enthousiasme. C'est à Bordeaux encore que germe l'amitié de Tobeen avec l'écrivain et critique d'art Olivier Hourcade, fin connaisseur d'art contemporain, qui le soutiendra dans son évolution vers le cubisme et le confortera lors de sa prise de distance avec son port d'attache. Hourcade apprécie beaucoup le travail de Tobeen qui lui offre en gage d'amitié "Consolation" (en haut à droite sur le montage ci-dessus). Malheureusement Hourcade sera tué en septembre 1914, en le perdant Tobeen perdra un vrai soutien**.


Bordeaux ne lui suffit plus, Tobeen part à Paris en 1907. Il trouve dans le quartier Montparnasse un atelier à la Ruche***, puis plus tard, en 1910, il s'installe rue Trudaine. Il travaille beaucoup, prépare ses expositions (Salon des Indépendants, Salon des amis des arts, salon de la société Normande, Section d'or...) : il s'est déjà fait un nom et il commence à vendre. C'est en 1914 qu'il a l'occasion de vendre à un collectionneur hollandais, le pasteur Van Assendelft, deux toiles que ce dernier prêtera à une exposition, assurant sans doute ainsi le début de la renommée de Tobeen aux Pays Bas. Car voilà le secret de cet artiste méconnu et pourtant célèbre à son époque : la plupart de ses toiles ont été achetées par des hollandais et figurent soit dans d'obscurs musées bataves, soit dans des collections privées.


Lhote supporte mal le succès de Tobeen et écrit à sa femme, lors de son séjour parisien "C'est désolant, ça me donne la nausée. Il y avait, bien entendu, Tobeen qui est partout et qui connait tout le monde, et qui est appelé de tous côtés. Sa toile des Indépendants... est déjà vendue ! Avant d'être terminée ! C'est insensé ; et moi là, j'ai l'air d'un couillon, ne connaissant personne." Tobeen, en effet, est bien intégré partout, il fréquente quantité de groupes artistiques et littéraires parmi les plus actifs au coeur de l'avant-garde parisienne. Influencé autant par l'art ancien que par les courants contemporains, il forge peu à peu son propre style, indépendant, presque provocateur : "Je peins parce que cela me plait ainsi ... et c'est tout !".
De petite taille, bien rasé, affichant le sourire ironique d'un clown, toujours prêt à rendre service, il ne se prend pas au sérieux et parle plus volontiers de ses talents de contrebandier basque que de ses pinceaux****. Il accepte toutes sortes de travaux pour vivre et se consacrer tranquillement à sa peinture le temps restant. C'est ainsi qu'il se produit comme clown au Nouveau Cirque de Paris, voire comme accessoiriste ou créateur d'affiches. Ces activités seront d'ailleurs une source d'inspiration pour certains de ses tableaux.
Mobilisé en 1915, il sera gravement blessé 6 mois plus tard et réformé : sa vie de soldat lui laisse un goût d'échec mais le conforte plus que jamais dans sa soif de fraternité. Pourtant, il garde ici encore humour et bonne humeur, se décrivant lors des combats "rampant, le nez dans l'herbe, je vivais avec les petits escargots, les belles limaces, les minuscules fleurettes, les roses bruyères. Durant ces mois de cauchemar j'ai aimé la Terre comme jamais précédemment."


En septembre 1916 il épouse une jeune et fervente catholique, issue d'un milieu fortuné, lui, le bohémien sans le sou et pas vraiment mystique. Tous deux aiment la nature, la poésie et le midi de la France. Leurs tableaux et poèmes sont des odes à la nature et si Madeleine ***** ne roule pas sur l'or, elle écrivit à la mort de son époux qu'elle gardait un bon souvenir de leurs vingt ans de mariage.


Après la guerre, Tobeen alterne activités intenses à Paris et périodes où il peut se consacrer paisiblement à la peinture, à Nice en hiver et à Saint-Valéry-sur-Somme en été. C'est d'ailleurs là que le couple s'installe définitivement en 1924, la peinture de l'artiste s'orientant vers une synthèse entre cubisme et réalisme, peignant de plus en plus souvent des bouquets de fleurs dans lesquels il excelle et que les hollandais continuent à lui acheter sans hésiter.


Sa palette se fait de plus en plus lumineuse et ses paysages, à l'instar de la "maison blanche avec un petit étang" dégagent une atmosphère poétique intime et grave.



Ses matures mortes ont cette touche mouchetée qui éclaire son œuvre d'un aspect velouté. Elle capte la lumière, habillant ses compositions d'une douce et discrète sensualité. L'exposition bordelaise, sous-titrée "Tobeen, un poète du cubisme" dit bien cette touche vibrante, simple et pourtant raffinée, qui caractérise si bien cet artiste qu'on identifie, quand on l'a découvert, dès le premier coup d'oeil.


Ses toiles sont sereines et ardentes, à l'image de cette inoubliable nageuse, toute en rondeurs et en confiance, qui fend, avec une paisible assurance, une eau compacte et douce. L'ensemble de son œuvre est de cet acabit, montrant un monde calme, lumineux et idéalement découpé, mis en page. Partout la vie se manifeste, comme sous l'effet d'une formidable poussée. Ses toiles ont du rythme, de la candeur mais aussi de la force.
A sa mort, son épouse, dans la gêne, vend son atelier à un marchand d'art de la Haye, ouvrant sans le vouloir, une longue période de purgatoire pour le peintre qui va vite tomber dans l'oubli, seulement admiré sur des cimaises hollandaises. Carrément démodé dans l'immédiat après-guerre, il faut attendre le début des années 2000 pour que plusieurs expositions consacrent à nouveau, d'abord  aux Pays-Bas, puis en France, un talent qui mérite plus qu'une simple condescendance. Savez-vous qu'encore aujourd'hui, l'achat d'une toile de Tobeen, si tant est bien sûr qu'on puisse en trouver une, est de l'ordre du possible pour une bourse moyenne ! Incroyable n'est-ce pas ?




* jusqu'au 16 septembre 2012
** Poème posthume (publié 10 ans après la mort d'Hourcade) dédié à "Trois jeunes grands peintres"
Los à Odilon Redon
aux grand rêves réalisés, 
et Lacoste au petit pinceau 
qui crée des immensités.

Mais gloire aussi à mes amis
Marquet, André Lhote et Tobeen !
Bordeaux réjouis-toi, belle ville, 
de ces trois étoiles à ton front
*
Marquet chante ; et sa chanson simple
si sobre et douce en sa grandeur
est à mon rêve pénétrante.
Marquet chante une chanson simple.

Lhote est cet imagier profond
qu'on nomme le Memling gascon ;
curieux comme un japonais
Lhote est un imagier profond.

Donnez à Tobeen un grand mur
et le magicien fera naître
les pays gascons et son âme
simple comme l'Égytpe, savoureuse comme nos parlers.
*
Et devant ces trois génies
je pense aux saints qui faisaient jaillir
une source de vie
du rocher aride,

devant ces trois génies amis
qui d'une toile créent la vie.
Bordeaux réjouis-toi, belle ville, 
de ces trois étoiles à ton front

*** Poème de Blaise Cendrars "Atelier" :
La Ruche
Escaliers, portes, escaliers
Et sa porte s'ouvre comme un journal
Couverte de cartes de visite
Puis elle se ferme.
Désordre, on est en plein désordre
Des photographies de Léger, des photographies de Tobeen, qu'on ne voit pas
Et au dos,
Au dos
Des œuvres frénétiques
Esquisses, dessins, des œuvres frénétiques
Et des tableaux ...
Bouteille vides
"Nous garantissons la pureté absolue de notre sauce tomate"
Dit une étiquette [...]

**** Tel que le décrit le critique d'art Labrosse
***** de son vrai nom Louise Justine Dewailly

13 commentaires:

  1. Ils sont fantastiques ces tableaux : je trouve que les lignes, l'épaisseur, les couleurs... bref, le style de ces peintures d'un auteur dont j'ignorais meme l'existence les rendent fort intéressantes, du coté visuel aussi bien que pour la sensation qu'elles transmettent, et là je me retrouve pleinement dans ce que tu dis (de façon encore une fois impeccable) : "touche vibrante, simple et pourtant raffinée", "ses toiles sont sereines et ardentes", "un monde calme, lumineux et idéalement découpé", etc...
    Un art très original dans le sens meilleur du terme, et pour moi encore une découverte, merci Michelaise !

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  2. Voila une découverte, il est bien difficile de juger seulement sur reproduction mais on pense bien sur à Ramiron Arrue et à Clément Serveau une peinture datée art déco mais qui a un certain charme. On retrouve la même technique la génération suivante chez Toffoli. Pour mon goût c'est un peu trop... décoratif.

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  3. Gros problèmes avec les blogs, mes messages ne s'affichent plus ...

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  4. J'avoue que j'ai une prédilection pour ses bouquets de fleurs qu'on dirait sculptés dans des bois précieux aux teintes chatoyantes !! Dire que les hollandais ont la grande majorité de son oeuvre, c'est pour cela qu'il était passionnant que sa ville natale lui ait offert cette rétrospective, en forme d'hommage, bien mérité je crois

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  5. Pour Robert : je viens de recevoir cela, daté d'aujourd'hui 9h38 : "Gros problèmes avec les blogs, mes messages ne s'affichent plus ... " et, de fait, le message qui m'est annoncé sur ma boîte, ne s'affiche pas sur le blog ! Coucou Robert, ce n'est pas grave, encore un avatar de notre gentil hébergeur ! Mais bon, courage, cela va s'améliorer

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  6. Toujours pour Robert : mail reçu :
    Robert M a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "TOBEEN A BORDEAUX" :
    Coucou me vois tu ???
    Envoyé par Robert M à Bon sens et Déraison le 7 août 2012 15:18
    Bizarre comme histoire ! j'ai tes commentaires dans ma boîte et pas sur le blog

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  7. Je ne sais vraiment pas comment remédier à ce problème !!!

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  8. Robert (ter) a dit
    Robert M a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "TOBEEN A BORDEAUX" :
    Je ne sais vraiment pas comment remédier à ce problème !!!
    Envoyé par Robert M à Bon sens et Déraison le 7 août 2012 19:58

    Et moi non plus, c'est énervant tout de même !!! cela te fait-il ça sur les autres blogs ? ou est-ce réservé à Bon sens et Déraison, qui, du coup, déraisonnerait !!!!

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  9. Je ne connaissais pas du tout ce peintre. Merci pour cet article très intéressant.
    Bonne journée.

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    1. La réputation est souvent un phénomène injuste ! Bienvenue Bonheur du Jour

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  10. Je découvre ce peintre grâce à cet article superbement documenté, comme toujours. C'est une excellente nourriture que l'on trouve chez toi!

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    1. Merci Noune ! à propos de nourriture, "tes" tomates sont superbes !!! je suis très fière !

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