samedi 22 décembre 2012

LE SUICIDE DE BORROMINI



L'église et le couvent, consacrés à Saint Charles, San Carlo, sont affectueusement surnommés par les romains "San Carlino alle Quattro Fantane". En effet ce joyau de l'art baroque romain est construit sur un terrain assez exigu et sa réalisation inventive en fait sans doute le chef d’œuvre de Francesco Borromini, un "petit bijou".
En 1634, Francesco Borromini avait 35 ans. Cela faisait des années qu'il travaillait sous les ordres d'artistes illustres de son temps, et il était temps pour lui d'exprimer ses propres idées et de réaliser ses propres projets. Alors, pour se lancer, il offrit aux frères de la Communauté Trinitaire, propriétaires de ce petit terrain et désireux d'y installer couvent et lieu de culte, de travailler gratuitement pour eux. L'ordre était pauvre et il faisait ainsi œuvre pie, tout en posant comme unique condition à sa générosité de conserver toute sa liberté d'action : ainsi l'édifice deviendrait une sorte de publicité de son art et de son savoir-faire.


Non content d'être petit, le terrain était irrégulier, ce qui posa à l'architecte soucieux en particulier de symétrie, pas mal de difficultés. De plus, les religieux de l'ordre des Trinitaires voulaient une maison simple et austère, répondant aux exigences de leur règle, ce qui s'accommodait mal de la soif de virtuosité qui animait l'artiste. Pourtant ce dernier, fidèle à son engagement, sut concilier toutes ces contraintes en réalisant un ensemble harmonieux et élégant, mais dans des matériaux simples et peu coûteux, d'une seule couleur, blanche, le plâtre et le stuc lui permettant de faire ressortir l'unité continue des bâtiments.
On a conservé dans les archives de l'ordre, tous les documents relatifs aux travaux, ce qui permet de reconstituer fidèlement les différentes phases d'exécution. Les religieux ne disposant pas toujours des fonds nécessaires pour avancer les travaux, la construction fut interrompue à plusieurs reprises et prit environ un demi-siècle. Mais Borromini, et après lui son neveu qui acheva l'ensemble en respectant les plans de son oncle, honorèrent jusqu’au bout l'engagement de gratuité, même quand l'artiste fut devenu célèbre et recherché.


La construction débuta entre 1634 et 1365, comme nous l'avons dit, par la construction des bâtiments conventuels : cuisine, réfectoire, cellules individuelles, bibliothèque, le tout surmonté d'une élégante galerie. Puis on édifia le cloître et une nouvelle aile donnant sur la Via del Quirinale. C'est là que fut installée la salle capitulaire, à l'étage !
L'église, commencée en 1638-1641 fut placée sur une crypte... mais, par manque de fonds, il fallut attendre 1665 pour entamer les travaux de finition de la façade. Travaux interrompus le 2 août 1667 par la mort tragique de l'architecte. L'artiste, souffrant de troubles nerveux et de dépression, se suicide après avoir achevé la chapelle Falconieri (la chapelle principale) de l'église San Giovanni dei Fiorentini. Peu de jours avant sa mort, il jeta au feu tous les dessins qu’il n’avait pas eu le temps de faire graver, par peur qu’ils ne parvinssent aux mains d’adversaires qui les auraient pu les changer ou se les approprier. Ce premier acte d'auto-destruction précéda de peu la matinée fatale du 2 août, jour où, vers 6h du matin, il se leva pour "travailler", en fait pour réaliser son testament. Il écrit :
"... étant donné mon indisposition, il me vint hier soir la pensée de faire testament et de l'écrire de ma propre main. Je commençai alors à l'écrire ce qui m'a occupé depuis une heure environ après que j'aie pris le repas du soir ... jusqu'à trois heures de la nuit environ." Francesco Massari, son secrétaire, lui conseille alors de dormir, ce qu'il fait durant 2 ou 3 heures. Et il veut reprendre, mais son assistant refuse, il est trop tôt, il doit encore se reposer. Il s'énerve, s'agite ... et "me souvenant que j'avais mon épée ici ... à la tête de mon lit, j'ai pris ladite épée, puis, l'ayant tirée de son fourreau, sa poignée je l'ai fixée dans mon lit, et la pointe dans mon flanc, puis je me suis jeté sur cette épée avec une force telle qu'elle est entrée dans mon corps, et j'ai été passé de part en part, je suis tombé avec cette épée mise dans le corps sur le pavement, et m'étant blessé ... j'ai commencé à hurler...".


Le secrétaire accourt, on le secoure, on le soigne et cela lui laisse le temps de dicter ce témoignage à son médecin. Il mourut le lendemain. L'histoire est peu commune, un suicidé qui raconte son suicide, c'est rare, et de plus il avoue avoir voulu "se faire mal". Pourtant, il sera bien enterré, selon son voeu, dans l'église qu'il était en train de construire. L'inventaire de ses biens après sa mort mentionne deux bustes dans son intérieur : celui de Michel-Ange, qu'il admirait beaucoup, et celui de Sénèque : voulut-il, en se donnant la mort, s'inspirer du philosophe latin, on parlerait alors d'un suicide stoïcien ! Mais il semble plutôt qu'il ait eu une rage telle qu'il ne put y faire face et que cet acte soit plutôt le résultat de l'état nerveux qui le tourmentait. Ombrageux, honnête, exalté parfois, plein de talent et de fougue, généreux aussi, farouchement indépendant, Borromini est un personnage attachant qui nous a laissé des oeuvres d'une intense beauté et d'un charme indiscutable. Il n'eut pas de disciple : célibataire, il mourut sans descendant et fit de son neveu, son légataire universel ... à condition que ce dernier épouse la fille de Maderno, ce que le jeune homme fit ! Mais cela ne lui donna pourtant pas accès au génie de son oncle ni de son beau-père, et les oeuvres de Bernardino restent obscures.


Mais laissons Baldinucci (1624-1696), un contemporain donc, et qui l'admirait fort, nous parler du maître :
"Francesco Borromini était un homme de grande taille et de belle tournure, aux membres forts et robustes, courageux et animé de hautes et nobles idées. Il se nourrissait avec sobriété et vécut chastement. J’estime infiniment son art, pour l’amour duquel il se dépensa sans compter ; afin que ses projets aboutissent à la perfection, il en fabriquait de ses propres mains des modèles de cire, et parfois de terre cuite. Outre cet amour pour son art, il veillait avec zèle à sa propre réputation, et de ce fait refusait d’ordinaire de mettre la main à des œuvres dépourvues de grandeur, pour se consacrer aux Temples, Palais et autres édifices semblables. Il n’a jamais signé de son nom des mesures réalisées par ses apprentis, disant que l’architecte se devait de lui-même dessiner, ordonner et veiller à ce que tout soit bien exécuté. De la même façon... personne n’a jamais pu le faire dessiner en concurrence avec un autre artiste. Une fois, il s’opposa fermement à un Cardinal fort connu, qui voulait le convaincre de fabriquer quelque chose pour les fabriques du Louvre, en France. Borromini argua que ses dessins étaient ses propres enfants, et qu’il ne voulait pas qu’ils aillent mendier dans le monde un éloge qu’il risquait d’ailleurs de ne pas recevoir, comme il l’avait vu si souvent le cas se produire...
Les biens matériels, pas plus que la gloire, ne l’intéressaient. A l’exception de celui des Pontifes, il ne souhaitait pas recevoir d’argent pour ses dessins, ses maquettes et son assistance, disant qu’ainsi cela lui permettait d’agir comme il l’entendait ; et des Pontifes mêmes, il ne prit que ce qu’ils lui donnèrent sans rien demander de plus. En somme, le cavalier Borromini fut un homme digne de louanges. Il exerça l’art de l’architecture... avec noblesse et grandeur. » 

En 1670, Bernardino commença le clocher, et le chantier de la façade ne fut rouvert qu'en 1674, terminé en 1677, conformément aux plans du maître. On peut considérer que l'ensemble fut totalement terminé en 1682, quand on installa les statues dans les niches.


L'église est construite sur un plan elliptique où se conjuguent le plan en croix grecque et l'octogone, ce qui pour objet, dans cette toute petite surface, de donner l'illusion de l'espace. L'occupation parfaite du terrain montre le talent de l'architecte dans l'organisation rigoureuse de l'espace. La coupole, elliptique elle aussi, offre à l'oeil un ornement complexe de caissons aux motifs savants et inventifs, croix et octogones mêlés. Aucune fresque à l'intérieur de l'édifice, le décor architectural est la seule et somptueuse ambition décorative du lieu.


A la créativité de l’intérieur répond le jeu rythmique de la façade, basé sur l'alternance du concave et du convexe, des colonnes ainsi que des frontons. Les inventions foisonnent : des balustres tête-bêche en alternance avec des balustres classiques, des chapiteaux aux dessins originaux et le fronton dit « angélique », obtenu par la réunion des ailes de deux anges.
Le cloître, quant à lui, est un vrai bijou. De toutes petites dimensions, il est rectangulaire et Borromini y développe magistralement, l'illusionnisme baroque, en réussissant à donner l'impression d'un espace beaucoup plus grand. On y retrouve les mêmes balustres que sur la façade.

10 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé cette église et son petit cloitre visité un jour de février au crépuscule.

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    1. Oh oui Robert, l'endroit doit être très beau au crépuscule.

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  2. J´espère visiter cette église un jour. Elle est dans mes priorités sur mon carnet.
    Bon dimanche Michelaise.

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    1. Tu as raison de l'avoir mise dans tes priorité, l'endroit laisse sous le charme

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  3. un petit bijou, c'est tout à fait cela!
    Bon dimanche!

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    1. Nous avons tous été séduits par son élégance et les proportions parfaites, quoique la taille en soit limitée !

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  4. Cette histoire et la fin tragique de cet artiste sont vraiment passionnantes et comme d'habitude j'ai pris mon temps pour le lire pendant que fini de cuire un petit canard à l'orange.
    Maintenant je vais apporter la touche finale.
    La dernière photo de la coupole est une petite merveille.
    Belle journée Michelaise.

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    1. Miam, canard à l'orange, une recette traditionnelle, qu'on pratique moins qu'autrefois mais qui reste une valeur sûre. Bon appétit Mireille

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  5. Je reviendrai te lire plus tard MIchelaise mais pour l'instant, je passe juste te souhaiter un très joyeux Noël :-)

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    1. Merci Oxy de ton passage et que ces fêtes soient de beaux moments pour toi

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