jeudi 3 janvier 2013

GRAND PALAIS : BOHÈMES

La Madeleine de Ramon Casas, assise seule face à son verre empli de bière, vêtue d'une blouse rouge volantée, tient négligemment un cigare qui se consume doucement. Elle a l’œil vague des grandes solitudes. Solitude accentuée par la foule dense qui se reflète dans le miroir situé derrière son chignon un peu ébouriffé. On dirait qu'elle a déjà bu, mais son verre plein vient démentir cette impression d'ébriété. Au-dessus de l'harmonie contrastée que constitue sa tenue élégante, les teintes de la salle sont comme des échos en couleurs complémentaires : au rouge de la blouse répond le vert des murs, au blanc de la jupe, le noir des tenues des clients.

Cette exposition-là, nous n'aurions pas eu idée d'aller la voir si, deux ou trois jours avant notre départ notre ami Roberto, le fringant avignonais avec lequel nous partageons chaque été nos impressions théâtrales, ne nous avait envoyé une carte postale, égrenant avec entrain les 16 expos qu'il venait d'avaler à Paris et nous recommandant particulièrement cette dernière.


Et, de fait, l'exposition est passionnante : l'idée est de parcourir, à travers les âges, du XVIème au XXème siècle, la perception toujours un peu erronée mais facilement lyrique, voire idéalisatrice de la bohème et des bohémiens. Mise en scène magistralement par Robert Carsen, l'exposition présente l'évolution de cette image d'Épinal, volontiers éculée. 

Une BD exclusive, créée pour raconter Bohèmes, grâce à l'outil spécial qu'Orsay met à disposition des enfants (et des autres !!!)

On commence par la représentation du gitan depuis Léonard de Vinci dont la vision un peu manichéenne ouvre la voie aux diseuses de bonne aventure des caravagesques. Les  pratiques divinatoires qui consistent à lire dans les lignes de la main ou à prévoir l'avenir par les cartes sont réprouvées par l'Église mais fascinent les artistes. Craintes et redoutées pour les pouvoirs supposés magiques, les bohémiennes sont associées aux péchés de vol et de luxure. A la même époque, le thème de Marie l’Égyptienne, coiffée de son vaste chapeau en galette et berçant un enfant endormi, connait un certain succès, la Sainte Famille constituant au moment de la fuite en Égypte, l'archétype des nomades, rejetés et plus ou moins mis à l'index de la société bien-pensante. 


Au XVIIIème, Watteau et Boucher les peignent plutôt comme des entremetteuses galantes, libres et volontiers provocantes, incarnation d'un certain désordre social de bon aloi. Elles ne volent plus mais ourdissent des rendez-vous libertins et aident les jeunes femmes à trouver l'amour !


Au XIXème, l'image change encore : certains, comme Courbet retiennent de la vie errante sa fierté, sa hardiesse et parfois son insolence. 



D'autres, comme Van Gogh, aiment à en souligner la pauvreté et le dénuement dramatique. Quant à l'image de la zingarella, elle se teinte d'une sensualité nouvelle, presque exacerbée. L'allure fière et dédaigneuse, le teint bistre, le regard de braise, un goût marqué pour les couleurs vives, ses longs cheveux défaits en font une femme qui paraît facile mais qui est ivre de liberté. 


Elle fume, joue du tambourin et danse sans retenue. Désirée et redoutée, elle engendre trouble, attirance et fascination : c'est une héroïne romantique un peu insolente dont, comme Carmen ou Esmeralda, la puissance érotique peut être destructrice. De courtisane, la bohémienne est devenue femme fatale.

A l'instar de Franz Liszt qui publie en 1853 le premier traité de musicologie à la gloire de la musique tsigane, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, (dont il offre un exemplaire à Baudelaire en 1861) la Bohême se voit qualifiée de "Conservatoire de l'Europe" et inspire de nombreux musiciens. Elle devient un des thèmes favoris de l’opéra au XIXe, comme l’illustrent Le couronnement de la muse (1897), Louise (1900) et sa suite Julien (1913) de Gustave Charpentier, fondateur du Conservatoire Mimi Pinson à Montmartre. La Bohème de Giacomo Puccini puis celle de Ruggero Leoncavallo, et enfin Carmen achèveront d'assurer le succès de thème dans les salles de concert !




Impulsée par les romantiques, la vie de bohème choisie et assumée par les artistes, avec son lot de pauvreté, d'itinérance et ses moments tragiques, devient le passage obligé du talent. On est jeune, amoureux, nécessairement désargenté, on a froid l'hiver, on est un génie méconnu et parfois, l'on se suicide. Le statut mythique de l'artiste maudit tourne autour de cette bohème-là qu'il faut avoir connue pour être, un jour, reconnu. S'opposant aux goûts démodés de la bourgeoisie et des institutions officielles, ces bandes d'amis s’organisent en groupes, régis par des codes, comme celui établi en 1840 par Gustave Courbet, qui proclame son droit de peindre « le vulgaire et le moderne » entouré de ses amis, toujours plus nombreux : Baudelaire, Daumier, Corot, Louis Edmond Duranty, Jules Vallès...




Plus tard, à la fin du XIXème et au début du XXèle, les cabarets artistiques, lieux de divertissement recherchés, à la fois restaurant, café-concert, théâtre, et bal où les plus huppés s’encanaillent avec les plus humbles, fleurissent à Montmartre. Le Chat Noir est le premier cabaret à accueillir un piano, sur lequel composent Erik Satie, Claude Debussy et Claude Charpentier. Le Tout-Paris s’y rencontre, poètes et chansonniers se produisent en goguette. Il symbolise la bohème à lui seul. L’innovation et l’improvisation sont de rigueur. On y accueille à bras ouverts les artistes désargentés, offrant repas et boissons contre un poème, une chanson ou un tableau. Les artistes y côtoient une faune bigarrée, où évoluent anarchistes et criminels. Du Moulin Rouge, où les soirées festives sont arrosées au champagne, on met au point une nouvelle danse, endiablée : le French Cancan.  Les tableaux et les affiches de Toulouse-Lautrec lui assurent rapidement une notoriété internationale.


L'exposition s'attarde ensuite, en un passage obligé, par la Bohême de Rimbaud, décrit sa liaison tumultueuse avec Verlaine, le tout dans une mise en scène fort suggestive, comme toute l'exposition d'ailleurs, particulière évocatrice. De l'humble garni à la cheminée dépourvue de feu aux tables de bistrot qui invitent à la halte et font rêver d'absinthe, tout est soigné, conçu pour inviter à la découverte et à la curiosité. Une exposition qu'on visite avec grand plaisir, on se promène dans le décor de Carsen comme dans une pièce de théâtre, on sort du quotidien et l'on se sent un peu vagabond.




11 commentaires:

  1. Je la trouve passionnante cette expo, à partir de l'effet aimant de la première image et grace surtout au grand plaisir d'etre guidée par toi, qui encore une fois m'apprends et m'amuses au meme temps, me fais sentir vive et meme... plus intelligente (beh, non ci vuole molto, on dirait de ce coté des Alpes...) !
    Merci à Roberto aussi, qui t'a donné le tuyau.

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  2. "N'en jetez plus" dit-on chez nous... Merci Siu pour cet enthousiasme : Alter m'a dit "Bof, pas mal ton billet mais c'est juste la visite de l'expo, un peu descriptif"... ben oui, c'était ça, pour une fois !!! C'est vrai que normalement je me consacre à une ou deux toiles, ou à un thème mais là, je me suis bien amusée avec les BD !!! Ravie que ça t'ait plu

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  3. c'est une expo que j'avais beaucoup appréciée également, et la redécouvrir en BD, formidable! Merci!

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    1. On fait des trucs géniaux pour les gosses (et les autres !!) et ces reproductions au trait sont vraiment évocatrices. Une expo calme en plus, j'espère que pour toi aussi, qui se visitait avec beaucoup de plaisir

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  4. C'est une expo que j'ai beaucoup aimée et revue il y a encore peu de temps
    Je dois avouer qu'une de mes très bonnes amies a un poste important au Grand Palais et cela aide à ne pas faire la queue et c'est amusant d'arriver aux expos par les coulisses!!
    J'ai beaucoup aimé la scénographie de l'étage la cheminée à la parisienne,le poêle dont je n'ai pas reconnu la marque!!! j'y ai découvert un côté de Van Gogh que je connaissais mal et que j'ai beaucoup aimé Les chaussures,Les trois romans ,La roulotte au rez de chaussée ,émouvante la photo de Verlaine au François 1er.
    La prochaine expo du Grand Palais va être pour moi un peu déroutante, Dynamo , l'art abstrait du XXème, Kapoor...elle va occuper tout le Grand Palais du jamais vu encore ce sera la première fois que la totalité du Grand Palais sera consacrée à une seule exposition,y compris le Pavillon d'Honneur qui vient d'être restauré ,mais même sans faire la queue et gratuit je ne sais pas si j'irai!!!

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  5. En effet, cette expo Dynamo, qui fait partie de ma carte Sésame+, m'a laissée de marbre, et "mais même sans faire la queue et gratuit je ne sais pas si j'irai!!!"... Par contre la Sésame+ me permettra d'aller voir Chagall et là, sûr, j'irai !
    Quant à Bohème, la scénographie était, forcément, superbe, j'avoue que le nom de Carsen m'a autant attirée que le thème ! Et je m'en suis félicitée.

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  6. Et oui cette année c'est avec le Musée du Luxembourg que les accords ont été passés ,l'an passé c'était avec le Musée d'Orsay
    J'ai beaucoup de chance car je profite aussi des accords passés avec les autres musées!!!
    Je reviens du reste voir Le cercle de l'art moderne cet am avec mon amie l'expo s'achève demain
    La prochaine fois avec ou sans carte tu peux peut-être faire un signe!!!!

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  7. Eh bien moi je vais profiter de ton billet pour dire tout le mal que je pense de cette expo. J'avais projeté d'écrire un post rageur, puis je me suis ravisé, en me disant qu'il était finalement plus sage de ne pas parler des choses qui nous déplaisent. Moi, vois-tu, j'ai trouvé que cette exposition n'avait ni queue ni tête et qu'elle partait dans tous les sens. Je m'attendais à une exposition sur le statut d'artiste (c'est comme ça en tout cas que la chose est vendue sur le site de la RMN). Or cette exposition ne débute véritablement qu'au second étage et elle est précédée par une autre exposition, qui n'a strictement rien à voir, sur l'imagerie des bohémiens dans l'art, d'où toutes ces Vierges à l'Enfant et scènes de genre absolument hors sujet. Mais ce qui m'a le plus choqué, c'est la pauvreté descriptive des cartels et le manque de distance par rapport aux sous-entendus racistes véhiculés par toutes ces images : les bohémiens sont voleurs, les bohémiens sont bonimenteurs, les bohémiens sont primitifs, les bohémiens sont des sauvages, les bohémiens vivent sans loi et sans règle, etc., sans voir que c'est tout cela qui a conduit précisément à l'extermination des tziganes sous le IIIe Reich (juste une petite allusion bien légère à la fin de l'expo) et à la chasse aux Roms de nos jours (pour le coup complètement occultée). Bref, j'ai trouvé cette exposition très douteuse politiquement. Quant à la scénographie, je l'ai trouvée ridicule. La reconstitution de la mansarde avec le poêle, c'est vraiment de la disneylandisation pour bobos, on n'a pas besoin de ça pour s'imaginer ce que c'était que la vie des artistes bohèmes. La musique imposée pendant le parcours, c'est aussi un vrai scandale. Bref, j'étais absolument hors de moi en sortant de cette expo et je te remercie de me laisser l'occasion d'exprimer ici mon coup de gueule! J'espère que tu as vu l'expo Hopper à 50 mètres, pour le coup bien plus intéressante! Bonne année 2013 au passage!

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    1. Oui tu as raison, c'est toujours compliqué de parler des choses qui nous déplaisent sans être cassant ou désagréable. Et répondre indéfiniment à des commentaires de ceux qu'on a blessés (tu te souviens cette nana qui m'avait prise à partie sur le sujet des photos de bébés ??!!) est parfois lassant.
      Pour autant, ta réaction à l'exposition est étonnante : certes, elle se compose de deux parties distinctes, indépendantes, l'une à chaque étage et qui traitent, en bas de l'image du bohémien (qui fait peur, assez négative) et en haut de sa récupération par une certaine vision romantique de l'art. Le lien entre les deux étant justement cette "récupération" et appropriation d'un idéal de liberté, façon de transcender la pauvreté de l'artiste. Jusque là rien de très grave, pourquoi pas ??? Un étage sépare ces deux étapes, pas si incompatibles finalement.
      Quant à ta révolte contre ce que tu trouves "politiquement incorrect", elle me semble excessive ! Nous sommes quand même assez responsables civiquement et moralement parlant pour ne pas prendre à notre compte les "sous-entendus racistes véhiculés par toutes ces images"... on a du recul tout de même ! C'est une vision descriptive et historique de ce qui fut l'état d'esprit de nos ancêtres. On est assez grands pour ne comprendre et ne pas y voir un outil de propagande mais la description d'une attitude de peur et de fascination mêlées.
      Quant à la scénographie, elle n'est pas ridicule : elle s'adapte justement aux différentes étapes de l'expo. En bas, elle est classique, genre musée puisqu'il est question de voir l'image du bohémien dans l'art, surtout la peinture. En haut, elle propose les oeuvres dans une mise en situation qui unifie la "lecture", car ces oeuvres n'ont pas forcément à faire les unes avec les autres, sauf à les lire à la lumière de cette fameuse "bohème artistique", genre "il est bohème" !
      Bien sûr que la fausse mansarde avec son poêle ou le bistrot aux table alignés n'ont pas pour mission de nous montrer la réalité, c'est juste une "mise en scène" ! Et on la prend pour telle...
      Mais bon, tu n'as pas aimé et ta révolte est fort bien expliquée ! Le plus marrant est que, justement, je suis allée voir Hopper et que, là, c'est moi qui n'ai pas aimé. Alors garde un peu de ta vindicte pour mon prochain billet, tu vas râlé ferme !!! Au moins on s'amuse ici, foin du consensus mou !! Et je suis ravie de ton coup de gueule.

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  8. PS : Je fais ma tournée des blogs après 10 jours d'absence et, après avoir visité le blog de Robert, je suis mort de rire, tu l'as confondu avec moi, tu l'appelles GF, tu crois qu'il est corse et qu'il va sillonner l'Europe pour écouter Cecilia! Tu as forcé sur le champagne ou quoi???

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    1. Alors là oui, j'avais forcément bu !! Moi j'ai vu Cécilia, j'ai pensé GF !!! Le plus marrant, c'est qu'en lisant le billet, je me suis dit "mais à propos, Robert, il devait y aller, lui "aussi" voir Cécilia, c'est bizarre qu'il n'en ait pas parlé !!!!! Bon je vais de ce pas lui expliquer mon ébriété, et, au passage, je te restitue ces voeux qui, tu l'as compris, t'étaient destinés !!!

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