Le dessin de Carmen avec son beau contrebandier est de la main de Mérimée lui-même, meilleur écrivain qu'il ne fut dessinateur !
J'ai quinze ans et demi, et maman ne veut pas que je lise des romans ou des drames romantiques. Enfin l'on me défend tout ce qu'il y a d'horrible et d'amusant. On prétend que cela salit l'imagination d'une jeune personne. Je n'en crois rien, et comme la bibliothèque de papa m'est toujours ouverte, je lis le plus que je puis de semblables ouvrages. Vous ne pouvez vous figurer quel plaisir on éprouve en lisant, à minuit dans son lit, un livre défendu. Malheureusement la bibliothèque de papa est épuisée, et je ne sais pas ce que je vais devenir. Ne pourriez-vous, Monsieur, vous qui faites des livres si jolis, me faire un petit drame ou un petit roman bien noir, bien terrible, avec beaucoup de crimes et de l'amour à la Lord Byron ? Je vous en serai on ne peut plus obligée, et je vous promets de faire votre éloge à toutes mes amies.
Je suis, Monsieur ...
Z.O.
PS Je voudrais que cela finit mal,surtout que l'héroïne mourût malheureusement.
2ND P.S. Si cela vous était égal, je voudrais bien que le héros se nommât Alphonse. C'est un nom si joli !
Et voilà comment, dit-on, Prosper Mérimée fut un auteur à succès si célèbre que les jeunes filles lui écrivaient des lettres enflammées !! C'est, vous vous en doutez, dans le programme de Carmen que j'ai trouvé cette épître. Or, ce "Vous ne pouvez vous figurer quel plaisir on éprouve en lisant, à minuit dans son lit, un livre défendu" venant à point nommé illustrer un billet que j'envisageais d'écrire, m'a poussé à vous la livrer in extenso, tant elle est drôle. J'avais, en effet, projet de vous parler d'un livre, récemment expédié depuis un Puits que vous connaissez bien, et qui m'a irrésistiblement rappelé mes lectures interdites.
Oh qu'elles étaient sages ces lectures sous l'édredon, à la lueur tremblotante et parfois défaillante de la lampe électrique. Je couchais dans un divan qui avait une petite collection de livres anciens posés en équilibre instable au-dessus de ma couche. On appelait cela un "cosy corner". Et j'avais, bien évidemment, l'interdiction absolue de lire après l'extinction des feux, tout ouvrage m'étant soigneusement ôté lors du baiser du soir. Il ne me restait donc, pour me livrer à ce plaisir interdit de la lecture nocturne, que quelques ouvrages de bienséance, recueils de contes moraux à l'usage des jeunes filles.
Ils dataient du XIXème et leur teneur n'était que conseils avisés pour être honnête, charitable et secourable aux pauvres et aux malheureux. "Ces contes ne sont pas rassemblés au hasard : ils ont été faits exprès pour la jeunesse; et l'objet de chacun d’eux est de la garantir d'un défaut ou de lui inspirer l'amour d'une vertu... L'âge de nos héros varie quelquefois, mais il n'est jamais au-dessous de dix ans. C'est à ce moment de la vie que nous avons voulu prendre nos disciples, pour ne les quitter qu'à dix-huit ou vingt ans, c'est à dire l'époque où la morale, pour être goûtée, n'a plus besoin qu'on la présente à l'homme sous la forme d'apologue*". Autant vous dire qu'avec un pareil viatique, soit je virais à la délinquance en réaction contre tant de bons sentiments, soit je devenais bégueule... d'où "Bons Sens et Déraison", recherche d'équilibre entre ces deux tendances !!
Alors, nuit par nuit, je dévorais ces livres aux pages jaunies, aux illustrations vertueuses et aux textes pleins de bons sentiments. J'ai rêvé depuis de retrouver au moins un de ces ouvrages, pour sentir de nouveau l'enthousiasme qui me saisissait à la lecture des exploits lénifiants de ces jeunes filles chastes et pudiques, mais sachant combien j'en serais déçue, je n'ai jamais poussé ma quête plus loin que l'intention.
Et voici que l'autre jour, j'ai reçu, entre une confiture de courgettes "mûres" aux épices et un photophore joliment tourné par la fille de Robert, ces Nouvelles Toscanes qui, toutes proportions gardées, m'ont évoqué par leur ton XIXème ces ouvrages de mon enfance. Toutes proportions gardées, car l'auteure de ces nouvelles est une femme passionnée et déçue, que l'ardeur a blessé et qui se fait l'écho, dans ses récits, de ses propres amours malheureuses. Il n'y est question que d'hommes méprisants, de jouvencelles naïves, d'amantes trahies et de femmes cruelles. Car tous, hommes et femmes, sont renvoyés dos à dos, aussi inconstants et légers les uns que les autres. Les femmes s'ennuient et se lancent dans le jeu de la séduction en poussant les hommes à leur perte. Les hommes y sont fréquemment de vils séducteurs, sans scrupule et souvent intéressés.
Il y est question de chambres virginales, de vieux serviteurs dévoués, de coquettes punies et de fats insupportables. Les femmes y ont un sein d'albâtre, les gens du peuple arborent une peau couleur brique et les cheveux des hommes sont ondulés à souhait. Les conflits psychologiques y sont fort simples : ainsi, les femmes sont-elles soit cruelles et intéressées, soit amoureuses et victimes. On y reçoit, par ailleurs, de véritables leçons de mode : témoin l'énumération des goûts vestimentaires de Madame L : "le brocard d'argent, le damas, le velours frappé, le mohair, le satin, le cachemire - qu'elle faisait broder exprès aux Indes - les crêpes de Chine -venus vraiment d'Orient". Ou encore les tenues de la princesse Nirskin : " elle portait les tenues les plus excentriques et les plus voyantes : une robe de dentelle couleur ivoire sur un jupon plissé de satin écarlate, un chapeau de dentelle et une ombrelle rouge vif ; ou bien une longue robe de surah**, couleur vert d'eau, ornée d'un jais clair de lune et de broderies en soie et en or, montrant une grande partie de ses bas ainsi que ses pantoufles de Cendrillon".
Mais ce qui est frappant finalement, c'est la talent de la narratrice, jamais naïve, et pourtant terriblement romantique. Evelina Cattermole, dite Contessa Lara, a dû se mettre à écrire quand, répudiée par l'époux qu'elle avait fort justement trompé, elle fut contrainte de travailler pour vivre. Journaliste, poète, nouvelliste, conteuse pour enfants, chroniqueuse de mode, elle maniait la plume avec aisance et développait sans cesse le même thème : celui des amours tragiques. Ses nouvelles toscanes déploient, selon les thèmes, une multiplicité de points de vue fort qui font leur originalité : de l'idylle ravageuse observée de sa fenêtre par une femme vertueuse, à la princesse mystérieuse vue par les yeux d'un enfant, elle aime, au-delà du schéma classique avec mise en situation et récit d'un narrateur, faire varier les observateurs. Comme dans cette nouvelle cruelle qui raconte les angoisses, rêves, cynisme et exapérations de chacun des futurs époux à la veille du mariage. Ces chroniques, non exemptes d'une certaine naïveté, sont toujours marquées au coin d'une farouche lucidité. On est loin de mes lectures édifiantes d'enfant sage et je pense que ces textes auraient plu à la jeune Z.O., la jeune correspondante de Prosper Mérimée !
PS Elle a, m'a-t-elle dit, hésité entre Nouvelles Toscanes et Nouvelles Vénitiennes de Dominique Paravel... et par un heureux hasard, ces dernières ont été offertes par Koka à Alter, qui les a dévorées et me les a ensuite prêtées. Une mise en abyme de Venise à travers sept portraits à sept âges de la ville. Un joueur de dés, un sculpteur, un peintre bien sûr, une courtisane évidemment, une "femme savante", une cantatrice et, pour finir un photographe arpentent la ville. Entre eux un lien immatériel les unit, comme une coulée fusionnelle, comparable à la réaction alchimique qui nous intègre tous à la Sérénissime. C'est aussi intellectuel que sensuel, et la part d'ombre de la ville est aussi notre âme damnée ! Un livre à lire sans tarder, si ce n'est déjà fait.
* Préface des contes moraux pour la jeunesse, d'Henri Le Maire, Imprimerie Casimir Paris 1826.
** Le surah, dont parle Marcel Proust à propos de Madame de Marsantes, est une sorte d’étoffe de soie croisée, douce et souple, originaire des Indes : Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe, lesquelles étaient noires. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Il y est question de chambres virginales, de vieux serviteurs dévoués, de coquettes punies et de fats insupportables. Les femmes y ont un sein d'albâtre, les gens du peuple arborent une peau couleur brique et les cheveux des hommes sont ondulés à souhait. Les conflits psychologiques y sont fort simples : ainsi, les femmes sont-elles soit cruelles et intéressées, soit amoureuses et victimes. On y reçoit, par ailleurs, de véritables leçons de mode : témoin l'énumération des goûts vestimentaires de Madame L : "le brocard d'argent, le damas, le velours frappé, le mohair, le satin, le cachemire - qu'elle faisait broder exprès aux Indes - les crêpes de Chine -venus vraiment d'Orient". Ou encore les tenues de la princesse Nirskin : " elle portait les tenues les plus excentriques et les plus voyantes : une robe de dentelle couleur ivoire sur un jupon plissé de satin écarlate, un chapeau de dentelle et une ombrelle rouge vif ; ou bien une longue robe de surah**, couleur vert d'eau, ornée d'un jais clair de lune et de broderies en soie et en or, montrant une grande partie de ses bas ainsi que ses pantoufles de Cendrillon".
Mais ce qui est frappant finalement, c'est la talent de la narratrice, jamais naïve, et pourtant terriblement romantique. Evelina Cattermole, dite Contessa Lara, a dû se mettre à écrire quand, répudiée par l'époux qu'elle avait fort justement trompé, elle fut contrainte de travailler pour vivre. Journaliste, poète, nouvelliste, conteuse pour enfants, chroniqueuse de mode, elle maniait la plume avec aisance et développait sans cesse le même thème : celui des amours tragiques. Ses nouvelles toscanes déploient, selon les thèmes, une multiplicité de points de vue fort qui font leur originalité : de l'idylle ravageuse observée de sa fenêtre par une femme vertueuse, à la princesse mystérieuse vue par les yeux d'un enfant, elle aime, au-delà du schéma classique avec mise en situation et récit d'un narrateur, faire varier les observateurs. Comme dans cette nouvelle cruelle qui raconte les angoisses, rêves, cynisme et exapérations de chacun des futurs époux à la veille du mariage. Ces chroniques, non exemptes d'une certaine naïveté, sont toujours marquées au coin d'une farouche lucidité. On est loin de mes lectures édifiantes d'enfant sage et je pense que ces textes auraient plu à la jeune Z.O., la jeune correspondante de Prosper Mérimée !
PS Elle a, m'a-t-elle dit, hésité entre Nouvelles Toscanes et Nouvelles Vénitiennes de Dominique Paravel... et par un heureux hasard, ces dernières ont été offertes par Koka à Alter, qui les a dévorées et me les a ensuite prêtées. Une mise en abyme de Venise à travers sept portraits à sept âges de la ville. Un joueur de dés, un sculpteur, un peintre bien sûr, une courtisane évidemment, une "femme savante", une cantatrice et, pour finir un photographe arpentent la ville. Entre eux un lien immatériel les unit, comme une coulée fusionnelle, comparable à la réaction alchimique qui nous intègre tous à la Sérénissime. C'est aussi intellectuel que sensuel, et la part d'ombre de la ville est aussi notre âme damnée ! Un livre à lire sans tarder, si ce n'est déjà fait.
* Préface des contes moraux pour la jeunesse, d'Henri Le Maire, Imprimerie Casimir Paris 1826.
** Le surah, dont parle Marcel Proust à propos de Madame de Marsantes, est une sorte d’étoffe de soie croisée, douce et souple, originaire des Indes : Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe, lesquelles étaient noires. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Jeune naïve (je le suis encore -pas jeune- mais souvent naïve) je pleurais en lisant ces leçons dans le style des deux orphelines...et ma nourrice me serinait qu'il ne fallait pas "faire LE mal" que je traduisais par ne pas faire DE mal...une subtilité que je ne compris que plus tard !
RépondreSupprimerBonne soirée Michalaise
Allons, nous avons donc partagé, Josette, les mêmes bons sentiments enfantins, cela a forcément laissé quelques traces non ??? Même, et y compris, tu as raison, une certaine naïveté (mâtinée par la vie tout de même !!!)
RépondreSupprimerLa dernière fois que nous sommes allés à Rome nous avons eu la chance qu'il fasse très beau lors du trajet en avion et que je sois a cotée du hublot
RépondreSupprimerJ'ai ainsi pu profiter de l'île d'Elbe et j'ai immédiatement pensé à cet opus
Et ses histoires d'amour qui il faut bien le dire ne finissent pas très bien
Pourquoi faut. -il qu'il en soit ainsi ?
Dominique Paravel est aussi l'auteur de Venise Autrement si je ne devais prendre qu'un seul guide lors de mes séjours vénitiens ce serait celui-la
Deux auteures différentes, tant du point de vue du contenu que de l'époque, mais très certainement idéales pour "l'ambiance"
SupprimerJ'ai lu comme toi Michelaise sous la couverture.
RépondreSupprimerC'était pour moi une aventure au parfum d'interdit.
Et je dormais aussi sur un lit surmonté d'un cosy corner où était pincée sur le bord une petite liseuse en métal au chapeau pointu.
Lorsque l'heure venais et que je me voyais dans l'obligation de l'éteindre, je retenais mon souffle, sortais la torche de dessous le lit et sous les draps je continuais ma lecture.
Ce n'était pas pratique mais c'était si bon.
De bien beaux souvenirs.
Belle journée et bises.
Oh que non ce n'était pas pratique du tout, mais que cela laisse de bons souvenirs !!! J'adore qu'on partage le cosy corner et les émotions de l'interdit !!!
SupprimerAmusant j'ai aussi connu la lecture sous le drap le cosy corne et la liseuse avec la pince et le chapeau pointu.
RépondreSupprimerDis moi c'est quoi ce machin qui s'affiche me demandant de m'inscrire avec un mot de passe que je ne connais point ????
Le machin, je ne sais pas, je viens de le découvrir avec toi, et je me demande bien ce que c'est aussi ??? Espérons que cela ne va pas durer, car c'est énervant !!
SupprimerAlors tu fais partie maintenant du club des cosy corner Robert !!! c'est fou ce que l'interdit laisse de bons souvenirs !