jeudi 28 mars 2013

TITEN ROME 2013 - Les autoportraits



Il est toujours émouvant d'admirer, dans une exposition, des autoportraits du peintre exposé. Certains se sont adonnés à cet art avec délectation, voire avec complaisance.
Ce n'est pas le cas de Titien, dont on connait peu ou pas de portraits jeune mais qui se représenta surtout durant les dernières années de sa vie, les autoportraits prenant alors une couleur de réflexion sur la vieillesse, encore plus touchante et émouvante pour le spectateur d'aujourd'hui.


Dans l'autoportrait de 1562 de Berlin, Titien ne respecte pas la pose classique, tournée vers le spectateur et l'englobant en quelque sorte dans le tableau en le sollicitant du regard. Aucun recours au traditionnel miroir qui permettait aux peintres de s'auto-représenter. Ici, Titien est appuyé sur une table, la main droite donnant l'impression de pianoter avec impatience sur la table, comme s'il était impatient d'avoir à garder la pose. Impression accentuée par la main gauche posée sur son genou, dans l'attitude de celui qui s'apprête à se lever. Ces mains, d'ailleurs, la qualité de la photo permet mal d'en juger (désolée pour les reflets,pas moyen de les éviter pour celle-là), sont juste esquissées, à peine finies, comme le fond, voire même l'habit, suggéré à grands traits nerveux. Toute l'attention du peintre s'est portée sur le visage, au regard aigu et intense, perdu dans un lointain auquel nous n'avons pas part.


C'est la vivacité et l'intelligence de ce regard qui, depuis des siècles, fascine les critiques. Rien de consensuel dans cet autoportrait : aucun instrument de travail venant rappeler le métier de l'homme, aucune déférence à l'égard du spectateur, aucune tentative de séduction ou d'affirmation de sa propre valeur. L'homme est là, puissant, vif et "vert" pour son âge, on sent qu'il ne peinera pas à se lever et que son corps est parcouru d'une énergie sans faille. Jodi Cranston a dit qu'il s'agit d'un portrait à "la troisième personne" : il a raison dans le sens où le "je" ne tient nulle place dans cette représentation volontairement distante, sans fioriture et sans ego surdimensionné. Mais pourtant Titien ne s'est pas vraiment peint comme un tiers. Il habite ce portrait de toute la force de son âme, qu'on devine profonde à travers ces yeux qui regardent vers l'infini.
Ce portrait, vraisemblablement à usage privé et destiné à rester dans la boutique de l'artiste 1, concentre donc toute l'attention du spectateur sur l'homme, et s'attache à être expressif, empreint d'une charge émotive très lourde. Le peintre est inspiré, et la toile est presque une représentation métaphorique de "l'idée", de la "pense" qui l'animent. Ce portrait induit chez le spectateur la conscience de la difficulté du travail de l'artiste et la prise de conscience du labeur que ce métier implique.


Le portrait de Madrid, peint 10 ans plus tard, montre un homme plus statique, l'élan qui animait le sujet de Berlin s'est tari. Tenant un pinceau dans la main droite, l'artiste a toujours un regard lointain, mais moins vif, plus rêveur. Le profil en médaille, tout à fait inédit pour un autoportrait, charge l’œuvre d'une signification toute différente : alors que le portrait de Berlin est une sorte de message didactique sur la nécessité d'aborder l'art avec une énergie jamais prise en défaut et une vigilance consciencieuse, celui de Madrid est plutôt prévu pour "graver dans le marbre" le profil hiératique de l'artiste. Il s'adresse à la postérité et c'est sans doute ainsi que l'a senti Rubens qui en a été l'un des premiers propriétaires. C'est une image idéalisée, quoique vieillie, sans concession mais magistrale. Le peintre est, ici, plus un visionnaire qu'un actif, il a depuis longtemps fait ses preuves et peut s'affirmer comme une référence, un modèle à l'aune duquel les générations futures pourront se mesurer.



Les traits sont creusés par l'âge, l'ossature est proéminente : on lit ici l'empreinte impitoyable du temps sur cet homme qu'on devine altier, et toute cette misère physique que la vieillesse a gravée sur ce visage est transcendée par le dard du regard, illuminé de l'intérieur. C'est une affirmation de son inspiration "divine", étayée par un réel espoir d’une renommée au-delà de la mort.


Il existe, nous l'avons dit, peu d'autres autoportraits du peintre, mais les critiques se sont plus à le reconnaitre dans un certain nombre de ses oeuvres où il se serait représenté en figurant. Pas de doute que ce soit lui qui figure sur le triple portrait du "Temps gouverné par la prudence", toile qui a toujours passionné les observateurs par les multiples messages qu'elle contient. Le sujet en est complexe et requiert une double, voire une triple lecture. En effet il s'orne d'une inscription qui, d'emblée, pose le débat : "Ex praeterito / praesens prudenter agit / ni futura actione deturpet" ("Informé du passé, le présent agit avec prudence, de peur qu'il n'ait à rougir de l'action future"). Il nous invite donc, dans une leçon morale très en accord avec l'état d'esprit des humanistes, à conjuguer mémoire, qui se souvient du passé et en tire des leçons, intelligence, qui juge du présent et agit sur lui, et prévoyance, qui anticipe sur l'avenir et arme pour ou contre lui. Tous ces modes de pensée invitant donc, comme la littérature classique le souligne 2, à cultiver la prudence pour agir sur le temps. Cette allusion au temps est amplifiée par la représentation évidente des trois âges de l'homme, que les artistes aimaient à représenter sous forme symbolique. On admet aujourd'hui  3 que ces trois portraits sont familiaux : Titien à gauche, son fils Horace au centre et un neveu éloigné, Marco, à droite. Cette interprétation ajoutant au précepte gravé sur les cartouches l'espérance d'une hérédité artistique, idéal logique chez ce peintre âgé.


Certes, le visage de gauche est moins serein que celui de l'autoportrait de la même année, il est moins "idéalisé", plus décharné par la vieillesse, mais le temps étant le sujet de la toile, rien de très anormal que Titien ait accentué ici les méfaits de l'âge. L'autre aspect intrigant de l’œuvre est bien sûr la présence des trois têtes animales qui soulignent le message de façon assez énigmatique. On admet généralement qu'elles seraient d'inspiration égyptienne, reproduisant la divinité tricéphale de Sérapis, revue et corrigée à la sauce vénitienne. Le présent y est représenté par le lion, censé être fort et éperdu d'action immédiate, le passé par le loup, réputé rancunier et capable de se souvenir de souvenirs anciens, et le futur par le chien, attiré par l'avenir.


Un autre autoportrait a été identifié avec quasi certidude dans le Midas, qui assiste, désespéré, au supplice de Marsyas. J'ai déjà parlé de cette peinture impressionnante dont la richesse iconographique est, elle aussi, complexe. Allusion évidente au drame de Bragadin, elle retrace officiellement le malheur de Marsyas, dieu local de Phrygie, en concurrence avec Apollon, venu de Grèce. Il jouait d'une flûte à deux tuyaux, modeste instrument local, alors qu'Apollon jouait de la lyre à 7 cordes. C'est ainsi qu'il apaisa la tristesse de Cybèle, inconsolable après la mort d'Attis, son serviteur et peut-être aussi fils et amant. Ce succès mit en colère Apollon, qui le défia devant un jury composé des Muses. Ces dernières n’arrivant pas à départager les concurrents, Apollon proposa à Marsyas de jouer avec son instrument à l'envers tout en chantant. Marsyas, vaincu, fut écorché vivant, sa peau vide étant suspendue à un pin.


Sur la gauche de la scène, l'observant d'un air de profond désarroi, figure donc le roi Midas, ceint d'une fine couronne ornée de pierreries et installé dans une pause qui rappelle Saturne, divinité mélancolique du temps. Il semble plongé dans une profonde réflexion philosophique sur la précarité de la vie et sur l'essence de l'art. Pourquoi le triomphe d'Apollon, ou plutôt de la lyre sur la flûte, doit-il se conclure par une scène d'une telle cruauté ?


Une autre toile où l'on admet aussi que figure, en comparse, le portrait du maître, est celle de l'inoubliable Pietà du Prado où il se serait figuré en Nicomède, penché avec compassion sur le cadavre du Christ pesant et déchirant qu'on est train d'ensevelir. Déjà présenté par Jean quand il prit la défense du Christ face à un groupe de pharisiens hostiles 4, ce même évangéliste est le seul qui le mentionne au moment de la mise au tombeau 5. Nicodème est un homme de l'ombre 6, qui ne se déclare pas disciple mais honore le crucifié.


On 7 a suggéré que la présence du peintre sur cette mise au tombeau, tout de compassion et de douleur retenue, témoignerait de l'adhésion de Titien à une forme de désapprobation modérée, "hostile aux normes bureaucratiques et aux subtilités théologiques que ce soit des papistes ou des luthériens", et favorable à une religion immédiatement compréhensible, connue sous le nom de "nicomédisme". Un doctrine de justification de la croyance par la foi seule, sans les apparats ou les complexités de la hiérarchie. La radiographie a montré que Nicodème-Titien portait à l'origine un turban et non un béret. Ce qui n'est pas sans importance si l'on se réfère au statut un peu à part de Nicodème auprès de Jésus : pharisien mais pas trop, disciple sans l'être et salué par le Christ comme "l'enseignant d’Israël".


La dernière toile où Titien figure peut-être est la Salomé (ou Judith) de la Galerie Doria Pamphilj. Peinte en 1526, Titien avait moins de quarante ans, elle présenterait donc un portrait de l'homme encore jeune, et nous n'avons guère de point de comparaison pour assurer qu'il s'agit bien de lui.


Pourtant l'ossature marquée, le méplat accentué de la pommette, cette joue raffinée et aristocratique, le nez caractéristique fortement busqué mais sans excès, semblent confirmer que, comme le fit après lui Caravage en se portraiturant en Goliath, Titien se serait mis en scène dans ce plat contenant la tête de Jean Baptiste (ou d'Holopherne). C'est en tout cas ce que suggère la critique récente, s'appuyant sur une meilleure lisibilité de l’œuvre depuis sa restauration. L'idée est d'autant plus séduisante que nous aurions ainsi devant les yeux un autoportrait de Titien dans son ardente jeunesse, et avouez Mesdames, qu'il est fort beau, à faire se damner une Judith ou une Salomé !



Notes :

1- "per lasciare quelle memoria di sé ai figliuoli" selon Vasari

2- Dans le Repertorium morale de Petrus Berchorius, l'une des plus populaires encyclopédies de la fin du Moyen Âge, on lit : "La Prudence consiste dans la mémoire du passé, la mise en ordre du présent et la méditation du futur" ("in praeteritorum recordatione, in praesentium ordinatione, in futurorum meditatione")...(...)...L'art du Moyen Âge et de la Renaissance trouva mille façons d'exprimer cette tripartition de la prudence sous forme d'image visuelle...(...)...ou enfin, selon la mode de ces Trinités que l’Église considérait, par suite de leur origine païenne, d'un œil méfiant, mais qui ne perdirent jamais leur popularité, elle est dépeinte sous forme d'un personnage à trois têtes, qui outre une face d'âge moyen symbolisant le présent, arbore deux visages de profil, jeune et vieux, qui symbolisent respectivement l'avenir et le passé. (information trouvée ici. On retrouve des définitions semblables tant dans Ciceron (De Inventione, II, LIII) que dans Albert de Grand ou dans Saint Thomas d'Aquin.

3- L'interprétation est, en effet, récente et remonte à Panofsky (1969). Les collectionneurs du 19ème siècle, soucieux de voir dans ce tableau une allégorie politique, voyaient à gauche le pape Jules II, au centre le duc Alphonse d'Este et à droite, l'empereur Charles V (Duvaux 1748-1758)... ou parfois à gauche le pape Paul III.

4- “Nicodème, qui était venu le trouver précédemment et qui était l'un d'entre eux, leur dit :
« Notre loi juge-t-elle un homme sans qu'on l'ait d'abord entendu et qu'on sache ce qu'il fait ?»
Ils lui répondirent :
« Serais-tu de Galilée, toi aussi ? Cherche bien, et tu verras qu'aucun prophète ne vient de Galilée.
»”
———————————————————————(Jean 7,50-52)

5- “Nicodème, qui était d'abord venu le trouver de nuit, vint aussi en apportant un mélange d'environ cent livres de myrrhe et d'aloès. Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de bandelettes, avec les aromates, comme les Juifs ont coutume d'ensevelir.
———————————————————————(Jean 19,39-40)

6- Dans l'évangile de Jean, la nuit est une circonstance connotée négativement. Elle est le temps où nul ne peut travailler (Jean 9,4). On y trébuche (Jean 11,10). C'est à la tombée de la nuit que Judas trahit Jésus (Jean 13,30). Même après la résurrection, le travail de nuit des disciples ne rapporte aucun poisson (Jean 21,3). En règle général, le motif de la nuit relève donc de l'opposition caractéristique lumière/ténèbres.
La visite nocturne de Nicodème fait exception, prenant un autre sens comme son intervention, vespérale sinon nocturne, pour embaumer le corps de Jésus (Jean 19, 39-40). (réflexion trouvée ici)

7- On = Gentilli (1993, 2003, 2012)

2 commentaires:

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