dimanche 6 octobre 2013

CORNEILLE A BORDEAUX

La mort de Sophonisbe par Pittoni

La première "fournée" a eu lieu en 2011, avec Surena et Nicomède, deux superbes moments de théâtre enviés quand ils ont été montés au Théâtre des Abbesses, et reçus à Bordeaux avec un vrai plaisir. Passionnée des rythmes Cornélien et ayant fort apprécié les mises en scène de Brigitte Jaques Wajeman, pas question de rater Sophonisbe et Pompée, deux nouveaux opus du grand auteur passant ce week-end à Bordeaux. D’autant que cette fois-ci, c'est Bordeaux qui lance le bal (1), le théâtre des Abbesses suivra !  Le propos de la metteure en scène est d'explorer ce qu'elle nomme "le théâtre colonial" de Corneille, avec ces textes qui, en traitant des "affaires du monde" sous l'Empire Romain, parlent de la confrontation Orient Occident, sujet qui revêt, à  la lumière des événements politiques récents, encore plus d'acuité. 


Sophonisbe d'abord : l'occasion où jamais de mieux connaitre l'histoire de cette héroïne carthaginoise dont l'artiste italienne Sofonisba Anguisolla porte le nom - qui m'a, en son temps, fort intriguée !!- Histoire que de nombreux auteurs anciens contèrent, de Tite Live à Mairet, en passant par Pétrarque, Boccace, Appien ou Mellin de Saint-Gellais. Voltaire lui-même, sans doute mécontent de la version de Mairet en fit une nouvelle version "tragédie de Mairet réparée à neuf" sous le pseudonyme de Lantin. On en fit aussi de nombreux opéras, que ce soit Purcell, Caldara, Fernandino Paër, Gluck ou bien d'autres. Caroto, Pittoni, Preti, Tiepolo, Simon Vouet se plurent à la représenter, la scène la plus prisée étant celle où l'héroïne absorbe le poison fatal.

La mort de Sophonisbe par J.B. Tiepolo

Mais il semble que ce soit Corneille qui ait le mieux respecté la vérité historique : pourtant la pièce, donnée à sa création à l'hôtel de Bourgogne, n'eut que peu de représentations, et connut un succès limité. Alors que, Corneille le souligne un peu aigrement dans sa préface au lecteur, celle de Mairet avait eu beaucoup d'échos. Il se défend dans cette même préface que l'histoire soit immorale car on lui reprocha, semble-t-il, la bigamie de la fière Carthaginoise. Il insiste sur le fait que le lien matrimonial se soit trouvé rompu, chez les romains, dès lors que l'époux était en captivité. Il y parle aussi beaucoup de divorce.


Il faut bien avouer que l'histoire de cette femme qui, nous dit Corneille sacrifie aux intérêts de son pays "toutes les tendresses de son cœur, Massinisse, Syphax, sa propre vie", est un peu louche. Car même si l'auteur prétend louer son patriotisme, il n'est pas évident qu'elle soit aussi vertueuse qu'il veut bien l'affirmer. Elle préfère la guerre avec Rome à la paix pour d'assez vils motifs de jalousie, parfaitement explicités par elle ; elle change de mari comme de chemise au gré des défaites des uns et des autres, et certes parle aussi des intérêts de Carthage, mais elle avoue volontiers que son plus puissant motif d'action est d'ôter à sa rivale ce qu'elle veut gouverner seule, le cœur de ses amants. 


Pompée ensuite : sombre méli-mélo d'intrigues politiques, toutes plus veules et plus minables les unes que les autres, c'est le triste portrait d'intrigants sans scrupules, qui n’hésitent devant aucune trahison pour parvenir à leurs fins. Les méchants sont punis, et César, quoique fauteur de troubles puisqu'il est à l'origine d'une guerre civile dévastatrice, triomphe avec panache de ce panier de crabes seulement préoccupé de tirer son épingle du jeu. L'amour y tient une place vraiment accessoire et les démêlées de Cléopâtre avec son frère et son amant y sont surtout l'illustration d'une ambition mal conduite. 


Les mises en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, sont, à mon goût, absolument parfaites : modernes sans être iconoclastes, compréhensibles sans être simplificatrices, actuelles sans dénaturer le texte. Servies par des acteurs impeccables, qui ne ratent pas une syllabe, respectent les diérèses et les liaisons sans que jamais rien ne soit ridicule, ces pièces rendent le texte superbe de Corneille totalement lumineux et tout est juste. Le parti-pris est clair : Rome, colonisatrice, est aussi tyranique : elle entend affirmer sa puissance sans détour sur ces contrées "alliées". La mise en espace autour d'une grande table porteuse de quelques accessoires qui permettent d'animer les dialogues sans alourdir le propos (fruit que l'on croque, verre qu'on se verse ou qu'on sert à celui qui parle et qui, manifestement, en a bien besoin, chaise qu'on déplace, nappe que l'on froisse, dossier qu'on brandit) est la même que pour les deux pièces précédentes. J'avais peur que cette reprise ne rende la mise en scène répétitive, mais il n'en est rien : c'est le texte de Corneille qui donne sens aux objets (par exemple, une flûte à champagne évoque le mariage dans Sophonisbe et le salut d'une victoire dans Pompée) et non l'inverse. Donc on se consacre à l'écoute des vers et cette mise en espace, au lieu d'en distraire, ajoute à leur compréhension. C'est, à mon sens, du grand art théâtral.

Sophonisbe s'apprêtant à boire le poison par Carotto

Ceci étant, je me demande parfois pourquoi Corneille m'exalte tant ?? C'est une langue que d'aucun pourrait juger aride, désuète ou pompeuse, des alexandrins qui, certes, sont d'une rare élégance mais qui en endorment plus d'un, et surtout des états d'âme qui sont ceux de puissants, aux prises avec d'impossibles dilemmes, des raisons d'état et autres héroïsmes qui n'ont rien à voir avec nos petites préoccupations quotidiennes.

La version de Preti

Et pourtant, la musique du verbe aidant, ça fonctionne : cela vous emporte dans des flots puissants d'amour et de trahison, c'est cruel, dramatique et profond. Ces protagonistes d'une grandeur d'âme peu commune, confrontés à leurs passions, dangereuses, et à des choix toujours délicats, nous entraînent dans le tourbillon de leurs émois. De héros, ils deviennent, surtout quand la mise en scène est réussie, des personnages dont la complexité humaine et les imperfections nous atteignent vraiment, malgré leur côté "démodé". L'orgueil, la bravoure, la générosité sont plus des vertus chevaleresques et aristocratiques que des qualités bourgeoises qui triompheront dans le théâtre des siècles suivants. Mais ce qui fait la force et la modernité de ce théâtre est que l'héroïsme cornélien n’est pas toujours spectaculaire : il symbolise aussi un idéal personnel de défi et de noblesse, une farouche volonté de combattre, par ces attitudes, la menace de l'échec, de l'anéantissement et de la mort. Toujours admirables par l'exemple qu'ils offrent, les héros de Corneille sortent victorieux des épreuves et la très haute idée qu'ils ont d'eux-mêmes se pose comme un remède à la tentation de la médiocrité qui pourrait, parfois, les submerger. C'est pour cela, parce qu'ils proclament un besoin absolu de liberté mêlé à d'obscures petitesses, assumées avec panache, que les héros de Corneille nous sont des repères intangibles.

Simon Vouet

Deux pièces à ne rater sous aucun prétexte si vous habitez Montpellier, Paris, Genève, Thionville ou Lorient et si, bien sûr, vous aimez Corneille !!


1 - Spectacles à venir :
Sophonisbe :
2013-2014TnBA (Bordeaux)du 03/10 au 11/10[4 rep.]
"NEST (Thionville)du 16/10 au 17/10[2 rep.]  
"La Comédie de Genève (Genève)du 30/10 au 02/11[3 rep.]
"Théâtre de la Ville (Paris)du 13/11 au 01/12[10 rep.]
"Grand Théâtre de Lorient (Lorient)le 10/12[1 rep.]
"Théâtre des 13 vents (Montpellier)du 23/01 au 29/01[4 rep.]
Pompée
2013-2014TnBA (Bordeaux)du 02/10 au 10/10[4 rep.]
"La Comédie de Genève (Genève)du 29/10 au 02/11[3 rep.]
"Théâtre de la Ville (Paris)du 13/11 au 01/12[1 rep.]
"Grand Théâtre de Lorient (Lorient)le 09/12[1 rep.]
"Théâtre des 13 vents (Montpellier)du 22/01 au 30/01[4 rep.]

Peintures en provenance de Web Galery of Art

4 commentaires:

  1. J'avais bcp aimé son Surena, je pense que celles là me plairaient également, dommage, la tournée ne passe pas par chez moi pour le moment!

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    1. C'est vrai Eimelle que nous partageons souvent des tournées !!

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  2. Merci pour cette piqûre de rappel, je n'avais même remarqué que ces deux spectacles repassaient par Paris. Je vais donc sans plus tarder aller prendre des places au Théâtre de la Ville. Moi aussi, figure-toi, j'adore Corneille, et que ce dernier ait fini sa vie comme un clochard, dans la misère la plus crasse, est une des grandes injustices de ce monde. L'illusion comique est ma pièce préférée, elle est d'un baroquisme exquis, avant les tragédies plus classiques, et, justement, je me souviens l'avoir vue mise en scène par Brigitte Jaques au Théâtre de Genneviliers il y a quelques années. C'était confondant de beauté. Alors je veux bien retenter l'expérience avec Sophonisbe et Pompée!

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    1. En effet, avant ces pièces "coloniales" Brigitte Jaques avait déjà monté pas mal de Corneille !! Si tu as aimé ce qu'elle fait, tu apprécieras ces deux là ! On peut même voir les deux le même jour : si on aime Corneille, cela ne pose aucun problème (on l'avait fait pour Suréna et Nicomède) : détail des dates ci-dessous
      MER. 13 20H30 Pompée
      JEU. 14 20H30 Sophonisbe
      VEN. 15 20H30 Pompée
      SAM. 16 15H00 Pompée
      20H30 Sophonisbe
      DIM. 17 15H00 Sophonisbe
      MAR. 19 20H30 Sophonisbe
      MER. 20 20H30 Pompée
      JEU. 21 20H30 Pompée
      VEN. 22 20H30 Sophonisbe
      SAM. 23 15H00 Sophonisbe
      20H30 Pompée

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