dimanche 27 octobre 2013

GASTON BALANDE : LA CRUCIFIXION DE SAUJON (2)


Voici la toile découverte dans l'église de Saujon qui m'a mise sur la voie de Gaston Balande. Frappée dans un premier temps par la luminosité de la scène, vivement éclairée par une large tache lumineuse blanche qui se répercute en échos sur le corps du Christ, légèrement décentré vers la gauche, sur le turban des hommes et sur les voiles de femmes. Reprise sur les murs et les toits des maison de Jérusalem, elle s'égaye ensuite en petits éclats triangulaires sur les tentes de bédouins plantées devant les remparts. Et pourtant, la scène est sombre, dramatique ... le ciel est chargé de lourds nuages noirs. Cet horizon plombé et lourd, à peine percé d'une improbable trouée de lumière au-dessus de la tête du Christ, clos le haut de la toile. Il en écrase le chatoiement et, repris dans l'angle inférieur gauche au niveau des soldats assis qui contemplent les suppliciés, il ferme complètement l'horizon sur la gauche. 


Balande affectionne les points de fuite... toute sa peinture en est imprégnée. Ici, pour mieux "saisir" le spectateur, il utilise deux points de fuite : un à droite, aux 3/5 de la hauteur du tableau, c'est le point lumineux. L'autre est situé en dehors de la toile, sur la gauche, défini par le croisement de la lance du soldat assis au premier plan avec le bras horizontal de la croix du Christ : il se pose comme le contrepoint sombre à la luminosité aveuglante de cette scène écrasée de soleil. Le corps trop blanc du Christ se situe à l’intersection de ces deux faisceaux qui, l'un après l'autre, attirent l’œil vers les deux extrêmes et il recentre le regard du spectateur sur l'essentiel. 


À cette mise en place "principale", correspondent plusieurs installations secondaires, très subtiles, qui donnent au tableau toute sa force. D'abord, les trois croix qui scandent l'espace, massives sans être écrasantes, impulsent à la composition une verticalité impressionnante. Elle est "stabilisée" par le plan coupé horizontal (en rouge sur la photo) qui passe par les bras des instruments de torture des trois crucifiés.
Ensuite, pour ôter à l'ensemble une impression de quadrillage, Balande a "joué" du triangle. Son "modèle" serait celui qui est dessiné par le bras gauche du Christ et celui du mauvais larron. A partir de là, Balande disposait de la pente d'inclinaison des jambes, des cuisses et des mollets de suppliciés. Puis, il a parsemé la scène de divers triangles aux proportions identiques : celui du soldat du premier plan, celui, au-dessus, des femmes éplorées, celui du cavalier situé précisément au centre du tableau, et, à droite, celui des hommes qui observent le spectacle de loin. 
Enfin, comme autant d'accents qui équilibrent harmonieusement les pleins et les vides, il a ponctué sa composition de petits triangles éparpillés, ceux des tentes plantées devant Jérusalem. 


Tout ce savant travail de composition, que Balande dans l'ensemble de son oeuvre semble pratiquer avec beaucoup de naturel, n'est pas gratuit. Regardons de nouveau la peinture dans son ensemble : la scène principale est, bien sûr la Crucifixion, vue en contre-plongée audacieuse. Et pourtant, dès le premier instant, le regard est attiré vers les lointains, vers la ville, vers la foule grouillante qui s'agite dans la plaine en contrebas. Car nous sommes sur la pente qui monte vers le Golgotha, et arrivés en haut, avant même d'être saisis par l'horreur de la scène qui s'y déroule, nous embrassons l'horizon. Comme si Balande avait, par cette mise en place aérée et tourbillonnante, voulu signifier le caractère universel du Sacrifice : le Christ meurt pour racheter l'humanité. Et cette humanité, elle est là, partout. Elle nous distrait du spectacle désolant de ces hommes en croix, ceinturés, agonisants. Et soudain, notre regard qui papillonnait dans ce paysage ensoleillé, bute contre le ciel noir, il se heurte à la partie massive de la ville de Jérusalem, là-haut à gauche, et, cherchant à s'échapper, il bute contre le soldat assis, qui, de dos, surveille le supplice. L’œil enfin s'arrête sur le corps souffrant de l'homme qui nous fait face, dans sa nudité ensanglantée, le visage dévasté, les genoux écorchés, les muscles tétanisés : tout est consommé.


Il ne nous reste plus qu'à nous perdre dans la contemplation des détails, dont la toile fourmille, comme autant de petits tableaux dans cette immense peinture d'église. Toute l’iconographie traditionnelle de la Crucifixion est présente dans la toile : le soldat romain, la ville de Jérusalem, au loin, le groupe des femmes éplorées qui soutiennent Marie désespérée aux pieds de son Fils, les soldats qui jouent la tunique du Christ aux dés, et même la cruche qui évoque l'épisode du soldat qui abreuve l'agonisant en approchant de ses lèvres une éponge imbibée d'eau et de vinaigre, plantée au bout de sa lance (1).  


Balande est allé à Tunis au début du siècle, et au Maroc en 1929, et il ne fait aucun doute qu'il a rapporté de là-bas ces impressions de soleil et de lumière, ces images de ville aux murs blancs et aux tentes dressées sur la pierraille. La crucifixion de Saujon date d'ailleurs de 1935, et autant dire que ces souvenirs restent vifs sous son pinceau.

Depuis le haut : Au Maroc, Oujda, Tendrara, 1929, collections particulières

En 1935 Balande est au sommet de sa carrière, il travaille pour le Normandie, pour le paquebot De Grasse, il participe à la décoration du Ministère de la Marine... Comment fut-il amené à peindre cette toile pour l'église de Saujon ? J'avoue ne pas connaître les détails, sans doute faciles à retrouver, mais entre l'abbé Couturaud qui fut son mentor et son beau-frère, ou neveu, je ne sais trop, le Père Sylvain Roux, il n'était pas anticlérical. Et connaissant sa propension à travailler pour des commanditaires locaux, il n'a pas rechigné à, pour une fois, faire une peinture religieuse. Pour une fois, car de tels sujets sont extrêmement rares dans son corpus. 


30 ans après, en 1966, il traitera de nouveau, mais d'une manière totalement différente, presque comme un vitrail, le Golgotha. C'est du moins le titre qu'avance le catalogue raisonné, titre qui me semble étonnant car le Christ ne fut pas crucifié la tête en bas... et le mont proche de Jérusalem, porte ici, contrairement à toute logique iconographique, 4 croix. Pas de crâne, élément incontournable de la dénomination du lieu. Qui ne ressemble pas vraiment à un mont d'ailleurs. Même s'il domine la ville au loin, il semble plutôt plat et vaste. Pas de soldats non plus, seulement des femmes éplorées au pied de ces instruments barbares. Ne serait-ce pas plutôt un crucifixion de Saint Pierre ?? Dont la tradition veut qu'il ait été supplicié à Rome, dans le Circus Vaticanus, à l'emplacement approximatif de l'actuelle Basilique Saint Pierre. Ce cirque, construit par Caligula sur la colline Vaticane, accueillait en effet les persécutions de chrétiens qui étaient, une fois morts, rendus à leur famille pour être inhumés. La représentation semblerait plus proche de cet épisode que d'un Golgotha. La ville blanche qui s'étend derrière la scène du supplice serait donc plutôt Rome.


(1)La mort de Jésus  selon Matthieu 27, 45-56
A partir de la sixième heure, l'obscurité se fit sur tout le pays, jusqu'à la neuvième heure. Et vers la neuvième heure Jésus clama en un grand cri : "Éli, Éli, lema sabachtani", c'est-à-dire: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?". Certains de ceux qui se tenaient là dirent en l'entendant: "Il appelle Élie, celui-ci!". Et aussitôt l'un d'eux courut prendre une éponge qu'il imbiba de vinaigre et l'ayant mise au bout d'un roseau, il lui donnait à boire. Mais les autres lui dirent: " Attends ! que nous voyions si Élie va venir le sauver !"Or Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l'esprit.
La mort de Jésus selon Marc 15, 33-39
Quand il fut la sixième heure, l'obscutité se fit sur le pays tout entier jusqu'à la neuvième heure. Et à la neuvième heure Jésus clama en un grand cri: "Élôï, Élôï ", lama sabachthani", ce qui signifie: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Certains des assistants dirent en l'entendant: "Voilà qu'il appelle Élie !" Quelqu'un courut tremper une éponge dans du vinaigre et, l'ayant mise au bout d'un roseau, il lui donnait à boire en disant: "Attendez voir si Élie va venir le descendre !". Or Jésus, jetant un grand'cri, expira. Et le rideau du Temple se déchira en deux, . du haut en bas. Voyant qu'il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s'écria: "Vraiment cet homme était fils de Dieu !"
La mort de Jésus  selon Luc 23, 44-46
C'était environ la sixième heure quand le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur le pays tout entier, jusqu'à la neuvième heure. Le rideau du Temple se déchira par le milieu, et Jésus dit en un grand cri: "Père, je remets mon esprit entre tes mains." Et, ce disant, il expira.
La mort de Jésus selon Jean 18, 28-30
Puis, sachant que tout était achevé désormais, Jésus dit, pour que toute l'Écriture s'accomplît: "J'ai .soif." Un vase était là, plein de vinaigre. Une éponge imbibée de vinaigre fut fixée à une branche d'hysope et on l'approcha de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: "Tout est achevé", il baissa la tête et remit son esprit".

6 commentaires:

  1. Michelaise, j'aime beaucoup la manière dont vous avez analysé la composition du tableau de Balande, à la fois visuellement et dans votre texte. Chaque détail de l'œuvre forme à lui seul un autre tableau, c'est remarquable. Bon weekend!

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    1. Oui Anne, Balande est vraiment un peintre surprenant, passionné par les détails, passionné par son art surtout

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  2. Au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture/vision de cet article (tout comme du précédent !) on a de plus en plus du mal à... surveiller l'entassement d'adjectifs qui nous viennent à l'esprit : approfondi, excellent, superbe, fascinant... bref, exaustif !! Vite à la retraite, Michelaise, le métier de critique d'art (et de musique) a besoin de toi, plus encore que toi de lui je crois...:-))

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    1. Oh tu as raison quand tu dis que j'ai besoin de ces analyses pour mieux profiter de ce que j'ai vu, admiré, parfois compris, quelquefois deviné... Merci Siù pour cet amoncellement d'adjectifs qui me vont droit - to - coeur !!!!

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  3. Article très impressionnant ! Vos analyses sont précises, pertinentes, et très professionnelles. Merci pour ce partage ;)

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  4. Merci Monsieur Picard, votre commentaire me flatte vraiment car je ne suis pas du tout pro, mais tout simplement passionnée !!! j'espère que cette analyse permettra que les visiteurs de notre région aient envie d'aller voir le Ballande de Saujon !!

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