Suite de : LA FARNESINA : EXTERIEURS
Il y a, à la villa Farnesina, plusieurs curiosités qui méritent qu'on s'y arrête.
Dans le salon des perspectives, les fresques que nous avons déjà admirées, sont fort bien restaurées mais elles furent joyeusement taguées et soumises aux déprédations sauvages de quelques soldats déchaînés. Nous sommes en 1527, et la Farnesina vient à peine d'être terminée pour le plus grand bonheur du banquier Chigi et de sa jeune épouse. Le Jeudi Saint de cette année 1527, un 18 avril, on est en train de lire sur la place Saint Pierre la Bulle In Coena Domini prononçant l'excommunication du duc de Bourbon, passé dans le camp de Charles Quint après que François 1er ait commis la maladresse de lui confisquer tous ses biens. Un homme surgit, demi-nu, un crucifix dans une main et une tête de mort dans l'autre. Il s'agit de Bartholomeo Garosi, dit Brandanp : il insulte Clément VII et se trouve jeté en prison alors qu'il crie à qui veut l'entendre "Bâtard sodomite, par tes péchés, Rome sera détruite".
Et de fait, le duc de Bourbon qui n'en a cure d'avoir été excommunié, bien au contraire, arrive accompagné de ses hommes le dimanche 5 mai 1527 aux portes de Rome. L'armée impériale exténuée, ses lansquenets luthériens pas payés depuis des semaines, avides de butin et de vengeance, sont fascinés par l'idée d'invertir cette ville, pour eux impie. C'est le début du Sac de Rome, hallucinante épopée dévastatrice qui laissera dans les murs et dans les esprits de sanglants souvenirs.
Alors qu'ils essaient d'atteindre et de prendre le Ponte Sisto, les envahisseurs sont repoussés vers le Trastevere et investissent, en attendant mieux, ce secteur verdoyant, agrémenté de magnifiques palais et de belles villas, dont la Farnesina.
Les soldats sont à la fois éblouis par la beauté des lieux et passablement excités. La loggia de Galatée et le premier étage souffrent gravement de cette occupation soldatesque. Les lansquenets occupent certes, mais ils s'ennuient : ils commencent alors à graver sur les murs, au beau milieu des fresques, des graffiti, dont certains nous sont parvenus, intacts. Le plus célèbre est celui qui est gravé sur le mur est du salon des Perspectives, écrit bien sûr en allemand et qui éclaire bien sur l'état d'esprit de ces hommes d'armes "Pourquoi, moi qui écris, ne devrais-je pas rire ? Les Lansquenets ont fait courir le pape". Pendant ce temps, un compagnon grave, à côté d'un paysage romain, "Babylonia"... Rome-Babylone : les occupants de la Farnesina ne sont pas tendres pour le pape, convaincus par les critiques de Luther à l'égard de la papauté, ils voient dans cette ville, dont elle est le symbole, la capitale de tous les vices ! On sait comment tout finira pour la ville éternelle, durablement marquée par les cicatrices de ce Sac triomphant.
Comme souvent, le développement de l'escalier se décline avec une savante élégance, et celui qui mène au premier étage se compose de deux superbes volées. La première, disposée en longueur, se déploie avec une parfaite régularité, les deux côtés étant, comme il se doit, parfaitement identiques et rigoureusement parallèles.
Mais la deuxième volée, plus courte, aurait paru sans doute un peu étriquée. L'architecte eut alors recours aux artifices classiques de la mise en scène, ces astuces de perspectives qui permettent, comme dans la perspective Borromini, de faire paraître plus long qu'il ne l'est réellement un espace jugé trop réduit. Les corniches vont donc en s'amenuisant, les côtés des décors ne sont plus parallèles mais créent des trapèzes irréguliers, bref toutes les ressources du théâtre sont utilisées ici pour faire croire au visiteur qu'il s'engage dans une montée bien longue qu'elle n'est !
Dernier détail, qu'on ne remarque nullement au premier abord et qui ne manque pas d'être souverainement efficace dans l'illusion d'optique que veut créer l'architecte : la fenêtre, au lieu d'être percée au centre de son arcade, est complètement déportée sur la gauche. Et pour accentuer l'effet, l'embrasure de droite est totalement ouverte vers l'extérieur, pour intensifier encore l'effet de profondeur. L'oeil s'y laisse prendre et il a fallu l'attention toujours en éveil d'Alter pour que nous analysions, amusés, cette supercherie d'optique, discrète mais efficace.
Le mystère de la loge de Galatée n'a été, nous dit-on, dévoilé qu'en 1912 lorsque l'historien d'art Aby Warburg a émis l'hypothèse que le plafond de cette loge, peint par Peruzzi, pourrait bien représenter le ciel à la naissance du commanditaire, le banquier Chigi, autrement dit son horoscope. L'étude approfondie de cette configuration des planètes a amené en 1934 un élève de Warburg à proposer comme date de naissance d'Agostino, le 1er décembre 1466. Or, on a retrouvé en 1984 l'acte de naissance du Siennois (2).
Ce plafond présente donc les planètes, les constellations correspondantes, et les étoiles telles qu'elles se présentaient dans le ciel le jour où Chigi est venu au monde. Et comme une carte du ciel de naissance n'a aucune valeur sans les ascendants, Peruzzi prend soin, par les deux grandes fresques qui constituent le centre du plafond, de signifier l'ascendant de Chigi.
Que voit-on sur cette voûte ? D'un côté Persée, très déterminé, en train de trancher la tête de Méduse (3). Il semble que cette scène indique la présence d'Algol (4) dans le ciel de naissance de Chigi. Un très inquiétante présence, heureusement tempérée par la présence de Jupiter dans la maison de Saturne, qui protège le banquier, et même, explique son immense richesse, voire même l'origine commerciale et spéculative de cette dernière.
De l'autre côté, la nymphe Hélice qui eut soin de l'enfance de Jupiter, ce qui lui valut d'être mise par ce dernier au rang des constellations, dirige le grand chariot ou Grande Ourse. Cette dernière étant proche du Lion à la date de naissance, expliquerait le caractère flamboyant et la superbe de Chigi. J'emploie partout des conditionnels, n'y connaissant strictement rien en horoscope et me contentant de vous dire ce que ce ciel révèlerait du personnage dont il est le reflet astral. (5)
Pour finir, sans doute la plus anecdotique des curiosités : il y a, dans le salon d'entrée, cette surprenante lunette ornée d'une vigoureuse tête en grisaille, qui en constitue le seul et superbe ornement, d'autant plus paradoxal que toutes les autres lunettes sont régulièrement décorées de scènes mythologiques, en rapport avec le thème de la pièce. Les suppositions sont allées bon train, vous l'imaginez aisément, quant à l'origine de ce portrait nerveux et inattendu.
La plus sympathique nous fut livrée à l'osteria Romolo, souvent appelée Romoletto par les habitués, et qui offre au visiteur fatigué une halte rafraîchissante sous les treilles de la petite terrasse cachée au fond de l'auberge. Installée dans le même immeuble qui, nous dit-on, abrita Margherita Luti, l'amie de Raphaël, l'admirable modèle qui posa pour la Fornarina, le lieu fut, traditionnellement, le rendez-vous des artistes romains. Et, on aime à l'imaginer, particulièrement l'endroit où les peintres embauchés par le banquier Agostino Chigi pour couvrir sa somptueuse villa de fresques aimaient à se retrouver pour une pause méridienne. Raphaël en compagnie de Sebastiano del Piombo venait donc sur cette même terrasse déguster le Frascati bien frais en déjeunant que quelques tripes à la romaine, que le restaurant propose encore à la carte. Un jour, affirme la légende, Michel-Ange quitta Saint Pierre pour se rendre à la Lungara, afin de voir ce que faisait son ami le peintre d'Urbino. Or, quand il arriva à la Farnesina, il eut beau sonner et tambouriner, personne ! Il entra : le palais était vide, mais les échafaudages en place et il grimpa sur une échelle qui traînait là, monta et observa le travail de ses concurrents. Puis, avisant une lunette dont le fond était préparé pour recevoir une fresque, il saisit un pinceau et traça rapidement, en noir et blanc, la tête d'un ange. Raphaël, de retour sur le chantier et avisant ce croquis fort savant, déclara tout de go "Sebastiano, viens voir, Buonarroti est passé" ! On appelle depuis cette lunette, laissée intacte, "la carte de visite de Michel-Ange".
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NOTES
(1) Attention Wikipedia en français donne, de façon erronée, le 28 août 1466, date démentie par les pages italienne ou anglaise de Chigi
(2) En Italie, il était courant de commencer la journée du coucher de soleil de la journée précédente, tandis que la tradition juridique imposait que la journée commence dans le milieu de la nuit, au moment même où le Christ est né. Cela peut expliquer ce décalage d'une journée.
(3) Méduse, d'une beauté exceptionnelle, avait le pouvoir de transformer les hommes qui la regardaient, en rocher. Lui trancher la tête était donc fort risqué pour Persée. Ce dernier reçut donc l'aide d'Athéna qui trouvait son compte dans l'histoire en voyant ainsi périr une ennemie jurée : elle lui conseilla de ne jamais regarder Méduse en face mais seulement par l'intermédiaire de son reflet et lui offrit un bouclier poli qui devait refléter la terrible Gorgone. On distingue parfaitement l'image de la virago sur la peinture de Peruzzi. Hermès aussi donne un coup de main à Persée, en lui offrant un serpe très dure pour trancher efficacement cette tête honnie, des sandales ailées et une besace magique pour y mettre son trophée après décapitation. Peruzzi n'omet que le sac !
(4) Algol, dite « l'œil de Satan » (ainsi appelée parce que c'est une binaire à éclipse clignotante), dont le nom qui vient de l'arabe signifie la goule, et qui donna naissance au mot alcool, est très redoutée des astrologues. On la trouve régulièrement à une place prééminente dans des thèmes de natifs atteints de maladies graves ou victimes d'empoisonnements, d'intoxications, parfois de morts soudaines. Elle indique souvent un risque de mort violente (peut-être accidentelle) ou encore un décès relatif à un étouffement, à une blessure à la gorge, ou à empoisonnement. Mais si, comme c'est le cas pour Chigi, Jupiter est posté dans le coin, conjoint à Saturne, on peut être sûr qu'il le protégera des accidents et des ennemis secrets.
(5) Chigi était vraiment féru d'astronomie puisqu'il commanda, à Raphaël cette fois-ci, les plans de sa chapelle funéraire à Santa Maria del Popolo, chapelle dont la coupole et le tambour sont couverts de mosaïques exécutées d'après les cartons de l'artiste et représentent les planètes, le zodiaque et un ciel étoilé d'où jaillit, au centre, Dieu le Père émergeant du chaos. Bien sûr, quand on va à Santa Maria del Popolo on n'a d'yeux que pour les deux Caravages éblouissants qui ornent la chapelle Cerasi, mais celle de Chigi, avec ses Raphaël et ses Bernin mérite aussi le détour !!
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NOTES
(1) Attention Wikipedia en français donne, de façon erronée, le 28 août 1466, date démentie par les pages italienne ou anglaise de Chigi
(2) En Italie, il était courant de commencer la journée du coucher de soleil de la journée précédente, tandis que la tradition juridique imposait que la journée commence dans le milieu de la nuit, au moment même où le Christ est né. Cela peut expliquer ce décalage d'une journée.
(3) Méduse, d'une beauté exceptionnelle, avait le pouvoir de transformer les hommes qui la regardaient, en rocher. Lui trancher la tête était donc fort risqué pour Persée. Ce dernier reçut donc l'aide d'Athéna qui trouvait son compte dans l'histoire en voyant ainsi périr une ennemie jurée : elle lui conseilla de ne jamais regarder Méduse en face mais seulement par l'intermédiaire de son reflet et lui offrit un bouclier poli qui devait refléter la terrible Gorgone. On distingue parfaitement l'image de la virago sur la peinture de Peruzzi. Hermès aussi donne un coup de main à Persée, en lui offrant un serpe très dure pour trancher efficacement cette tête honnie, des sandales ailées et une besace magique pour y mettre son trophée après décapitation. Peruzzi n'omet que le sac !
(4) Algol, dite « l'œil de Satan » (ainsi appelée parce que c'est une binaire à éclipse clignotante), dont le nom qui vient de l'arabe signifie la goule, et qui donna naissance au mot alcool, est très redoutée des astrologues. On la trouve régulièrement à une place prééminente dans des thèmes de natifs atteints de maladies graves ou victimes d'empoisonnements, d'intoxications, parfois de morts soudaines. Elle indique souvent un risque de mort violente (peut-être accidentelle) ou encore un décès relatif à un étouffement, à une blessure à la gorge, ou à empoisonnement. Mais si, comme c'est le cas pour Chigi, Jupiter est posté dans le coin, conjoint à Saturne, on peut être sûr qu'il le protégera des accidents et des ennemis secrets.
(5) Chigi était vraiment féru d'astronomie puisqu'il commanda, à Raphaël cette fois-ci, les plans de sa chapelle funéraire à Santa Maria del Popolo, chapelle dont la coupole et le tambour sont couverts de mosaïques exécutées d'après les cartons de l'artiste et représentent les planètes, le zodiaque et un ciel étoilé d'où jaillit, au centre, Dieu le Père émergeant du chaos. Bien sûr, quand on va à Santa Maria del Popolo on n'a d'yeux que pour les deux Caravages éblouissants qui ornent la chapelle Cerasi, mais celle de Chigi, avec ses Raphaël et ses Bernin mérite aussi le détour !!
J'attendais avec impatience votre billet sur les secrets de la Farnesina et je l'ai lu avec un immense plaisir. Félicitations pour la perspective de l'escalier ! Je vous remercie et vous souhaite un très agréable samedi.
RépondreSupprimerMerci Anne pour cette fidélité... si vous ne connaissez pas l'osteria Romolo, je vous la recommande vivement lors de votre prochain passage à la Farnesina ! La perspective, c'est Alter qui l'a découverte, très intrigué par la brièveté de la deuxième volée d'escalier, quel soin du détail de la part de l'architecte !!
Supprimerje ne dis pas grand chose parce que, moi la bavarde, je reste sans voix! Mais je te suis pas à pas et mot à mot...que de belles choses à découvrir et à contempler...j'aime bien moi quand on" décortique "un sujet...on n'en apprend jamais assez sur ce qu'on aime.
RépondreSupprimerCette grisaille de Léonard de Vinci, coincée dans une lunette de palais, me fait intensément penser au peintre contemporain Ernest Pignon-Ernest qui colla sur les murs, les portes, les lunettes les recoins des villes du monde entier, ses magnifiques dessins en grisaille sérigraphiés sur du papier fragile, il "saisissait l'essence d'un lieu" A Naples ses œuvres s'inspirent du Caravage... Cette carte de visite de Léonard, me renvoie aux cartes de visite de Ernest Pignon-Ernest.
RépondreSupprimerBises du soir.
Ah vraiment ! superbe et captivante visite que tu donnes ici Michelaise ! Je suis en retard dans la lecture de tes articles !! Internet n'est pas hélas disponible partout où je suis :(
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