Bordeaux a la chance, rare en France, de posséder deux Bernin, de qualité de surcroît. Grâce au Cardinal François de Sourdis qui, ayant vécu en Italie, en rapporta ces témoignages insignes d'un goût baroque fort peu connu à Bordeaux, ville classique s'il en est !
François d'Escoubleau de Sourdis est né en 1574 dans le Bas Poitou, d'une famille noble, dont le père s'était, durant tout le XVIe siècle, illustré par sa bravoure. Fils aîné, il n'était nullement destiné à la prêtrise, et héritier du titre de comte de La Chapelle, il semblait promis à une brillante carrière militaire. Après des humanités effectuées au Collège de Navarre à Paris, il commença à guerroyer et participa ainsi à au siège de Chartres en 1591. Il était même fiancé à Catherine Hurault de Cheverny, fille du chancelier royal. Pourtant, lors d'un premier voyage à Rome, la rencontre avec deux personnalités d'envergure, le cardinal Frédéric Borromée (Federico Borromeo) et Filippo Neri (saint Philippe Néri, fondateur des Oratoriens), le décide à entrer dans les Ordres. Il est rapidement, noblesse oblige, nommé abbé commendataire de Preuilly, de Montréal, et d'Aubrac (1597-1600), puis nommé cardinal le 3 mars 1599 par le pape Clément VIII. Trop jeune, il doit bénéficier d'une dispense pour être nommé archevêque de Bordeaux et primat d'Aquitaine le 5 juillet 1599. Il est consacré le 21 décembre 1599, à Saint-Germain-des-Prés à Paris, par le cardinal François de Joyeuse, archevêque de Toulouse, et reçoit la barrette de cardinal un an plus tard le 20 décembre 1600.
À Bordeaux, le cardinal de Sourdis s'implique dans un certain nombre d'améliorations urbaines en faisant assainir les sites marécageux des faubourgs de la ville, en rénovant le palais archiépiscopal datant du Moyen Âge, en faisant restaurer la basilique Saint-Michel, et finalement en construisant l'église Saint-Bruno (1611-1620). Fort engagé dans les travaux d'assèchement du palus du nord de la ville, traversé par la rivière de la Jale, il peut être considéré comme un des précurseurs des grands intendants du XVIIème et comme un des fondateurs de la ville moderne. C'était encore un marécage quand le cardinal fonda, en ces lieux, le couvent de la Chartreuse. En 1608 Blaise de Gascq, en religion frère Ambroise, fils d'un conseiller et trésorier général du roi dans le bazadais, léguait sa fortune au couvent des Chartreux installé dans le faubourg des Chartrons, à condition qu'ils construisent au nord une église et un couvent placés sous le vocable de Saint Bruno. Le cardinal de Sourdis aida alors les religieux à accomplir la fondation projetée et éleva, sur ses propres deniers, un hôpital contigu au monastère. Il leur donna 40 000 livres pour leurs aumônes et 10 000 livres pour l'entretien des bâtiments et l'achat des biens. Le 13 janvier 1609, il acheta un vaste terrain où le supérieur des Chartreux put édifier son nouveau monastère, le terrain étant carrément donné à l'ordre dès le 16 mars.
La ville de Bordeaux contribua d'ailleurs aussi aux frais de fondation du couvent, et le 22 juillet 1611, Henri II, prince de Condé, posait la première pierre du monastère. En 1618, les cellules de religieux étaient déjà construites, et en 1620, on en était à la charpente. Pendant tout le chantier, le cardinal de Sourdis, pour relier l'église des Chartreux à son palais épiscopal, s'attacha à assécher les marais qui les séparaient. Ces lieux inaccessibles, "pleins de fossés et abismes d'eau, où on ne pouvait aller ny à pieds ni à cheval, exhalant tous les matins et les soirs de vapeurs expesses", selon un chroniqueur du temps, furent creusés de canaux, assainis, on y traça de belles allées qui traversaient prairies et aubarèdes. Ces lieux, réputés jusqu'alors comme les plus insalubres de France, devinrent, selon le même chroniqueur "plus beaux que les Tuileries de Paris". Le sol, exhaussé, était d'une extrême fertilité et se couvrit rapidement de "récréatifs ombrages". La Fronde faillit détruire l'oeuvre du cardinal de Sourdis : les eaux ne s'écoulant plus, les fossés n'étant plus curés, le marais menaçait de se reformer, mais les lieux furent réhabilités à la fin du XVIIème siècle. Malheureusement, le couvent fut démoli en 1790 et il ne reste plus de cette entreprise ambitieuse que l'église Saint Bruno.
François de Sourdis fit beaucoup pour développer la vie religieuse de la capitale de l'Aquitaine. En 1603, il accueille l'abbé Dermit MacCarthy, prêtre du diocèse de Cork, avec ses quarante compagnons, qui forment le noyau de la nouvelle Université irlandaise à l'Université de Bordeaux. Il installe aussi en ville de nombreuses congrégations et fait approuver la Compagnie des filles de Notre Dame, fondée par sainte Jeanne de Lestonnac. En 1605, il devient coadjuteur, avec les droits de succession de son oncle Henri d'Escoubleau de Sourdis, évêque de Mallezais, et en 1607 il baptise le duc d'Orléans, second fils d'Henri IV. En 1615, il célèbre lors de la même cérémonie, en la cathédrale Saint-André, les mariages d'Élisabeth de France, sœur de Louis XIII, et de l'Infant Philippe (futur Philippe IV d'Espagne), ainsi que celui de Louis XIII et de l'Infante Anne d'Autriche, sœur de Philippe.
Amateur d'art, il rapporta de ses séjours romains de nombreuses peintures italiennes qui faisaient la gloire de sa collection, malheureusement dispersée en 1680. Le site "Patrimoine et inventaire d'Aquitaine" reconstitue une partie de cette collection, en proposant de visiter dans la ville les toiles acquises par le Cardinal et encore visibles dans certains églises de la ville.
Parmi ses acquisitions de prestige, figurent donc deux Bernin, rapportés de son dernier séjour romain de 1622-23. L'un est encore en place à gauche du maître-autel de l'église Saint Bruno, pour lequel il fut conçu. Il s'agit d'un ange de l'Annonciation, auquel fait face une Vierge, exécutée par Pietro Bernin, le père de Gian Lorenzo, de moindre facture. Les deux statues ne furent installées dans l'église qu'en 1638, après la mort de leur commanditaire, son frère, archevêque à son tour, lui ayant succédé. En 1838, Stendhal passant par là, et semblant ignorer l'identité des illustres sculpteurs, jugea que l'ange avait "une assez jolie tête", mais "un corps pitoyable". Par contre, le buste du Cardinal, exécuté à l'occasion du même voyage à Rome, fut jugé "excellent ou du moins fort bon, mais placé trop haut" !
Cette admirable tête, jaillissant avec sérénité au-dessus du buste conique de la chape pastorale du pluvial pastoral, est en effet restée longtemps à l'église Saint Bruno où Stendhal la remarqua, et ce n'est qu'au XXème siècle qu'elle trouva refuge au musée des Beaux-Arts, avant d'être remise au musée d'Aquitaine où elle est présentée maintenant. Le portrait est inhabituel, l'homme esquisse un sourire discret qui plisse ses yeux et lui donne un air presque moqueur. On a l'impression d'une complicité entre l'artiste et son modèle dont le visage lisse et intelligent surgit au-dessus d'une accumulation élégante d’habits sacerdotaux.
La chasuble, qu'on devine richement brodée de silhouettes de saints (on identifie parfaitement à droite Saint Jean, en train de rédiger l’Évangile, avec à ses pieds son aigle symbolique... on peut donc imaginer qu'à gauche ce serait Saint Jean le Baptiste, avec sa traditionnelle allure de hippie) et de motifs en arabesques, est tenue par un fermail orné d'une tête d'ange au sourire largement épanoui, posé entre deux ailes séraphiques.
En-dessous, l'aube plissée est plus légère, et la distinction des textures des tissus est parfaite. On ne peut s'empêcher de s'étonner de ces deux sourires juxtaposés, comme si celui de l'ange, franc, était là pour saluer le tempérament aimable du prélat. Mais il s'agit, vous vous en doutez, d'une pure spéculation de ma part !!
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Les information sur François de Sourdis sont extraites de l'ouvrage Évocation du vieux Bordeaux par Louis Desgraves, Les Editions de Minuit, 1989
En-dessous, l'aube plissée est plus légère, et la distinction des textures des tissus est parfaite. On ne peut s'empêcher de s'étonner de ces deux sourires juxtaposés, comme si celui de l'ange, franc, était là pour saluer le tempérament aimable du prélat. Mais il s'agit, vous vous en doutez, d'une pure spéculation de ma part !!
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Les information sur François de Sourdis sont extraites de l'ouvrage Évocation du vieux Bordeaux par Louis Desgraves, Les Editions de Minuit, 1989
Comment avec un simple maillet et un ciseau faire sortir de la pierre un être aussi vivant ???
RépondreSupprimerBelle réflexion Jeanmi, il faut dire que Bernin est un maître en la matière : pour faire vibrer le marbre, il n'a pas son pareil !
Supprimerj'avais découvert cette superbe tête en juillet dernier, quel artiste!
RépondreSupprimerRavie que tu l'aies vu ... et apprécié ! Petit souvenir de vacances donc !!
SupprimerVous me permettriez de relever une petite imprécision dans votre description de ce cardinal que vous décrivez comme : « jaillissant avec sérénité au-dessus du buste conique de la chape pastorale ». Vous êtes suffisamment culte et précise dans vos descriptions pour ne pas vous en offusquer, du moins je l’espère. Votre cardinal n’est pas revêtu de la chape pastorale mais du pluvial. La chape en effet ne couvre que les épaules et le haut du buste (à mi hauteur environ par rapport à la ceinture) alors que le pluvial recouvre entièrement le corps jusqu’aux talons et s’ouvre par le devant… ce qui se constate sur votre buste. Heureusement que nous avons subi !!! une certaine éducation, sinon une éducation certaine dans les bonnes maisons, du temps où nos parents croyaient en des qualités que nous avons bien perdues depuis. Précision lyonnaise également, nous avons un reliquat de monument dont le dessin serait du au Bernin qui est le clocher restant de la chapelle de l’hôpital de la Charité, lui-même détruit dans les années trente pour faire place à ce que nous appelons l’Hôtel des postes. Précisions vérifiées dans Berthod et Hardouin-Fugier : Dictionnaire des arts liturgiques.
RépondreSupprimerBelle semaine.
Merci cher Michel pour vos précisions : vous allez rire, mais ayant des doutes sur cette chape, je suis allée sur un site énumérant les vêtements sacerdotaux, et, munie de la chasuble, je n'ai pas poussé plus loin mon enquête !! Me voici grâce à vous, et aux bonnes maisons lyonnaises (et forcément, en termes de tissus de luxe et de leur utilisation à, entre autres, des fins liturgiques, on ne peut trouver mieux !!), plus au parfum !!! Comme quoi, on va toujours trop vite !! Donc allons pour le pluvial... et ravie de l'avoir découvert par votre intermédiaire ...
RépondreSupprimerCeci dit j'adore le "nous avons un reliquat de monument dont le dessin serait dû au Bernin" !! qui prouve, ô combien, les oeuvres du Bernin sont rares et précieuses chez nous.