« Vous savez, nous dit-il, je suis sceptique en ce qui concerne notre attitude à l’égard du passé. Je ne crois pas que nous ayons la moindre idée de la façon de penser d’un Grec antique. Pour se comprendre et s’entendre, il faut une culture commune. Nous sommes si différents qu’il est chimérique de prétendre pouvoir, un instant, juger leur rapport à la vie et à la mort. Je suis persuadé que nous truquons l’histoire. Tout n’est que faux respect, fausse compréhension. En fait, tout a disparu pour de bon et il n’existe aucun moyen d’appréhender un passé aussi reculé par la seule imagination. Mais je vous déprime peut-être ? »
Ces propos, que Lawrence Durrell prête à l'un des touristes participant au Carrousel Sicilien - cette amusante narration d'un périple organisé ayant pour ambition de "faire découvrir" la Sicile à un car de touristes en une semaine, dans les années 70 (1) - sont très exactement ceux que je me tiens souvent devant les évocations du passé. Comment, nous dont les mœurs, les valeurs et les comportements ont tant évolué, pourrions-nous "comprendre", au sens complet du mot, les tenants et aboutissants des mentalités de nos ancêtres, et, partant, des convictions et traditions qui présidaient à leurs agissements ? Et comment, dès lors, pouvons-nous appréhender leur rapport à l'art et au beau, que nous prétendons jauger de façon objective, avec deux ou vingt siècles de différence ? Nos jugements à l'emporte-pièce, ou nos tentatives maladroites d'analyse détaillée sont aussi inappropriées qu'invalides. Et nous en sommes les plus souvent réduits à émettre un "sentiment", une sensation, en essayant d'évoquer l'émotion que nous ressentons en présence des traces du passé.
La définition et l'évolution du rôle de l'historien n'ont rien de bien révolutionnaires. On sait, ou du moins on imagine volontiers, que les historiens ont existé depuis l'Antiquité. Il est amusant à cet égard d'imaginer des historiens qui, vu de notre balcon, et c'est bien sur ce balcon que s'appuie ma réflexion d'aujourd’hui, n'avaient pour matériaux et pour sources que des événements qui nous sont devenus si lointains que l'Histoire les a relégués au rang d'"antiquités". Mais déjà les querelles de clochers sont à l'ordre du jour : quand Thucydide parle d'Hérodote, il le traite plus ou moins de "propagateur de mensonges", l'accusant d'absence de méthode et surtout d'user de sources sujettes à caution. Reproches que toutes les générations vont, sans faillir, remettre au goût du jour en évoquant leurs prédécesseurs.
Au Moyen-Âge pourtant, on ne s'encombre guère de tels soucis, l'historiographie tourne volontiers à l’hagiographie et les seules sources irréfutables sont l'Ancien et le Nouveau Testament, les récits chrétiens et autres vies de saints, qu'on ne critique pas, mais qu'on préfère commenter. Les moines archivent, copient, classent, parfois complètent ou interprètent et écrivent des chroniques qui sont ensuite pieusement conservées et reproduites dans tous les scriptoriums de l'Empire. Mais n'allez pas croire que, même dans ces conditions, l'affaire soit simple : au début du XIIIème siècle par exemple, Nicolas de Senlis se voit confier la mission de rechercher dans toutes les "bonnes" abbayes de France des textes sur Charlemagne, preuve qu'on se préoccupe tout de même de la qualité des sources pour établir une histoire vieille de seulement 4 siècles.
A la fin du XIIIème siècle, le travail d'historien échappe au monopole ecclésiastique et les princes aiment avoir recours à des rédacteurs de leurs hauts faits, voire à des chercheurs pour établir ceux de leur lignée. Mais, surtout, on commence à se préoccuper sérieusement de la validité des sources utilisées pour écrire l'histoire. C'est ainsi que Jean Froissard, soucieux de relater au plus juste la Guerre de Cent Ans, enrichit ses chroniques de notations sur ce qu'il a vu, voire entendu, n'hésitant pas à relater les entretiens qui a recueillis juste après les événements dont il parle.
C'est essentiellement à la Renaissance qu’apparaît et se développe une véritable critique érudite, savante, presque scientifique, en tout cas se prétendant telle, des sources utilisées par les historiens. Les justifications de cette nouvelle exigence sont parfois partisanes : on n'écrit pas de la même façon l'histoire des guerres de religion ou du Concile de Trente selon qu'on est papiste ou réformé. Et il y faut de la rigueur pour combattre les thèses adverses. Mais là encore le processus se fige rapidement, et l'époque des Lumières raille cette histoire "antiquaire", qui collectionne les faits plutôt que d'en rechercher le sens.
Au XIXe l'historien se fait le chantre d'une volonté de sécularisation. C'est le triomphe du modèle scientifique et la professionnalisation universitaire de l'activité historique. Mais c'est le XXe siècle qui marque l'évolution la plus radicale, en bouleversant les problématiques, les objets, les sources et les méthodes. La statistique s'empare de l'Histoire. Amorcé avec l'histoire des prix, le mouvement se poursuit avec l'histoire des productions, des mouvements sociaux, de la pratique et des convictions religieuses, de la lecture et, bien sûr, de la démographie historique. C'est la fin du monopole d'une histoire de l'État, dont témoignent les écoles historiques du monde industriel à partir de l'entre-deux-guerres. Depuis les années 70 de nouvelles sources viennent compléter le matériau d'étude. L'idée d'utiliser les correspondances privées, les œuvres d'art singulières, les témoignages oraux individuels ouvre largement le champ des informations disponibles. Le témoignage - sous la forme d'entretiens privés, de questionnaires fermés, d'entretiens semi-directifs ou d'histoires de vie, inspirés par l'anthropologie et la sociologie - devient une source appréciée. Malgré ses imperfections - les incertitudes de la mémoire, l'effet de reconstruction, voire le biais introduit par l'enquêteur lui-même, auteur de l'entretien - le recours à l'histoire orale s'impose comme pourvoyeur d'une vérité supposée objective.
L'image enfin, qui occupait depuis longtemps une place marginale confinée à l'histoire de l'art, trouve sa place comme source historiographique. La photographie et le cinéma bouleversent la nature du témoignage oculaire, en rajoutant au sujet proprement dit d'autres indices : le cadre, la mise en valeur d'un personnage, une image dans l'image, les légendes, les textes inclus dans l'image (iconotexte) dont l'analyse augmente les difficultés mais dont la richesse est immense. Qu'on songe à la complexité que posera aux historiens du futurs l'analyse des documents laissés sur la toile.
Enfin, la prise en compte du rôle de l'inconscient, l'acceptation des dimensions contradictoires de la personnalité constituent autant d'éléments qui poussent à abandonner une lecture rationaliste, européocentrée, et parfois anachronique, de la critique d'interprétation.
Mais qu'arrive-t-il à Michelaise de se préoccuper ainsi de la recherche de la Vérité Historique (mots qu'on pare volontiers de majuscules et dont on aime, quand on se dit historien, se prévaloir hautement), elle doit bien avoir quelque sujet d'actualité qui la mène dans ces méandres ?? Outre que la question de la capacité de l'historien à recréer l'univers mental de ceux dont il étudie la vie m'a toujours fascinée, je vous rappelle qu'on célèbre, si tant est que le mot convienne, disons plutôt qu'on commémore le centième centenaire de la déclaration de guerre de 1914. Et il est de bon ton, depuis le début de ce millésime de 2014, de parler, commenter, expliquer et gausser sur la Grande Guerre. On a ressorti témoignages et souvenirs, on a mobilisé énergies et archives, et on discourt à n'en plus finir sur nos braves poilus et leur vie dans les tranchées. Mais que peut-on réellement en comprendre, nous qui vivons dans des normes de confort tellement différentes de celles qui étaient le quotidien des petits paysans dont on a rempli les tranchées ? Comment réaliser le sens de ce que disait mon grand-père "on était parti pour en découdre, la fleur au fusil, persuadés qu'on serait de retour pour tuer le cochon". En découdre, déjà, cela ne nous dit guère. Quant au devoir de citoyen qui consistait à accepter, sans rechigner, d'aller se faire tuer sur un front quel qu'il soit, il nous laisse pantois. Qui, de nos jours, accepterait "la fleur au fusil" d'aller risquer sa peau ? Alors on évalue - l'horreur, la bêtise, les erreurs - on juge, on tranche, on se livre à des relectures mais tout cela avec la mentalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire totalement hors contexte. On n'a qu'une partie des informations, celles que l'Histoire a maintenues hors de l'eau. On ignore le sentiment de nos ancêtres, leur "ressenti" comme on aime à dire de nos jours, leurs convictions et autres idéaux. Notre monde a changé, nos idéaux ne sont plus les mêmes et nous avons un mal infini à nous remettre "en situation".
En fait, le questionnement des chercheurs sur la Grande Guerre a toujours dépendu du contexte et donc, a évolué avec le temps. Alors que la génération de l'après-guerre avait largement concentré ses efforts sur le problème des causes et des responsabilités de la guerre, les années 1940 et 1950 montèrent un intérêt assez faible pour la première Guerre. Elle suscita de nombreuses recherches à partir des années 1960, avec l'essor d'une histoire sociale marquée par le marxisme. La révolution russe, le socialisme, les groupes sociaux en guerre tels que les femmes et les ouvriers devinrent des objets d'étude. À partir des années 1990, on assista à de nouveaux débats.
Après la suppression du service militaire (décidée en 1997) qui faisait disparaître la notion directe de combat, la vie des soldats dans les conditions extrêmes de la guerre de tranchées et leur longue endurance apparaissait de plus en plus « incompréhensible ». Comment les belligérants, et la société française en particulier, avaient-ils pu « consentir » à la guerre quatre années durant, sûrs de la justesse de leur cause, animés par un esprit de « croisade » patriotique, jusqu'à, pour certains, s'investir dans le combat, ceci expliquant finalement la faible proportion de déserteurs ou de rebelles. Cette « culture de guerre », imprégnant les esprits tant sur le front qu'à l'arrière, chargée de haine à l'égard de l'adversaire, qui nous semble totalement « illisible » vu de notre balcon un siècle plus tard, imprégnait le quotidien, les journaux, la littérature et, induisant un sentiment patriotique fort, aurait expliqué en grande partie l'adhésion générale. Cette notion de "culture de guerre", elle-même controversée, a poussé les historiens à porter une plus grande attention aux individus, au travers de leurs témoignages, à savoir comment la guerre fut vécue jusque dans ses aspects intimes, ce que l'on a nommé « l'expérience de guerre ». On a ainsi étudié les effets psychiques de la guerre : les névroses et traumatismes, en faisant appel à l'histoire des sciences et de la psychiatrie.
Les textes légués par les combattants, ainsi que les archives des armées, ont permis aux chercheurs de reconstruire la société des tranchées, c'est-à-dire les rapports sociaux bien particuliers construits pour « tenir » dans l'épreuve : l'amitié, la camaraderie, mais aussi les tensions, rivalités ou violences qui animaient ces groupes improvisés, lieux de rencontres sociales improbables. Certains se sont même penchés, avec efficacité et talent, sur les animaux dans le conflit (2). On s'est aussi intéressé aux rapports familiaux : mariages, divorces, vie de couple et de famille effilochée entre front et arrière, entre lettres et permissions, entre absences et retours des pères pour les enfants. La sexualité des soldats, leur recours massif à la prostitution, sujets que les correspondances et les textes autobiographiques des années de guerre et d'après-guerre n'abordaient pratiquement pas, sont bien sûr devenus objets de recherche, de même que leur rapport à l'alcool. Leurs façons d'affronter la mort de masse, leur capacité aussi à vivre le deuil sont devenus objet d'études, que ce soit dans les aspects immédiats (les sépultures sur le front, sur laquelle l'archéologie des champs de bataille apporte beaucoup d'indices), ou dans le vécu d'après guerre (travaux consacrés aux monuments aux morts). La mémoire de la guerre est devenue un actif champ de recherche à part entière.
Quand mon grand-père racontait qu'il rentrait de permission couvert de poux et de parasites, au point que sa mère le mettait à tremper dans un grand baquet dans la cour avant de l'autoriser à rentrer dans la maison, j'imaginais candidement la scène mais ne pouvais en aucun cas la "comprendre" ! Pas plus que je ne saisissais l'intensité de l'horreur que sous-entendait l'histoire du saucisson perdu sous la mitraille et pour lequel l'inconscient petit soldat avait fait demi-tour afin d'aller le rechercher sous le feu de l'ennemi, au péril de sa vie. On en riait du saucisson du pépé, mais on restait à l'écume des choses. D'ailleurs, nos grands-pères, ils n'aimaient guère en parler de cette fichue guerre. Le mien fermait très vite les débats en déclarant « De toutes façons, pour moi, ceux-là resteront toujours des Boches, je ne pourrai jamais dire autrement ». Et d'ajouter, piteux, car c'était un brave homme à qui on n'avait pas enjoint de jouer à la baïonnette intelligente mais seulement d'obéir : « On m'a tellement martelé que c'était l'ennemi, que je ne peux oublier » .
Comment voulez-vous que nos générations, pétries de « ...ment correct », soucieuses de repentance, de réorganisation de l'Histoire en fonction de critères contemporains, de relecture et de bilan a posteriori, soient aptes à saisir ce que sentaient ceux qui l'ont vécue, cette Guerre. On en parle, on la met en statistiques, on s'émeut beaucoup, on fait dans l'attendrissement de bon aloi, mais on reste très loin de compte quant aux tenants et aboutissants. D'ailleurs, la multiplication des sources a souvent comme effet une complexification des causes et des facteurs d'interprétation. Ce qui n'empêche qu'il est important de faire mémoire et de rappeler, pour refuser qu'elle se reproduise, l'horreur... même si ce mot reste pour nous très « théorique ».
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(1) LAWRENCE DURRELL - Le Carrousel sicilien - Trad. de l'anglais par Paule Guivarch
(2) Bêtes de tranchées d'Éric Baratay, qui évoque toutes les bêtes, y compris les vermines, livre de grande qualité, auquel France Inter a consacré une émission intéressante.
Article qui s'appuie sur
Au XIXe l'historien se fait le chantre d'une volonté de sécularisation. C'est le triomphe du modèle scientifique et la professionnalisation universitaire de l'activité historique. Mais c'est le XXe siècle qui marque l'évolution la plus radicale, en bouleversant les problématiques, les objets, les sources et les méthodes. La statistique s'empare de l'Histoire. Amorcé avec l'histoire des prix, le mouvement se poursuit avec l'histoire des productions, des mouvements sociaux, de la pratique et des convictions religieuses, de la lecture et, bien sûr, de la démographie historique. C'est la fin du monopole d'une histoire de l'État, dont témoignent les écoles historiques du monde industriel à partir de l'entre-deux-guerres. Depuis les années 70 de nouvelles sources viennent compléter le matériau d'étude. L'idée d'utiliser les correspondances privées, les œuvres d'art singulières, les témoignages oraux individuels ouvre largement le champ des informations disponibles. Le témoignage - sous la forme d'entretiens privés, de questionnaires fermés, d'entretiens semi-directifs ou d'histoires de vie, inspirés par l'anthropologie et la sociologie - devient une source appréciée. Malgré ses imperfections - les incertitudes de la mémoire, l'effet de reconstruction, voire le biais introduit par l'enquêteur lui-même, auteur de l'entretien - le recours à l'histoire orale s'impose comme pourvoyeur d'une vérité supposée objective.
L'image enfin, qui occupait depuis longtemps une place marginale confinée à l'histoire de l'art, trouve sa place comme source historiographique. La photographie et le cinéma bouleversent la nature du témoignage oculaire, en rajoutant au sujet proprement dit d'autres indices : le cadre, la mise en valeur d'un personnage, une image dans l'image, les légendes, les textes inclus dans l'image (iconotexte) dont l'analyse augmente les difficultés mais dont la richesse est immense. Qu'on songe à la complexité que posera aux historiens du futurs l'analyse des documents laissés sur la toile.
Enfin, la prise en compte du rôle de l'inconscient, l'acceptation des dimensions contradictoires de la personnalité constituent autant d'éléments qui poussent à abandonner une lecture rationaliste, européocentrée, et parfois anachronique, de la critique d'interprétation.
Après la suppression du service militaire (décidée en 1997) qui faisait disparaître la notion directe de combat, la vie des soldats dans les conditions extrêmes de la guerre de tranchées et leur longue endurance apparaissait de plus en plus « incompréhensible ». Comment les belligérants, et la société française en particulier, avaient-ils pu « consentir » à la guerre quatre années durant, sûrs de la justesse de leur cause, animés par un esprit de « croisade » patriotique, jusqu'à, pour certains, s'investir dans le combat, ceci expliquant finalement la faible proportion de déserteurs ou de rebelles. Cette « culture de guerre », imprégnant les esprits tant sur le front qu'à l'arrière, chargée de haine à l'égard de l'adversaire, qui nous semble totalement « illisible » vu de notre balcon un siècle plus tard, imprégnait le quotidien, les journaux, la littérature et, induisant un sentiment patriotique fort, aurait expliqué en grande partie l'adhésion générale. Cette notion de "culture de guerre", elle-même controversée, a poussé les historiens à porter une plus grande attention aux individus, au travers de leurs témoignages, à savoir comment la guerre fut vécue jusque dans ses aspects intimes, ce que l'on a nommé « l'expérience de guerre ». On a ainsi étudié les effets psychiques de la guerre : les névroses et traumatismes, en faisant appel à l'histoire des sciences et de la psychiatrie.
Les textes légués par les combattants, ainsi que les archives des armées, ont permis aux chercheurs de reconstruire la société des tranchées, c'est-à-dire les rapports sociaux bien particuliers construits pour « tenir » dans l'épreuve : l'amitié, la camaraderie, mais aussi les tensions, rivalités ou violences qui animaient ces groupes improvisés, lieux de rencontres sociales improbables. Certains se sont même penchés, avec efficacité et talent, sur les animaux dans le conflit (2). On s'est aussi intéressé aux rapports familiaux : mariages, divorces, vie de couple et de famille effilochée entre front et arrière, entre lettres et permissions, entre absences et retours des pères pour les enfants. La sexualité des soldats, leur recours massif à la prostitution, sujets que les correspondances et les textes autobiographiques des années de guerre et d'après-guerre n'abordaient pratiquement pas, sont bien sûr devenus objets de recherche, de même que leur rapport à l'alcool. Leurs façons d'affronter la mort de masse, leur capacité aussi à vivre le deuil sont devenus objet d'études, que ce soit dans les aspects immédiats (les sépultures sur le front, sur laquelle l'archéologie des champs de bataille apporte beaucoup d'indices), ou dans le vécu d'après guerre (travaux consacrés aux monuments aux morts). La mémoire de la guerre est devenue un actif champ de recherche à part entière.
Quand mon grand-père racontait qu'il rentrait de permission couvert de poux et de parasites, au point que sa mère le mettait à tremper dans un grand baquet dans la cour avant de l'autoriser à rentrer dans la maison, j'imaginais candidement la scène mais ne pouvais en aucun cas la "comprendre" ! Pas plus que je ne saisissais l'intensité de l'horreur que sous-entendait l'histoire du saucisson perdu sous la mitraille et pour lequel l'inconscient petit soldat avait fait demi-tour afin d'aller le rechercher sous le feu de l'ennemi, au péril de sa vie. On en riait du saucisson du pépé, mais on restait à l'écume des choses. D'ailleurs, nos grands-pères, ils n'aimaient guère en parler de cette fichue guerre. Le mien fermait très vite les débats en déclarant « De toutes façons, pour moi, ceux-là resteront toujours des Boches, je ne pourrai jamais dire autrement ». Et d'ajouter, piteux, car c'était un brave homme à qui on n'avait pas enjoint de jouer à la baïonnette intelligente mais seulement d'obéir : « On m'a tellement martelé que c'était l'ennemi, que je ne peux oublier » .
Comment voulez-vous que nos générations, pétries de « ...ment correct », soucieuses de repentance, de réorganisation de l'Histoire en fonction de critères contemporains, de relecture et de bilan a posteriori, soient aptes à saisir ce que sentaient ceux qui l'ont vécue, cette Guerre. On en parle, on la met en statistiques, on s'émeut beaucoup, on fait dans l'attendrissement de bon aloi, mais on reste très loin de compte quant aux tenants et aboutissants. D'ailleurs, la multiplication des sources a souvent comme effet une complexification des causes et des facteurs d'interprétation. Ce qui n'empêche qu'il est important de faire mémoire et de rappeler, pour refuser qu'elle se reproduise, l'horreur... même si ce mot reste pour nous très « théorique ».
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(1) LAWRENCE DURRELL - Le Carrousel sicilien - Trad. de l'anglais par Paule Guivarch
(2) Bêtes de tranchées d'Éric Baratay, qui évoque toutes les bêtes, y compris les vermines, livre de grande qualité, auquel France Inter a consacré une émission intéressante.
Article qui s'appuie sur
HISTOIRE (Histoire et historiens) - Sources et méthodes de l'histoire de Olivier LÉVY-DUMOULIN
et sur
PREMIÈRE GUERRE MONDIALE - Mémoires et débats d'André LOEZ
articles d'Encyclopedia Universalis
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articles d'Encyclopedia Universalis
J'aime bien votre citation de Lawrence Durrell. Mais ! Pouvons nous dire que nous ne voyons pas 'le beau' lorsque nous regardons uns sculpture de Brancusi et une tête d'idole cycladique ? Ne pouvons-nous pas trouver des résonances entre votre 'Venus de Chiozzia' et certaine sculpture que j'ai découverte au sommet d'une tourelle d'un buffet d'orgue de XIXe siècle alors que je me galvaudais un peu sur une galerie de triforium d'une église de Bourgogne ? Les deux sculpteurs avaient le même coup de ciseau ; le très ancien pour dire quelque chose et le plus récent en laissant échapper une forme inopinée dans son travail mais preuve que la déesse mère était bien présente aussi sous ses gouges. Nous ne pouvons probablement pas appréhender les sentiments, pensées, idées d'ancêtre lointains d'autant plus que nous n'avons pas de sources écrites. Mais maintenant que les prêtres, les princes voire la république ont moins la main sur ce qu'il est préférable de penser, place est laissée aux historiens et leurs petites touches voire aux romanciers (lorsqu'ils sont suffisamment documentés). Je suis en train de lire 'Le chant d'Achille' de Madeline Miller. Et j'ai parfois l'impression de me retrouver 3000 ans en arrière. Le cœur humain a-t'il donc tellement changé que nous ne pourrions plus comprendre ?
RépondreSupprimerBelle journée.
Le coeur humain, non pas encore ... mais les modes de vie, si !! Et souvent ils influencent les comportements et les "ressentis"... j'avoue que j'aime bien la lecture que tentent les romanciers de l'Histoire : j'y trouve un chemin qu'il est agréable de suivre ...
SupprimerMais bien sûr, Michel a raison, mille fois raison, nos coeurs et nos esprits (des vieux et des jeunes) auraient-ils changé à ce point, pour ne rien comprendre ? Je ne le crois pas, notre capacité à comprendre est immense, malgré les difficultés certes, que comprenons-nous aujourd'hui à l'histoire contemporaine qui se joue sous nos yeux, à l'échelle mondiale ? Vous la comprenez vous ? Pourtant nous avons tous les témoins sous la main...
RépondreSupprimerMoi je donne ma langue au chat... J'attends avec impatience vos éclairages :-)))
Bises du jour.
Un des problèmes essentiels de l'historien est qu'il "connait la suite" : il a donc tendance à juger des événements en fonction d'une issue que les contemporains ignoraient : pas facile de s'en abstraire !!
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