mardi 30 décembre 2014

ÉMILE BERNARD (1) : L'ÉCOLE DE PONT AVEN

Cet autoportrait, qui date de 1890, a sans doute réalisé dans l'atelier de bois construit dans le jardin de ses parents. En effet, le fond de la toile, un peu énigmatique, représente le reflet, très lisible, des Baigeuses à la vache rouge (Orsay), peintes l'année précédente.
Reconstitution du reflet de Bernard se peignant, l’œil clair et pénétrant, ombres profondes et géométriques autour du regard, tourné vers le miroir, devant la grande toile aux femmes nues et aux chairs cézaniennes.

La très rare et très passionnante exposition sur Emile Bernard, organisée au musée de l'Orangerie jusqu'au 5 janvier 2015, a été montée grâce à la complicité active et enthousiaste de la petite fille du peintre, Béatrice Recchi-Altarriba qui a prêté toiles, documents et archives afin de nous rendre l'homme plus perceptible et son évolution plus compréhensible. Et, de fait, cette exposition permet une vraie découverte d'un peintre mal apprécié par la critique, toujours très partiale et aimant se limiter aux grands noms.
C'est ainsi qu'il est devenu naturel d'attribuer la paternité de la fameuse "école de Pont-Aven" à Gauguin, pourtant ce sont trois peintres qui en sont les vrais instigateurs. Gauguin, bien sûr, pas question de le nier, Louis Anquetin assez peu connu mais dont les cotes sont faramineuses, et enfin Emile Bernard : tous trois ont inauguré le cloisonnisme, cette façon très particulière d'entourer les figures d'un trait sombre et épais et qui évoque le vitrail, la simplification de la forme et les forts aplats de couleurs vives qui caractérisent la sus-dite école. Pourtant, on le sait, la renommée est injuste.


C'est ainsi qu'en 1937 Bernard découvrit avec consternation une des ses œuvres de jeunesse, "Vue de Saint Briac avec linge séchant sur un coteau vert" arborant la signature de Gauguin. Il connaissait bien ce tableau qu'il avait peint en 1888 et sa signature avait été, quelques années auparavant cachée sous une fausse signature de Gauguin, laissant seulement la date apparente. La toile, vendue 500 francs en 1936, se trouva l'année même "rebaptisée" et dès lors que Bernard l'eut reconnue, les organisateurs de l'exposition prétendirent la retirer. On imagine aisément la colère de son auteur qui déclara "Si le tableau a été choisi, c'est qu'on lui trouvait des mérites exceptionnels. Il reste donc, avec sa vraie signature, digne de figurer dans cette exposition". Les organisateurs s'en tirèrent par une pirouette, en arguant du fait que l'exposition était réservée aux artistes disparus : l'objet du scandale fut décroché des cimaises.


Bretonnes aux ombrelles (1892- Orsay) peut être considéré comme la réponse "symboliste" de Bernard à Un dimanche après-midi à l'île de la Grande Jatte de Seurat. Les femmes assises au premier plan, robes gonflées et ombrelles déployées sont une véritable citation de l'oeuvre de son confrère, dont il rejetait la technique, quoiqu'il ait quelques temps, pratiqué lui-même le pointillisme. Sa composition toute en courbes douces se veut le contrepoint de "l'aspect raidi des promeneurs de l'île de la Grande Jatte".

D'ailleurs, dès la fin des années 1880, les tensions entre les deux peintres sont palpables : Bernard trouve qu'on le dépouille de ses propres inventions au profit de l'ancien élève de Pissarro. Le 23 février 1891, Gauguin, pour financer son voyage à Tahiti, vend à l'hôtel Drouot une trentaine de ses toiles. La sœur d'Émile Bernard se lève et s'écrie : "Monsieur Gauguin, vous êtes un traître ; vous avez trahi votre engagement, et fait le plus grand tort à mon frère, qui est le véritable initiateur de l'art dont vous vous prévalez." La brouille est inévitable et elle sera durable.

Le gaulage des pommes (Nancy - 1890) : de format très allongé, la toile est d'essence décorative. Une bretonne s'abritant sous une ombrelle tien une fillette par la main pendant qu'au loin deux hommes s'affairent autour d'un pommier pas vraiment caractérisé en tant que tel ! Entre les personnages des meules de foin d'un jaune éclatant rythment l'espace, faisant ressortir les personnages comme des ombres chinoises sur ce fond doré.

Émile Bernard est un artiste très complet qui écrivit beaucoup et laissa de nombreuses réflexions sur son art et l'approche qu'il avait de la peinture. À la fin de sa vie, d'ailleurs, il posait près de son chevalet papier, encrier et plume d'oie et aimait mener de front peinture et écriture, poème ou notes pour ses articles et ses livres. On prétend que le dépit qui résulta pour le jeune peintre du différend l'opposant à Gauguin après la parution en 1891 d'un article d'Albert Aurier faisant de ce dernier l'inventeur du symbolisme pictural, fut à l'origine du revirement de style du peintre, de son retour à la tradition et de son exil momentané. Le ressentiment et l'amertume auraient été pour lui source d'une nouvelle démarche picturale.

La moisson d'un champ de blé (1888- Orsay) : l'horizon est très haut, le champ de blé clôt la scène comme un fond d'or sur lequel se détachent les silhouettes simplifiées à l'extrême de deux femmes en coiffe traditionnelle au premier plan et de deux hommes courbés dans l'effort au fond. Gauguin aima tellement cette toile qu'il l'échangea immédiatement avec Bernard contre une de ses oeuvres.

Mais présenter les choses de cette façon est très réducteur et remet en cause l'influence de Bernard sur Gauguin que les écrits confirment. Car si Gauguin atteint, il est vrai, une qualité plastique supérieure à son ami, l'antériorité d'inspiration de ce dernier n'est pas incompatible avec ce talent particulier. Si l'on a pu écrire que, sur le chemin de la Bretagne, Gauguin "ne portait dans le mouchoir au bout de son bâton que le couteau posé par Cézanne de biais sous les maximes du vieux Pissarro", il est clair qu'à son retour à Paris en 1889 ce baluchon était abondamment garni des idées nouvelles de son ami rencontré là-bas. La postérité est donc totalement injuste quand elle porte l'un au pinacle, et incite les amateurs à camoufler la signature de l'autre sous celle de son célèbre ami pour augmenter la valeur de leurs toiles.
Il semble toutefois que Bernard ait retrouvé, avec le temps, une certaine sérénité à propos de la querelle des origines : s'il n'abdiqua jamais l'invention du cloisonnisme, à laquelle il associa toujours Louis Anquetin, il n'hésite pas, dès le salon de 1906, à écrire des comptes-rendus très élogieux sur les œuvres de son ancien complice.

La marchande de rubans, 1888-90
Au premier plan, deux têtes de profil imposent une profondeur au tableau, dont la composition en "grillage" oppose la stricte horizontale de la foule en fond aux verticales colorées de rubans. Une seule femme, rousse, nous fait face, nue-tête : on pense qu'il s'agit de Madeleine, la soeur du peintre. La répartition des zones colorées est savante : les pelotes de laine aux teintes vives qui reposent sur le banc de la marchande sont strictement cernées par la farandole noire et blanche des costumes bretons.

Mais voyons un peu cette première manière du peintre. Né le 28 avril 1868 à Lille, il est le fils d'un industriel du textile, qui vient s'installer à Paris en 1878. En 1884, soutenu par sa mère qui l'avait sensibilisé à l'art, il entre à l'atelier de Fernand Cormon, où il se lie avec Louis Anquetin et Henri de Toulouse-Lautrec. Agité et frondeur, il est exclu par le maître en 1886 et quitte alors Paris pour un voyage à pied en Normandie et en Bretagne. Pendant l’hiver 1886-87, il rencontre Vincent van Gogh à Paris, alors qu'il traverse une période pointilliste. Au printemps 1887, il visite à nouveau la Normandie et la Bretagne, et décore sa chambre à l'auberge de Mme Lemasson à Saint-Briac où il passe deux mois avant de se rendre à Pont-Aven. C'est à cette époque qu'il abandonne le pointillisme pour le cloisonnisme, élaboré avec son ami Anquetin. Durant l'été 1888, il est à Pont-Aven avec sa sœur Madeleine, de trois ans sa cadette et c'est en août qu'il rencontre Paul Gauguin.

Le Marché aux cochons (1892), dont le caractère anecdotique est tempéré par la grande simplification des formes et les aplats de couleurs franches qui dessinent bêtes et personnages dans une gamme primaire, constitue l'ultime conséquence formelle du "symbolisme pictural" tel que l'avait envisagé Emile Bernard durant ses années bretonnes.

Gauguin et Bernard sont alors à un moment charnière de leurs évolutions artistiques respectives,souhaitant tous deux inventer une synthèse conceptuelle et formelle, tendance qui donnera naissance à ce qu'on a appelé le symbolisme de Pont-Aven. Il s'agit de supprimer de la toile tout ce qui n'est pas mémorisé après la visualisation, en utilisant des formes simples et une gamme de couleur restreinte, quoique gaie. En juin 1889, les deux amis organisent une exposition des peintres du groupe de Pont-Aven, au café Volpini à Paris. Bernard y présente 25 œuvres, dont deux sous le pseudonyme de Ludovic Nemo. Fin 1889, il perd le soutien financier de sa famille et s'installe chez sa grand-mère, à Lille. Il trouve un emploi de dessinateur chez un fabricant de textile de Roubaix, il faut bien gagner sa vie ! De retour à Paris en juillet 1890, il assiste aux obsèques de Vincent van Gogh, avec Théo van Gogh, Paul Gachet, Le père Tanguy, Charles Laval, Lucien Pissarro, Marie Auguste Lauzet et d'autres proches. C'est l'année suivante que la querelle avec Gauguin deviendra irréversible et en 1892 le peintre, désireux de voir d'autres horizons, partira s'installer au Caire.



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