Roger Bissière en 1958 à Boissierette, installé dans con "cantou", comme un bon vrai paysan du Lot !
Photographie Denise Colomb - Galerie du Troisième Œil
J'avoue que je ne connaissais de Bissière que ... son fils (Louttre B, découvert au musée de Cahors il y a quelques années, lors d'une exposition qui lui était consacrée) et ses toiles de la période des années 60, qui ne m'enthousiasmaient guère. Mais mon lotois de mari m'a convaincue qu'il était dommage d'avoir une rétrospective de ce peintre à portée de main et de n'en point profiter. Et il a eu vraiment raison d'insister car j'ai vraiment apprécié le parcours de cet artiste qui a construit, au gré d’une longue maturation artistique et spirituelle, une oeuvre à caractère humaniste.
Roger Bissière naît le 22 septembre 1886 à Villeréal (Lot-et-Garonne) où son père, dans une tradition familiale remontant à 1816, est notaire. D'abord interne au lycée de Cahors, il poursuit ses études au lycée Michel-Montaigne quand son père achète une charge d'huissier à la Banque de France et s'installe à Bordeaux en 1901. Ayant commencé à peindre en 1903, il déçoit fort le paternel quand il lui annonce qu'il ne poursuivra des études de droit et que la charge familial restera sans successeur. Sitôt son bac passé, il s'embarque en 1904 pour Alger où il travaille près d'un an auprès du peintre orientaliste Rochegrosse. Rentré en 1905 il fréquente d'abord les cours de Paul-François Quinsac à l'École des Beaux-Arts de Bordeaux puis, brièvement, l'atelier de Gabriel Ferrier à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris où il s'installe en 1910, au 13 rue des Quatre Vents puis au 35 rue de Seine. C'est à cette époque qu'il expose pour la première fois au Salon des artistes français. En 1911, il part à Londres (où, vraisemblablement, il enseigne, avec son ami Jean-Raymond Guasco) puis à Rome, où il est invité à la Villa Médicis par son ami Jean Dupas. À partir de 1912 et jusqu'en 1920 il écrit des articles (les premiers sous le pseudonyme de Cadoudal) sur la peinture dans plusieurs journaux, et réalise aussi quelques dessins humoristiques.
En 1914, Roger Bissière qui a d'abord été exempté, puis démobilisé en tant qu'infirmier suite à un accident de voiture qui l'oblige à demeurer à l'arrière, hérite de sa mère la maison de Boissierette dans le Lot. Il s'installe dans la maison avec son ami René Baron, et les deux jeunes gens pensent que l'élevage des abeilles est le plus sûr moyen de réaliser rapidement leur rêve de vie à la campagne, débarrassés des soucis financiers. C'est la première tentative d'une longue série d'essais toujours voués à l'échec! En 1917, il décore la façade de la maison de deux grands nus encadrés de bandes de motifs ornementaux.
Les demoiselles à la fenêtre (portraits de madame Lhote et de madame Bissière) - 1920
Genève, association des amis du Petit Palais
Il participe dès cette époque à nombre de salons (Salon des indépendants, Salon d'automne, Salon des Tuileries) et se lie dans les années suivantes avec André Lhote, Georges Braque, Juan Gris, André Flavory. En janvier 1919 il épouse Catherine Albertine Lucie Lotte, qu'il surnomme Mousse et aurpès de laquelle il vivra une longue tendresse. Il publie en 1920 la première monographie sur Braque, des préfaces (Zadkine) et des articles sur Seurat, Ingres et Corot dans la revue L'Esprit Nouveau créée par Le Corbusier et Ozenfant. Les critiques le considèrent alors plus comme un théoricien-peintre que comme un peintre qui a des théories.
Pourtant il présente en 1921 sa première exposition personnelle à la galerie Paul Rosenberg, et accroche une vingtaine de toiles. Le 14 décembre, naît son premier fils, prénommé Jean-Dominique, en hommage à Ingres. L'enfant meurt quelques jours plus tard. C'est en 1926 que le couple aura de nouveau un enfant, Marc-Antoine, qui survivra et se consacrera lui aussi à la peinture sous le nom de Louttre B. Toujours professeur de peinture et de croquis, il peint beaucoup durant ces années-là et expose à de très nombreuses reprises.
En 1939, après la mort de son père et passablement inquiet à cause des événements, Bissière vend sa maison du square Montsouris et la famille s'installe définitivement à Boissierette. A la déclaration de la guerre, Bissière ne peint presque plus, terriblement affecté par ce drame humain. Pendant la débâcle, des anciens élèves viennent se réfugier dans le Lot : Alfred Manessier, Jean Léon, le couple Rilsky ami de l'Académie Ranson, ainsi que Charlotte Henschel. Des amis passent quelques jours, comme Louis Latapie, ou s'installent pour quelques mois. Durant cette période troublée, Bissière pratique avec enthousiasme et sans grand succès d'aventureuses activités, « la culture avortée de la lavande » (12 000 pieds) ; « l'élevage romantique du mouton confié à la garde de Charlotte Henschel, rescapée du nazisme et de l'académie Ranson ; l'entreprise forestière avec un compagnon nommé Manessier ; l'élevage de la vache (17 têtes et pas une goutte de lait) ; la transformation d'une Alfa Romeo de course en gazogène ; les fours à charbon de bois ; le déboisage à la jeep... ». Ce n'est qu'en 1943 que, cédant aux instances amicales de ses proches, le peintre se remet doucement au travail.
Une exposition organisée à la Galerie Drouin en 1947 lui permet de présenter trente peintures et sept tapisseries, confectionnées avec sa femme. Bissière intitule sa contribution pour le catalogue : T'en fais pas la Marie. T'es jolie … Dans ce texte, il justifie l'emploi des matériaux les plus divers: "le tableau qu'il soit à l'huile, à l'eau, qu'il soit fait d'étoffes, de ciment, de plâtre ou de boue des chemins, n'a qu'une signification : la qualité de celui qui l'a créée, la poésie, qu'il porte en lui." Mais l'exposition est un échec financier, la presse s'est montrée dubitative ; et seule l'estime de ses anciens élèves de l'Académie ou d'autres peintres de la galerie René Drouin comme Jean Dubuffet, lui remonte un peu le moral. C'est à cette période que, de retour dans son Lot, Bissière expérimente une nouvelle technique : la peinture à la cire. La cire d'abeille est mélangée avec de l'essence de térébenthine dans une casserole, puis chauffée au bain-marie. Le pigment est mélangé au bout du pinceau avec la cire et l'essence. Parfois, une feuille de papier posée sur la peinture est repassée avec un fer pour que les couleurs se diffusent. La peinture est souvent reprise avec de la mine de plomb qui creuse la surface.
Les finances vont mal et pour tenter de gagner quelqu'argent, il entreprend en 1949 de réécrire et d'illustrer l'Odyssée sur un mode moderne et drolatique. L'échec de cette entreprise le conduit à se tourner, à l'instigation de Louttre, vers le débardage et la fabrication de charbon de bois !! Sa santé lui donne aussi des soucis et il a de gros problèmes de vue. Si bien qu'en 1950, il est opéré d'un double glaucome. La menace de devenir aveugle ayant disparu, son soulagement est intense, même si les séquelles d'une opération trop tardive sont irréversibles. Ragaillardi, il part en convalescence à l'île de Ré où il peint une série de petits tableaux inspirés par l'ambiance océanique. C'est en 1951 qu'arrive enfin la chance : il est accepté à la Galerie Jeanne-Bucher pour un accrochage intitulé "Quelques images sans titre" : une cinquantaine de tableaux de petits formats peints à l'œuf. Quand l'intermédiaire de la galerie vient chercher les toiles, il est surpris par les lieux ! "je suis parti à Boissierette. On est arrivé dans une maison qui était celle d'un paysan évolué, on était dans un monde simple." En effet, Bissière décrit la pièce où il travaille : "Mon atelier ici est un grand hangar sous les tuiles sans plafond. On y étouffe l'été, on y gèle l'hiver. Il n'est jamais balayé, c'est un principe. Je ne suis à l'aise que dans le désordre sous mon plafond de toiles d'araignées et mon plancher peuplé de bouts de cigarettes." Cette exposition est, pour Bissière, le début de la reconnaissance. Il était temps, il a déjà 65 ans.
Dès lors, il va connaître un certain succès auprès de clients qui sont plus des amateurs passionnés que des spéculateurs. Il se remet en 1954 à la peinture à l'huile et cette période est, pour moi, celle où il réalise ses plus belles toiles. Malheureusement le 13 octobre 1962, Mousse, sa fidèle épouse, meurt à Paris. Le peintre est dévasté et il se met, pour faire face, à peindre son Journal en Images, des petits tableaux qui retracent sa vie quotidienne. Une cinquantaine de ces huiles, souvent rehaussées de crayons-feutres, sont exposées à la galerie Jeanne-Bucher en 1964. Les éditions Hermann éditent un livre sur le Journal en images dont le texte est signé de François Mathey. En juin de cette année-là, Bissière est invité à représenter la France à la XXXIIème Biennale de Venise, Jacques Lassaigne, commissaire de l'exposition pour la France, invite Bissière et Julio Gonzalès à occuper la grande salle du pavillon français. L'entrée du pavillon est occupée par ses tapisseries, et dans la grande salle, sont présentés 31 tableaux peints de 1946 à 1964. Bissière remporte une mention d'honneur en raison «de l'importance historique et artistique de son œuvre.» Le 2 décembre 1964, Bissière âgé de 78 ans meurt à Boissierette, où il est enterré aux côtés de Mousse.
1- Le début de carrière (1920-1923)
La section est intitulée "De chair et d’os" puisque durant ces premiers essais, le peintre, encore chroniqueur d'art en parallèle, se consacre peu à peu à la peinture en réalisant portraits et nus.
Au contact de Lhote, Braque et Juan Gris, il se convertit de 1920 à 1923 à un cubisme paisible, caractéristique de l’entre-deux-guerres, peignant de plantureuses paysannes aux attitudes hiératiques.
2- Les influences (1923-1928)
Réalisant rapidement que «le cubisme avait l’analyse, mais pas la synthèse, pas l’ordre», Bissière se tourne désormais vers d’autres modèles qu’il avait célébrés en tant que critique d'art : Cézanne, Braque, Ingres et Corot. Dans cet entre-deux-guerres pacifié, le temps est en effet au «retour à l’ordre», à une certaine tradition de la peinture structurée autour de la présence de la figure humaine, à une réinterprétation de l’idéal classique mis à mal par les excès passés de l’avant-gardisme international. Dans l’œuvre de Bissière, la figure humaine domine mais tend progressivement à se laisser «happer» par la couleur qui devient structurante du tableau.
Sa série des Nus (1925-1926), prêtée par le musée des
Beaux-Arts d’Agen, témoigne de son admiration pour ses "maîtres" anciens. Coloriste avant tout, Bissière expérimente une nouvelle manière
de peindre, dans un rapport d’harmonie fusionnelle avec
la nature. Mais l'artiste se cherche encore !!
3 -Variations autour des grands thèmes de la peinture: crucifixions, odalisques et autres figures (1936-1939)
À partir de 1936, Bissière aspire à une forme d’art plus populaire et universelle. La technique de la fresque découvertevers 1934; lui permet de produire un art spontané qu’il affectionne. C'est aussi l'époque où, dans une volonté de quête de la pureté primitive, il se passionne pour l’art du Moyen-Age.
Hanté par l’imminence de la guerre, Bissière renoue alors avec des thèmes récurrents en peinture, comme des crucifixions uniques dans son oeuvre, traitées sur un mode païen, et qui constituent pour lui un nouveau champ d’expérimentation, celui de l'expressivité dramatique.
Certaines toiles rappellent la statuaire romane et
gothique. Peints dans des couleurs sourdes ravivées
par des rouges rutilants, des personnages hiératiques
et monumentaux sont ici asservis au format étroit et
tout en hauteur du tableau. Le peintre
traduit la souffrance
des personnages
dans un langage
qui cite autant le
retable d’Issenheim
de Grünewald que
Picasso.
4 - De la figure au signe (1945-1947)
Après sa longue période de réflexion et de retour à la nature, les êtres qui peuplent son œuvre à partir de 1944 sont des bergers, des chevriers ou encore des Vénus surgis de temps reculés. Il se lance aussi avec son épouse dans la confection de "tapisseries", qui sont plutôt des patchworks : draps, rideaux, bas de laine, écharpes, sacs de toile, feutre sont appliqués par le peintre en les juxtaposant ou en les superposant, puis Mousse les assemble ensuite, les brode et les orne de motifs décoratifs.
5 – Poésie du signe (1947-1953)
C'est l'époque du doute. La figure tend à disparaître de la toile, le peintre élabore un langage dans lequel il inscrit des pictogrammes dans des fenêtres colorées. L’invention d’une écriture primaire, d’un répertoire de signes, tout comme le choix de la peinture à l’œuf comme médium, permettent à Bissière de se recentrer sur l'essentiel.
Les motifs semblent inspirés des signes de la peinture rupestre. Bissière, qui ne veut se rattacher à aucune tendance, à aucun mouvement, reste souverainement libre au milieu de la bataille entre figuratifs et abstraits. Il refuse qu'on le dise abstrait car il veut suggérer et non représenter, «provoquer l’imagination et aspirer à cingler vers la liberté». De tout ce long et lent cheminement, avec incertitudes, retours en arrière, hésitations, recherche de sa personnalité propre et du style qui l'épanouira, naît ce qui, pour moi, est la plus belle période de Roger Bissière :
6 – Du signe à la trame (1954-1964)
Bissière redécouvre la peinture à l’huile, la subtilité des transparences et des glacis, le jeu du clair-obscur qu’il explorera durant dix ans en abandonnant toute référence à une quelconque figuration. et pourtant ses toiles ne sont pas abstraites. Elles parlent, elles disent en confidence des états d'âme, des impressions, elles partagent. J'ai remarqué que dans les deux dernières salles, les visiteurs étaient plus "accrochés" par ces toiles de grand format, s'arrêtant longuement devant l'une ou l'autre, jamais les mêmes tant il est vrai qu'on était ici dans le domaine de la perception individuelle. Ce qui domine c'est la poésie, l'art des couleurs et la vibration des lumières. J'ai aussi été frappée par l'art de la composition qui, sur des toiles pourtant non figuratives, structure savamment l'espace en jouant sur l'intensité des couleurs.
7 – Le journal en images (1962-1964)
Le décès de son épouse Albertine Lotte, dite Mousse, en 1962 touche profondément Bissière au plus profond de son être. Il entreprend alors un dialogue presque quotidien avec la disparue, qu’il peint sur de petits panneaux de bois dont les titres égrènent les jours, mois et années du calendrier. A côté de ce dialogue intime, il peint encore quelques grands formats qui, eux, dialoguent avec le monde et qui vont le représenter dans les expositions (à la Biennale de Venise notamment). Bissière écrit: «Il m’a fallu bien des jours pour chercher une raison de vivre. Cette raison de vivre, je l’ai demandée à la peinture, à ces formes et à ces couleurs que j’avais tant aimées… Ces petites planches de bois m’ont paru plus à la mesure de ma détresse et j’ai commencé à créer ces images presque quotidiennes, qui endormaient ma peine et concrétisaient aussi, peut-être, le souvenir d’un bonheur révolu. Ainsi, de jour en jour, au rythme des saisons est apparu ce journal de ma vie qui, en fin de compte, est peut-être une revanche sur la mort.» Cette section, de loin la plus émouvante, n'est pourtant pas la plus convaincante sur le plan artistique.
En 1914, Roger Bissière qui a d'abord été exempté, puis démobilisé en tant qu'infirmier suite à un accident de voiture qui l'oblige à demeurer à l'arrière, hérite de sa mère la maison de Boissierette dans le Lot. Il s'installe dans la maison avec son ami René Baron, et les deux jeunes gens pensent que l'élevage des abeilles est le plus sûr moyen de réaliser rapidement leur rêve de vie à la campagne, débarrassés des soucis financiers. C'est la première tentative d'une longue série d'essais toujours voués à l'échec! En 1917, il décore la façade de la maison de deux grands nus encadrés de bandes de motifs ornementaux.
Les demoiselles à la fenêtre (portraits de madame Lhote et de madame Bissière) - 1920
Genève, association des amis du Petit Palais
Pourtant il présente en 1921 sa première exposition personnelle à la galerie Paul Rosenberg, et accroche une vingtaine de toiles. Le 14 décembre, naît son premier fils, prénommé Jean-Dominique, en hommage à Ingres. L'enfant meurt quelques jours plus tard. C'est en 1926 que le couple aura de nouveau un enfant, Marc-Antoine, qui survivra et se consacrera lui aussi à la peinture sous le nom de Louttre B. Toujours professeur de peinture et de croquis, il peint beaucoup durant ces années-là et expose à de très nombreuses reprises.
En 1939, après la mort de son père et passablement inquiet à cause des événements, Bissière vend sa maison du square Montsouris et la famille s'installe définitivement à Boissierette. A la déclaration de la guerre, Bissière ne peint presque plus, terriblement affecté par ce drame humain. Pendant la débâcle, des anciens élèves viennent se réfugier dans le Lot : Alfred Manessier, Jean Léon, le couple Rilsky ami de l'Académie Ranson, ainsi que Charlotte Henschel. Des amis passent quelques jours, comme Louis Latapie, ou s'installent pour quelques mois. Durant cette période troublée, Bissière pratique avec enthousiasme et sans grand succès d'aventureuses activités, « la culture avortée de la lavande » (12 000 pieds) ; « l'élevage romantique du mouton confié à la garde de Charlotte Henschel, rescapée du nazisme et de l'académie Ranson ; l'entreprise forestière avec un compagnon nommé Manessier ; l'élevage de la vache (17 têtes et pas une goutte de lait) ; la transformation d'une Alfa Romeo de course en gazogène ; les fours à charbon de bois ; le déboisage à la jeep... ». Ce n'est qu'en 1943 que, cédant aux instances amicales de ses proches, le peintre se remet doucement au travail.
Figure - 1936
Collection particulière
Une exposition organisée à la Galerie Drouin en 1947 lui permet de présenter trente peintures et sept tapisseries, confectionnées avec sa femme. Bissière intitule sa contribution pour le catalogue : T'en fais pas la Marie. T'es jolie … Dans ce texte, il justifie l'emploi des matériaux les plus divers: "le tableau qu'il soit à l'huile, à l'eau, qu'il soit fait d'étoffes, de ciment, de plâtre ou de boue des chemins, n'a qu'une signification : la qualité de celui qui l'a créée, la poésie, qu'il porte en lui." Mais l'exposition est un échec financier, la presse s'est montrée dubitative ; et seule l'estime de ses anciens élèves de l'Académie ou d'autres peintres de la galerie René Drouin comme Jean Dubuffet, lui remonte un peu le moral. C'est à cette période que, de retour dans son Lot, Bissière expérimente une nouvelle technique : la peinture à la cire. La cire d'abeille est mélangée avec de l'essence de térébenthine dans une casserole, puis chauffée au bain-marie. Le pigment est mélangé au bout du pinceau avec la cire et l'essence. Parfois, une feuille de papier posée sur la peinture est repassée avec un fer pour que les couleurs se diffusent. La peinture est souvent reprise avec de la mine de plomb qui creuse la surface.
L'orage est passé - 1960
Collection particulière
Les finances vont mal et pour tenter de gagner quelqu'argent, il entreprend en 1949 de réécrire et d'illustrer l'Odyssée sur un mode moderne et drolatique. L'échec de cette entreprise le conduit à se tourner, à l'instigation de Louttre, vers le débardage et la fabrication de charbon de bois !! Sa santé lui donne aussi des soucis et il a de gros problèmes de vue. Si bien qu'en 1950, il est opéré d'un double glaucome. La menace de devenir aveugle ayant disparu, son soulagement est intense, même si les séquelles d'une opération trop tardive sont irréversibles. Ragaillardi, il part en convalescence à l'île de Ré où il peint une série de petits tableaux inspirés par l'ambiance océanique. C'est en 1951 qu'arrive enfin la chance : il est accepté à la Galerie Jeanne-Bucher pour un accrochage intitulé "Quelques images sans titre" : une cinquantaine de tableaux de petits formats peints à l'œuf. Quand l'intermédiaire de la galerie vient chercher les toiles, il est surpris par les lieux ! "je suis parti à Boissierette. On est arrivé dans une maison qui était celle d'un paysan évolué, on était dans un monde simple." En effet, Bissière décrit la pièce où il travaille : "Mon atelier ici est un grand hangar sous les tuiles sans plafond. On y étouffe l'été, on y gèle l'hiver. Il n'est jamais balayé, c'est un principe. Je ne suis à l'aise que dans le désordre sous mon plafond de toiles d'araignées et mon plancher peuplé de bouts de cigarettes." Cette exposition est, pour Bissière, le début de la reconnaissance. Il était temps, il a déjà 65 ans.
Journal en images 1963-64
Dès lors, il va connaître un certain succès auprès de clients qui sont plus des amateurs passionnés que des spéculateurs. Il se remet en 1954 à la peinture à l'huile et cette période est, pour moi, celle où il réalise ses plus belles toiles. Malheureusement le 13 octobre 1962, Mousse, sa fidèle épouse, meurt à Paris. Le peintre est dévasté et il se met, pour faire face, à peindre son Journal en Images, des petits tableaux qui retracent sa vie quotidienne. Une cinquantaine de ces huiles, souvent rehaussées de crayons-feutres, sont exposées à la galerie Jeanne-Bucher en 1964. Les éditions Hermann éditent un livre sur le Journal en images dont le texte est signé de François Mathey. En juin de cette année-là, Bissière est invité à représenter la France à la XXXIIème Biennale de Venise, Jacques Lassaigne, commissaire de l'exposition pour la France, invite Bissière et Julio Gonzalès à occuper la grande salle du pavillon français. L'entrée du pavillon est occupée par ses tapisseries, et dans la grande salle, sont présentés 31 tableaux peints de 1946 à 1964. Bissière remporte une mention d'honneur en raison «de l'importance historique et artistique de son œuvre.» Le 2 décembre 1964, Bissière âgé de 78 ans meurt à Boissierette, où il est enterré aux côtés de Mousse.
L'exposition, présentée sur le mode chronologique, permet de suivre et de comprendre l'évolution stylistique de l'artiste.
Donnée en 1940 au musée de Bordeaux par Paul Rosenberg, alors réfugié dans la région, et spécialement restaurée pour l’exposition, la Jeune fille au poisson se rattache à la première période où la figure, monumentale et sculpturale, envahit toute la surface du tableau.
La section est intitulée "De chair et d’os" puisque durant ces premiers essais, le peintre, encore chroniqueur d'art en parallèle, se consacre peu à peu à la peinture en réalisant portraits et nus.
Au contact de Lhote, Braque et Juan Gris, il se convertit de 1920 à 1923 à un cubisme paisible, caractéristique de l’entre-deux-guerres, peignant de plantureuses paysannes aux attitudes hiératiques.
Nu - 1921
Musée de Grenoble
Ingres n'est pas loin, même si la gamme colorée est plus hardie !
Réalisant rapidement que «le cubisme avait l’analyse, mais pas la synthèse, pas l’ordre», Bissière se tourne désormais vers d’autres modèles qu’il avait célébrés en tant que critique d'art : Cézanne, Braque, Ingres et Corot. Dans cet entre-deux-guerres pacifié, le temps est en effet au «retour à l’ordre», à une certaine tradition de la peinture structurée autour de la présence de la figure humaine, à une réinterprétation de l’idéal classique mis à mal par les excès passés de l’avant-gardisme international. Dans l’œuvre de Bissière, la figure humaine domine mais tend progressivement à se laisser «happer» par la couleur qui devient structurante du tableau.
Nu étendu en plein air - 1926
Agen Musée des Beaux-Arts
Il y a, bien sûr, du Cézanne dans cette scène champêtre, mais aussi, c'est indéniable dans le fond de paysage, du Corot !
Femme au filet (1936, collection particulière) Bissière procède encore par facettes colorées, réminiscence de sa période «cubiste».
3 -Variations autour des grands thèmes de la peinture: crucifixions, odalisques et autres figures (1936-1939)
À partir de 1936, Bissière aspire à une forme d’art plus populaire et universelle. La technique de la fresque découvertevers 1934; lui permet de produire un art spontané qu’il affectionne. C'est aussi l'époque où, dans une volonté de quête de la pureté primitive, il se passionne pour l’art du Moyen-Age.
Hanté par l’imminence de la guerre, Bissière renoue alors avec des thèmes récurrents en peinture, comme des crucifixions uniques dans son oeuvre, traitées sur un mode païen, et qui constituent pour lui un nouveau champ d’expérimentation, celui de l'expressivité dramatique.
Figure debout - 1937
Paris Centre Pompidou
4 - De la figure au signe (1945-1947)
Après sa longue période de réflexion et de retour à la nature, les êtres qui peuplent son œuvre à partir de 1944 sont des bergers, des chevriers ou encore des Vénus surgis de temps reculés. Il se lance aussi avec son épouse dans la confection de "tapisseries", qui sont plutôt des patchworks : draps, rideaux, bas de laine, écharpes, sacs de toile, feutre sont appliqués par le peintre en les juxtaposant ou en les superposant, puis Mousse les assemble ensuite, les brode et les orne de motifs décoratifs.
L'oiseau 1950
Galerie Jeanne Bucher
5 – Poésie du signe (1947-1953)
C'est l'époque du doute. La figure tend à disparaître de la toile, le peintre élabore un langage dans lequel il inscrit des pictogrammes dans des fenêtres colorées. L’invention d’une écriture primaire, d’un répertoire de signes, tout comme le choix de la peinture à l’œuf comme médium, permettent à Bissière de se recentrer sur l'essentiel.
Jaune et gris - 1950
Paris Centre Pompidou
Les motifs semblent inspirés des signes de la peinture rupestre. Bissière, qui ne veut se rattacher à aucune tendance, à aucun mouvement, reste souverainement libre au milieu de la bataille entre figuratifs et abstraits. Il refuse qu'on le dise abstrait car il veut suggérer et non représenter, «provoquer l’imagination et aspirer à cingler vers la liberté». De tout ce long et lent cheminement, avec incertitudes, retours en arrière, hésitations, recherche de sa personnalité propre et du style qui l'épanouira, naît ce qui, pour moi, est la plus belle période de Roger Bissière :
Émergence du printemps - 1958
Collection particulière
6 – Du signe à la trame (1954-1964)
Bissière redécouvre la peinture à l’huile, la subtilité des transparences et des glacis, le jeu du clair-obscur qu’il explorera durant dix ans en abandonnant toute référence à une quelconque figuration. et pourtant ses toiles ne sont pas abstraites. Elles parlent, elles disent en confidence des états d'âme, des impressions, elles partagent. J'ai remarqué que dans les deux dernières salles, les visiteurs étaient plus "accrochés" par ces toiles de grand format, s'arrêtant longuement devant l'une ou l'autre, jamais les mêmes tant il est vrai qu'on était ici dans le domaine de la perception individuelle. Ce qui domine c'est la poésie, l'art des couleurs et la vibration des lumières. J'ai aussi été frappée par l'art de la composition qui, sur des toiles pourtant non figuratives, structure savamment l'espace en jouant sur l'intensité des couleurs.
7 – Le journal en images (1962-1964)
Le décès de son épouse Albertine Lotte, dite Mousse, en 1962 touche profondément Bissière au plus profond de son être. Il entreprend alors un dialogue presque quotidien avec la disparue, qu’il peint sur de petits panneaux de bois dont les titres égrènent les jours, mois et années du calendrier. A côté de ce dialogue intime, il peint encore quelques grands formats qui, eux, dialoguent avec le monde et qui vont le représenter dans les expositions (à la Biennale de Venise notamment). Bissière écrit: «Il m’a fallu bien des jours pour chercher une raison de vivre. Cette raison de vivre, je l’ai demandée à la peinture, à ces formes et à ces couleurs que j’avais tant aimées… Ces petites planches de bois m’ont paru plus à la mesure de ma détresse et j’ai commencé à créer ces images presque quotidiennes, qui endormaient ma peine et concrétisaient aussi, peut-être, le souvenir d’un bonheur révolu. Ainsi, de jour en jour, au rythme des saisons est apparu ce journal de ma vie qui, en fin de compte, est peut-être une revanche sur la mort.» Cette section, de loin la plus émouvante, n'est pourtant pas la plus convaincante sur le plan artistique.
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