lundi 29 juin 2015

Adolfo Wildt (1868-1931), le dernier symboliste

Vir temporis acti, l'homme du temps passé (1913). Cette figure d'homme flagellé (on voit la cravache à gauche) qui grimace d'une douleur intense, mais qu'il supporte avec noblesse pour la sublimer, exhale un pathos trop fort pour nos sensibilités modernes !! Dans un premier temps, il effraie. Il faut en apprivoiser l'esthétique expressionniste forcenée pour, doucement, en apprécier la force et l'originalité.

Quand j'ai vu les photos des sculptures d'Adolfo Wildt (l'affiche de l'exposition s'orne du Vir temporis acti), j'ai frémi... Pourtant, la lecture d'un article sur l'exposition nous a incités à aller la visiter et je ne l'ai nullement regretté. Elle se tient à l'Orangerie jusqu'au 15 juillet : Adolfo Wildt (1868-1931), le dernier symboliste et mérite un détour si vous êtes dans les parages.
Pratiquement inconnu en France – et c'est ce qui fait l'intérêt de cette exposition – Wildt est un artiste singulier, difficile à situer, qui connut un certain succès durant les années 1920. Mais sa réputation fut ternie par ses liens avec le régime fasciste qui lui passa plusieurs commandes officielles devenues des emblèmes de la propagande : un buste du Duce, un autre de sa maîtresse, Margherita Sarfatti – fondatrice du Novecento, dont l'artiste fut très proche –, le Monument de la Victoire, à Bolzano. Rien  de tel pour nous rendre réfractaire, par principe, aux œuvres de Wildt, alors qu'il mourut en 1931 et qu'on doit lui accorder le bénéfice du doute pour la suite des événements historiques auxquels il n'a nullement participé, fut-ce par sympathie. Ayant la chance, après des années difficiles, de plaire à la maîtresse du Duce, il a recueilli de ce fait des commandes qu'il a fort opportunément accueillies comme une reconnaissance de son talent. Rien de plus normal. Il est important de dépasser ce genre de blocage et l'exposition de l'Orangerie, à travers un parcours chronologique et thématique, permet de mieux comprendre l’ensemble de sa carrière. De plus, par le rapprochement judicieux avec des oeuvres d'art italiennes plus anciennes, on saisit les sources d'inspiration et la formation culturelle du sculpteur. 

Un montage pour mieux comprendre les influences auxquelles "se frotta" le jeune artiste, dont on voit ici, en bas à droite, une oeuvre de jeunesse L'homme qui se tait (1899) sur fond d'un détail de la fresque de Michelange à la Chapelle Sixtine, le roi Assuérus en pose de dieu fleuve, 1511, alors qu'on haut à gauche, la copie romaine en marbre du musée du Capitole à Rome, d'un original grec perdu, vraisemblablement exécuté en bronze, commandé entre 230 et 220 av. J.-C. par Attale Ier de Pergame pour commémorer sa victoire sur les Galates. Ces trois représentations forment un concentré de l'idéal du beau à travers les âges !

Au départ, ce milanais d'origine modeste, entre à 11 ans à peine dans l’atelier du sculpteur Giuseppe Grandi, qui l’initie à la taille du marbre. En quelques années, il acquiert dans ce domaine une prodigieuse dextérité qu’il perfectionne auprès de Federico Villa et met au service de plusieurs sculpteurs lombards, chez lesquels il devient « finisseur ». C'est donc comme praticien, aide à la réalisation technique des œuvres de sculpteurs reconnus, qu'il commença sa carrière. Précieuse pour la suite, cette formation lui permit également d'acquérir une vraie connaissance des chefs d’oeuvre de l’Antiquité et de la Renaissance. Il commence à sculpter à son compte et ses premières réalisations sont empreintes de ce classicisme qui l'entoure dans les ateliers où il travaille. Il étudie seul et se forme au contact des copies d'antiques.

Déclinée sous plusieurs formes, Vierge, Jeune fille, le modèle original La veuve, sculpté en 1892, cette statue est le portrait de sa toute jeune épouse. Au-delà du titre qui dénote l'inquiétude latente du sculpteur (il fera une grave dépression 6 ans plus tard) on y admire déjà le maniement agile du burin et cette patine crémeuse et sensuelle qui caractérise ses réalisations.

En 1891, il épouse Dina Borghi  et leur première fille, Artemia, naît l'année suivante. En 1892, il réalise un portrait de sa femme, qu'il expose à la Société d'Art Moderne de Rome en 1894 sous l’étonnant titre de "Veuve".
Pour lui, tout se joue cette année-là quand un collectionneur prussien Franz Rose s'entiche de lui au point de lui assurer, par contrat,  un confortable salaire annuel de 4 000 livres, en échange du premier exemplaire de chacune de ses créations. Non content de l'aider financièrement, car dès lors Wildt put s'adonner entièrement à la création sans souci du lendemain, Rose était un homme très cultivé qui surveillait de près l'évolution du goût de son protégé. Chez le mécène on trouvait, côte à côte, des sarcophages romains, des copies de Donatello ou de Titien, et des œuvres de jeunes symbolistes tels Albert Welti et Ernst Kreidolf. Wildt raconte : « L’unique préoccupation de mon ami fut d’insuffler à mon art du sérieux, de la force, de la puissance et de la profondeur. [...] Il tenta par tous les moyens d’empêcher que mes œuvres fussent contaminées par l’atmosphère artistique dans laquelle je vivais et il me maintenait à l’écart de tous avec une jalousie étonnante ».

L'impressionnant Autoportrait de marbre blanc sur fond d'or, de 1909 (Musée San Domenico de Forli), dit aussi Masque de douleur, le représente avec une fidélité sans faille, âgé d'une petite quarantaine, fiévreux, déchiré, sortant à grand peine d'une pénible dépression.

Aux "jolis" portraits de jeunes filles plutôt naturalistes des années 1890, succèdent des sculptures d'un expressionnisme militant, réalisées pour la villa et le parc du collectionneur. Il produit beaucoup, et dès 1900, il peut s'installer dans un grand atelier sur le Corso Garibaldi, à Milan. Pourtant l'homme est inquiet et tourmenté, disons plus simplement dépressif. De 1906 à 1909, il traverse une grave crise, se questionnant sur le sens de son art, crise qui va jusqu'à l'empêcher totalement de sculpter. Il se remet gravement en question, se heurtant à la difficulté de trouver son propre style et de conjuguer le travail de la matière avec la spiritualité. C’est plongé dans une profonde et poignante détresse qu'il se représente, en 1909, dans le Masque de douleur ; les traits tirés, les paupières tombantes, la bouche ouverte en un rictus amer, figée dans une plainte infinie. Il semble que cette oeuvre saisissante lui ait permis d'émerger de son marasme et de se remettre au travail, après presque 3 années de silence.

Caractère fier - Âme simple, 1912, Marbre partiellement doré, Venise, Fondazione Musei Civici di Venezia, Galleria Internazionale d’Arte Moderna di Ca’ Pesaro. 2015. Un Janus des temps modernes, inspiré des masques antiques, en marbre blanc et chevelures dorées à l'or fin. Celle de l'âme fière est clairement d'inspiration viennoise.

En 1912, le décès soudain de son protecteur le contraint à tenter de se faire une place dans le milieu italien à l’écart duquel il avait pu se tenir, grâce à la sécurité que lui assurait son salaire. Cette même année, sa Trilogie est primée lors de l’exposition nationale de Brera, le jury y percevant un retour à la tradition académique et à la virtuosité technique alors malmenées par les avant-gardes. Toutefois, ses œuvres singulières déstabilisent la critique et Wildt peine à s’imposer. Il devra se contenter,pendant de longues années, de commandes passées par son cercle de proches, même s'il commence à être reconnu en Italie. Il ne s’engage dans aucun grand courant mais puise à diverses sources et s’inspire notamment des Sécessions d’Europe centrale. La prééminence de la ligne, son goût pour la dorure, en élément décoratif, sont de cette veine. C’est surtout à Klimt que renvoient ses dessins épurés, où perspective et modelé sont aplatis au profit de motifs décoratifs aux contours sinueux. Cette recherche ornementale, également sensible dans ses sculptures, s’exprime tout particulièrement dans les chevelures dorées de Caractère fierÂme simple, ou dans l’énigmatique Homme du temps passé. Longs cils, cheveux creusés en strigiles, ossature et musculature exacerbées : ce buste à l’expressionnisme torturé trahit l’attirance du sculpteur pour une stylisation décorative – et résolument antinaturaliste – nourrie de l’influence de l’Art Nouveau.

L'âme et son habit, représentation réduite à l'essentiel d'une intense spiritualité féminine, toute de douceur et d'espérance. Sans la moindre fioriture.

À partir de 1915, une nouvelle tendance apparaît dans son art : il délaisse les outrances expressionnistes pour une esthétique plus apaisée, presque désincarnés. La spiritualité obsessionnelle d’Adolfo Wildt (croyant, quoique non pratiquant) imprègne ses œuvres, en particulier durant la guerre. Il conçoit des sculptures d'une grande liberté iconographies, très sensibles, très sobres, comme L’Âme et son habit, Marie donne le jour aux petits enfants chrétiens ou encore La Mère adoptive... Très attaché à sa famille, au "noyau" familial, il traite le thème de la maternité en le réinventant de façon très émouvante. Aux courbes fluides des drapés s’opposent les visages anguleux, abandonnés dans une introspection silencieuse. Figures récurrentes dans sa production, mères et Vierges donneront lieu à des représentations tantôt résolument stylisées, tantôt éminemment naturalistes, dans la veine de ses œuvres de jeunesse. Il déforme et transforme, représentant les nouveaux-nés comme de graciles et fragiles fœtus. Son inspiration se nourrit de nombreuses références : arts égyptien, gothique, renaissant, maniériste, baroque, classique ... mais de façon tellement inventive qu'il ne confine jamais au pastiche.

La Conception (musée de Bassano) voit le jour en 1921, année durant laquelle Woldt publia son traité de L'art du marbre. Le thème, mystérieux de la naissance, est ici traité de façon freudienne : le nouveau-né, plutôt un fœtus, maigre, recroquevillé et pourtant d'or vêtu, flotte dans le vide, suspendu entre rêve et réalité. Les petits poings serrés qu'il presse sur ces yeux semblent indiquer sa peur à venir au monde et le drame existentiel qu'est l'affrontement de la naissance. Derrière lui, les parents : le père ouvre la bouche dans un cri, surpris, admiratif. Il baisse les yeux et se tait. En revanche, la mère a en elle toute la beauté hiératique d'une apparence mystique. Concentrée dans une prière intime et douce, rassurante et sereine, c'est comme une Madone dont la douceur se confond avec le marbre blanc. 

En 1923, il ouvre à Milan une école du marbre, où il accueille gratuitement ses élèves pour leur transmettre son savoir-faire. Il exige que l'atelier soit impeccable, dans l'ordre le plus parfait et la propreté la plus irréprochable, pour favoriser inspiration et concentration. Il partage ses trucs : par exemple, il semble que l'une de ses méthodes pour obtenir la finesse translucide de la surface sur ses marbres était de les frotter longuement avec des chiffons imbibés d' urine, travail qu'il enseigne à ses élèves en leur faisant réaliser des sphères de marbre pour s’entraîner au polissage.


En 1930, l'année où Adolfo Wildt crée son portrait, Margherita Sarfatti écrit dans l'Almanach des artistes: "Les artistes du Novecento sont convaincus que la forme doit être simple, et que même si elle n'est pas réelle, elle doit être vraie. La forme, précise et déterminée, impulse la couleur ». Wildt réalise là un buste d'un classicisme dépouillé, moderne et simple qui toucha beaucoup la critique.

C'est à cette époque qu'il rencontre Margherita Sarfatti (critique d'art influente, créatrice du Novecento... et maitresse du Duce), grâce à qui il obtient commandes et honneurs officiels ; son ascension tardive (il a plus de cinquante ans) est fulgurante. Ses portraits, à la fois grandioses et hiératiques, lui valent un franc succès. Adepte du "portrait d'idées", il met au point une formule de buste monumental posant le sujet non comme personne, mais comme archétype. C'est particulièrement sensible dans le fameux buste de Mussolini, icône du pouvoir répliquée sur les affiches et dans les manuels scolaires italiens, et joyeusement massacré en 1945 !! Le sculpteur immortalise les traits de proches du régime, Margherita Sarfatti, dont il brosse un buste très sensible ou le journaliste Nicola Bonservizi.
Il réalise aussi la statue du pape Pie XI, homme frêle qu'il pose en conquérant altier portant les insignes de sa fonction (le résultat n'est pas vraiment beau mais fort impressionnant), ou le masque du pilote Arturo Ferrarin, mort l'année précédente, hommage à l'aviateur d’une pureté formelle troublante.

Tête réalisée en hommage à l'aviateur Arturo Ferrarin, mort sur l'aéroport de Guidonia en 1941, alors qu'il testait un avion expérimental. Idéalisé, "héroïsé", le visage est superbement poli, et les traits, d'une pureté immatérielle, sont d'une impressionnante beauté classique, parfaitement structurée. La tête, de grande taille, est évidée, et l'intérieur, comme un masque, s'offre au spectateur qui contourne la sculpture : contrastant avec le marbre blanc, ce visage abstrait, entièrement revêtu d'or, semble alors dévoiler les pensées secrètes d'un homme en apparence impassible.

Bien que son style, majestueux, flatte l'aspiration des élites fascistes à un art glorificateur et commémoratif, puisant ses racines dans un passé glorieux, il n'agit pas dans cet esprit et son étrangeté continue à mettre ses commanditaires mal à l'aise. Il meurt dans sa ville natale, Milan, le 12 mars 1931 et traverse, dès la fin de la seconde guerre mondiale, un long et injuste purgatoire dont les récentes expositions vont enfin le tirer. La preuve ? Le musée d'Orsay a acheté il a peu une version en bronze du Vir Temporis acti, première sculpture de Wildt à entrer dans un musée parisien.

Le judicieux et convaincant rapprochement entre la statue de Wildt, Il puro folle (Parsifal) de 1930 et le tondo de Bronzino, Saint Matthieu, 1525-28 (Firenze, Chiesa di Santa Felicita, Cappella Capponi). On retrouve, sans la sculpture, l'architecture corporelle classique du peintre maniériste florentin, et l'expression claire et simplifiée du visage idéalisé.

Le double mérite de cette exposition, qui fut construite à Forli où elle s'est déroulée en 2012, est d'abord de permettre de découvrir un sculpteur d'une virtuosité marmoréenne exceptionnelle et d'une originalité d'inspiration étonnante. Mais aussi, par l'adjonction d’œuvres d'art diverses - quatre ou cinq seulement à Paris, alors que l'exposition de Forli en comptait une soixantaine, en particulier Michel-Ange, mais aussi Fidia, Cosmè Tura, Antonello da Messina, Dürer, Pisanello, Bramante, Bramantino, Bronzino, Bambagia, Bernini, Canova, pour les anciens, di Previati, Mazzocutelli, Rodin, Klimt, De Chirico, Morandi, Casorati, Fontana, Melotti pour le modernes -, de permettre de voir en quoi Wildt est pétri de culture artistique et que ses références, réinterprétées avec une liberté qui n'appartient qu'à lui, sont nombreuses et riches.

Autre juxtaposition probante :  Le Prisonnier dit aussi Le Pendu, un marbre de 1915 (Collection privée) avec l'inoubliable Pietà de Cosmè Tura de 1460, qui est au musée Correr de Venise. C'est la pleine période expressionniste de Wildt et il emprunte au ferrarais les traits marqués et tourmentés jusqu'à la caricature  de l'homme qui souffre et agonise de douleur.

Proposé dans la salle consacrée aux oeuvres "mystiques" de Wildt, ce rapprochement était lui aussi frappant : derrière Le Rosaire, plâtre avec tresse d'or (qui existe aussi en marbre) de 1915-17, la toile de  Felice Casorati, La prière qui date, elle, de 1914 (Galleria d'Arte Moderna Achille Forti, Verona.)
Le visage fortement incliné de la femme, empreint d'une résignation tranquille et d'une intense mélancolie, la fragilité de liane du long cou et l'étroitesse des épaules évoquent, par leurs formes pures et idéalisées, une estampe asiatique traitée d'un coup de plume. Art dont Felice Casorati s'inspire manifestement dans sa peinture méditative. 

Près de la délicate Vierge au voile de Borgognone, (Pinacothèque de la Brera, Milan) qui déploie avec une infinie tendresse une légère mousseline au-dessus de son enfant qui dort, pour le protéger, cette Mère adoptive, un imposant (2,10m de haut) plâtre de 1917,(Venise, Fondazione Musei Civici di Venezia, Galleria Internazionale d’Arte Moderna di Ca’ Pesaro) pour un monument funéraire dédié à Maria Crespi Salsi. Wildt résout cette maternité par une élégante composition allongée et la serpentine. L'enfant déjà grand, est en fragile équilibre sur le linge tenu sa maman, qui porte une bougie allumée, symbole de la nouvelle vie qu'elle lui offre en l'adoptant. Maria Crespi Salvi, après avoir épousé deux maris, n'avait pu avoir d'enfant et décida d'en adopter un, lui donnant son nom et ses biens. Wildt ajoute, dans cette sculpture superbe, qu'elle lui apporta surtout la vie spirituelle et son amour. 

Pour avoir une idée de l'exposition de l'Orangerie, vous pouvez regarder ce petit film muet (on en a volontairement supprimé les commentaires car il est construit à partir de divers extraits télévisuels) qui balaye largement l'exposition de Forli en 2012. Cette dernière s'appelait, avec un meilleur sens de la formule que celle de Paris "Wildt, l'âme et la forme".

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