lundi 4 février 2008

ET POURTANT CE MONDE EST BIEN POUR NOUS

Vu hier soir le dernier film des frères Coen

No country for old men

Oui c'est un beau film, oui il est noir, oui il est violent, mais voilà, j'en ai marre de ces films dont on sort un peu malade, vaguement perturbé et méchamment secoué. D'ordinaire, chez les Coen, une trace d'humour vient relever le propos sombre. Mais là, pas une seconde pour respirer, on est en haleine d'un bout à l'autre et, après une fin proprement magistrale, comme rarement le sont d'autres fins de films, miroirs et désespoirs croisés, on sort complètement ébranlé du cinéma. Et on commence, ou on recommence à disserter sur l'opacité de la nature humaine, sur la nécessaire foi dans l'avenir qui devrait nous guider et l'inévitable désespérance qui nous vrille après de telles images.


J’ai toujours eu une propension marquée à adopter face aux événements de la vie une attitude un peu binaire dont le côté simplificateur exaspère parfois mon entourage, et que je cache soigneusement en société pour éviter de paraître simplette. Et pourtant, la recrudescence marquée des témoignages du comportement violent d’une partie non négligeable de l’humanité, me ramène à dire combien, selon moi, la nature humaine se divise en deux, les doux, et les autres. Les autres étant susceptibles à tout moment, ici et maintenant, sans que les raisons de ces dérapages soient réellement prévisibles, ni imputables à une époque ou à un lieu donné, de déraper. Il n’est qu’à suivre les halètements de l’histoire en termes de massacres et d’extermination, du nazisme au Rwanda en passant par la Yougoslavie toute proche ou les tueries actuelles au Tchad, pour admettre que, dans un pays donné, policé, développé, tout peut, à un moment, basculer dans l’horreur. Soudain, une partie d’une population la veille calme et civilisée, se révèle apte, par une alchimie dont on connaît les effets sans en analyser les déclencheurs, à massacrer l’autre, souvent plus nombreuse et pacifique, dans des conditions de sauvagerie proprement délirantes. Les récits qu’on en donne ensuite, qu’on découvre et qu’on égrène avec une régularité que rien ne vient apaiser, ont en commun la soudaineté d’une vague qui s’auto-alimente et enfle jusqu’à la démesure, une violence qui éclate comme si elle avait été trop longtemps contenue pour dériver vers l’enfer, comme une bouffée délirante faisant exploser sans préavis des refoulements ancestraux ou récents.

196 000 pages en français sur Google quand on tape génocide ! En première place, figure l’article de Wikipédia qui commence par une définition en bonne et due forme du terme de génocide : « l'extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d'un groupe ou d'une partie d'un groupe ethnique, national, religieux ou racial ». Autant dire que la définition est assez restrictive et que l’article n’englobe qu’une partie des massacres perpétrés dans des conditions épouvantables, de l’homme par l’homme. L’article d’ailleurs, se propose de recenser, d’une part les génocides reconnus comme tels, d’autre part les massacres dont le caractère génocidaire est discuté, et enfin les simples ( ???) massacres de l’histoire. Cette dernière rubrique, qui se contente plus ou moins d’énumérer les événements, renvoie à une autre page, « liste des massacres », dont la lecture sous forme de tableau synoptique, est impressionnante. On appelle devoir de mémoire la démarche qui consiste à consacrer un peu de notre temps, soi-disant rare mais ô combien « confortable », à reconnaître, c’est à dire un peu plus que connaître, ces faux pas de l’histoire que des milliers voire que des millions d’hommes ont payé, dans leur chair et dans leur âme, d’un prix exorbitant. C’est pourquoi je vous invite à consacrer quelques instants à la lecture de ces documents hallucinants qui égrènent des horreurs dont le critère de choix a été simplement, comme le dit l’article, « un nombre important de morts causés par d'autres hommes ».

Secouée par les récits multiples d’horreurs passées ou récentes, par des films qui déclinent la violence comme on raconte des fables à la veillée, par des nouvelles dont le ton est sans cesse plus cru, bouleversée par la lecture récente de « La Stratégie des antilopes » de Jean Hatzfeld, je me retrouve confrontée avec cette angoisse binaire qui me fait distinguer dans la nature humaine les doux et les autres. Les autres, ce sont ceux qui paraissent civilisés mais qui, du jour au lendemain, sont capables de basculer, de prendre un machette et de massacrer en chantant des centaines de personnes en quelques semaines. Non, ce n’est pas loin, là-bas, ailleurs, chez les sauvages ou dans un coin isolé de notre belle planète où les vertus civilisatrices ne seraient pas arrivées. C’est ici, et maintenant, c’est demain, n’importe où, n’importe quand : certains hommes sont des loups, des brutes, et peuvent, dans une situation qui soudain dérape, révéler la partie de folie, la part de sauvagerie, la part de brutalité que la susdite civilisation avait masquée en eux. Et je suis persuadée que c’est comme les spores des champignons, cela subsiste même aux grandes envolées civilisatrices, et cela peut surgir à n’importe quelle occasion, dès lors que la folie sera provoquée par la horde, la légitimation du groupe qui s’échauffe et se persuade que son action est légitime. « La Stratégie des antilopes » est le 3ème volet d’une série de reportages et d’interviews consacrés aux massacres de Tutsis. Le 2ème tome de cette série, « Une Saison de machettes », donnait la parole aux tueurs. Ceux-là étaient alors en prison, mais calmes, sereins, pas ou peu perturbés par leurs actes, dans tous les cas nullement traumatisés. Ils s’étaient comportés comme des monstres, méthodiquement, sans états d’âme, partant chaque matin tuer leurs voisins comme on va à l’usine ou au champ. C’est le discours qu’ont tenu ceux qui exterminaient les juifs, ce sont les mots qu’emploient les bourreaux inconscients de leurs actes dans le film « S21 la machine de mort khmère rouge », ce sont les termes qu’utilisent les soldats bosniaques pour essayer de décrire ce qu’ils ont vécu. Tous ont en commun une hébétude au souvenir de leurs actions qui les fait décrire l’indicible avec les mots du quotidien et expliquer comment, ce qui a posteriori relève de l’enfer, leur semblait quand ils l’ont perpétré, relever d’une logique quotidienne, incontournable et juste. C’est l’apparente sérénité de ces monstres d’un jour qui m’interpelle et me fait suspecter une césure entre ceux qui sont susceptibles de verser dans l’horreur, et ceux que je nomme les doux parce qu’alors, contre toute logique, contre tout bon sens, ils fuient, se laissent massacrer, et jamais, au grand jamais ils ne changeront de camp. Et naïvement, je regarde mes voisins en me disant que certains d’entre eux, si l’histoire leur ouvrait une brèche, s’y engouffreraient avec la parfaite bonne conscience des bourreaux que la civilisation a juste masqué, le temps d’une accalmie plus ou moins bienheureuse. Violence ethnique, religieuse, politique, violence sociale, violence d’argent, mais violence latente, larvée, maîtrisée, policée, toujours prête à surgir si les conditions soudain le permettent.
N’hésitez pas à lire
« La Stratégie des antilopes » c’est bouleversant, et superbement écrit, cela se dévore, ça fait mal, ça fait peur, mais c’est rédigé dans une langue tellement belle et pure qu’on se laisse porter par le flot de ces témoignages poignants. Quant à moi, cela m’a donné envie de lire un roman du même auteur, La ligne de flottaison, dont j’aurai peut-être l’occasion de vous en parler.

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