La journée avait plutôt bien commencé, par un de ces levers de soleil sur Talmont qui rendent lumineux le chemin vers le boulot. Quand le soir est arrivé, les scories de la journée avaient quelque peu émoussé l’énergie des troupes, et un changement d’air s’imposait. Bordeaux, le Grand Théâtre de Louis, les ors étincelants de son foyer récemment restauré, la perfection majestueuse de son voile de pierre, l’élégance raffinée de son escalier monumental, cela suffit déjà à vous changer les idées quand elles sont noires. Et si l’objet du voyage est la Flûte Enchantée, il faut avouer que la détente est alors à son optimum.
J’avoue que la mise en scène de Laura Scozzi m’a, dans un premier temps, heurtée. Situer l’action dans une station de ski autrichienne des années 60, dans un délire de couleurs criardes avec un Papageno en blouson noir, une Tamina genre poupée Barbie première génération et un Tamino grand nigaud affublé d’une doudou pastel et d’après-skis ringards, me paraissait gratuit et superflu. Mais j’ai rapidement adhéré au spectacle tant il était drôle et pétri d’humour. Le public riait aux éclats et j’ai suivi le mouvement sans bouder mon plaisir.
Pour sortir de là enchantée mais foncièrement mal à l’aise : la réinterprétation des idéaux du Siècle des Lumières célébrés par Mozart, à grandes tartines de prêchi-prêcha maçonnique, en célébration trépidante de nos penchants consuméristes, avait quelque chose de terriblement dérangeant. Car le trait était cruel et parfaitement ajusté. Nos aspirations de pacotille, notre divinisation des loisirs, notre élection de la société de consommation comme nouvel idéal de vie, notre croyance matérialiste en l'accumulation palpable de moyens de jouissance, en vue d'une démultiplication de cette jouissance, nos rêves infantiles de valorisation de soi et de satisfaction de tous nos désirs, tous ces travers qui font des temps modernes une nouvelle ère consacrée au bonheur exclusif de posséder et de se distraire, étaient dénoncés par cette mise en scène en apparence loufoque. La sécularisation des pouvoirs divins évoquée par le livret de Shikanader dérape ici de façon catastrophique et l’homme perd toute dimension morale au profit d’un hédonisme outrancier. L’amour lui-même est raillé et gommé de cette perspective où tout n’est qu’apparence et grossières illusions.
Le combat de la lumière contre la nuit, les illusions et les tromperies permettant l'instauration d'un ordre nouveau sont revus et corrigés selon un ordre qui est marqué au sceau du marketing et du triomphe de la civilisation des loisirs. Le collège des sages de la Loge, qui symbolisent la justice parfaite, l’égalité et la fraternité, se révèle une troupe de sinistres fêtards essentiellement préoccupés de bronzer, de jouer au golf ou de déguster du Cognac. Sarastro a l’allure un peu équivoque d’un chef de gang qui se chercherait une respectabilité grâce à une équipe de gardes du corps évoquant sans coup férir celle d’un homme politique, un peu hâbleur et très médiatique. Quant à la sagesse à laquelle accèdent enfin les deux héros, reconnus aptes, grâce à la force de leur amour, à recevoir l’enseignement philosophique, elle se résume à une garden-party où le barbecue règne en maître et qui fleure le week-end à plein nez. On sort de là un peu perturbé par cette vision sans concession de nos nouveaux idéaux !
Quant au côté musical de la soirée, le chef, Darrel Ang, dirigeait avec beaucoup de finesse et d’élégance un ONBA en formation Mozart vaguement rétif, plutôt indiscipliné et très agité ! Très du genre : « on vient faire nos heures, faut pas nous en demander plus ». Il a eu du mal à leur impulser son tempo et sa lecture de la partition. Mais il a fini par les reprendre à peu près en main et j’espère pour lui que les autres représentations seront plus proches de son souhait. Nous assistions à la première et on sentait très fort les réticences de l’orchestre à suivre ce chef qui n’est pas « le leur ». Les chœurs étaient plus au diapason et se sont pliés aux modulations qu’il attendait d’eux. Le reste de la distribution était globalement équilibré, sans voix remarquable mais sans catastrophe non plus. J’avoue cependant ne pas avoir aimé les sonorités métalliques d’Aline Kutan qui incarnait une Reine de la Nuit tellement pulpeuse que c’en était gênant. Par contre, tous les chanteurs étaient d’excellents acteurs, vifs, alertes, habiles à interpréter leur rôle selon la trame décidée par Mozart et corrigée par la metteure en scène.
Globalement donc un spectacle décoiffant et terriblement critique qui ne pouvait pas laisser indifférent. Le côté loufoque gommait, du moins en apparence, ce que la mise en scène avait de cruel, et c’est heureux car le public est sorti ravi !
Nous avons, quant à nous, terminé la soirée au nouveau restaurant du Grand Théâtre, qui a changé de direction, de nom et de style : le café Louis est devenu le Café de l’Opéra, on y mange nettement mieux, le service y est très sympathique et d’une efficacité redoutable. Et pour ne rien gâcher, l’ensemble de jazz qui animait la soirée était excellent.
Très mitigé sur ce spectacle on dirait, le resto a dû faire l'objet de revoir la pièce dans ses détails non ?
RépondreSupprimerJ'adore tes descriptions Michelaise. On a l'impression d'y être, tant tu n'oublies absolument rien... tant pour le contenant et les exécutants que pour le contenu et le souffle ressenti dans la salle. J'adore le théâtre (même si on y parle et y chante parfois) presque autant que le ballet mon premier grand amour artistique d'enfance et d'adolescence!
RépondreSupprimerLe plaisir de fréquenter un lieu comme une salle de théâtre, un amphithéâtre, un Opéra, c'est tout simplement WoW! Ce sont des soirées de bonheur sans parler des rencontres qu'on y fait!
En effet Gérard, mitigés car l'approche était très cruelle, pour nous et notre société et que nous en avons ri ! En effet le temps du dîner "après" est toujours un moment très agréable de partage des impressions, de meilleure compréhension de ce qu'on vient de voir, de relecture.
RépondreSupprimerMerci Esther, tu es vraiment gentille de me dire cela car parler d'un spectacle vu à des gens qui ne le verront pas (mes "lecteurs habituels", sans tomber dans le plagiat de la critique, la vraie, tout en donnant son avis au cas où quelque spectateur cherchant des infos sur l'opéra passerait par là, c'est assez périlleux comme exercice !! Ton commentaire me fait donc vraiment plaisir !
Sommes-nous terriblement traditionnelles?
RépondreSupprimerJe pense que je n'aurais pas trop apprécié moi non plus.
Peut-être Laura Scozzi s'est elle dit"à personnages improbables,mise en scène improbable"?
Tu te souviens de ma Flute à Castelnau?
http://autourdupuits.blogspot.com/2009/08/la-flute-enchantee.html
Je pense qu'elle était tout de même plus soft.
Chaque fois que je suis déçue par un spectacle,cela passe mieux si le cadre lui était à la hauteur,comme le théâtre de Bordeaux
Pas déçue à proprement parler, interpelée par la cruauté du propos, tant à l'égard des idéaux maçonniques raillés sans retenue qu'à l'égard de notre société de consommation franchement épinglée. Ta Flûte était légère et gaie, la mienne était loufoque et grave !!!
RépondreSupprimerConnais-tu le GTB ce chef d'oeuvre architectural de V.Louis qui nous enchante à chaque spectacle ???
Oui je connais le GTB, je sais que l'on peut maintenant le visiter sur RDV ayant de la famille à Bordeaux,je me rends régulièrement dans cette ville que je trouve magnifique et qui a été restaurée d'une façon remarquable,même le tramway y est bien intégré,il aura coûté une somme considérable,mais au moins dans le centre historique l'alimentation se fait par le sol.
RépondreSupprimerDe toutes les lignes que j'ai pu étudier sous une de mes casquettes c'est la mieux pensée
Interessant votre point de vue, ma fille de vingt ans est allée voir ce spectacle et en est sortie complètement désarçonnée... interloquée... je lui envoie le lien de votre blog pour qu'elle lise votre message... elle avait l'intention de chercher sur le net des infos sur l'opéra lui-même et sur le spectacle pour mieux comprendre...
RépondreSupprimerAloïs, c'est ta fameuse cousine éventée... oh pardon !!!! d'Evento ! Moi qui suis bordelaise, j'ai passé ma jeunesse à rêver Bordeaux telle que Juppé nous (pardon leur...) l'a réalisée... je me disais que, sans les voitures, sans les hangars, avec une remise en valeur ce serait magnifique, et de fait, c'est plus que magnifique !! un plaisir de s'y baguenauder, d'aller de terrasse en promenade... bref une ville devenue délicieuse !
RépondreSupprimerCatherine, je suis absolument ravie de votre visite ! Normal que votre fille, 20 ans, ait été désarçonnée... Moi, 55 ans, qui ai vu La Flûte plus souvent qu'à mon tour, j'ai d'abord été exaspérée, puis j'ai ri avec tout le monde, c'était fait pour et en tant que tel, réussi, puis j'ai réfléchi au fait qu'on nous a fait rire en titillant les côtés burlesques de nos travers !
Fallait-il en passer par là ? Comme dit Aloïs "à personnages improbables, mise en scène improbable ?" C'est vrai que le texte du livret comporte une partie un peu ridicule qui mérite qu'on le raille... Il faut avouer que la mise en scène d'un spectacle aussi célèbre, autant de fois joué, interprété, revu et corrigé, doit être une gageure. La recherche à tout crin de l'originalité, de "l'idée neuve" est une tentation pour les metteurs en scène. L'idée de Madame Scozzi se défend, même si elle l'a traitée avec une outrance totale. Dont on peut se demander si elle ne distrait pas trop de la beauté de la musique : difficile en effet d'apprécier l'air de la Reine de la Nuit tant la chanteuse est une caricature (et sa voix un peu trop métallique en prime)...
Non Michelaise, encore pire,le frère de mon père professeur de psycho-pédagogie à la faculté de Bordeaux,tout un programme!!!
RépondreSupprimerOui Michelaise Bordeaux est devenue une ville délicieuse,je me suis promis d'y passer un WE sans la faculté.............
Que dire de cette flûte? Vous avez tout dit, que la partition originale est gravée en nous, c'est ce que je peux ajouter très modestement...
RépondreSupprimerBordeaux, je confirme est une très belle ville, je l'avais dit à Lorenzo mais je te le redis! Avec son centre historique,ses places qui lui donnent un peit air italien ses quais... et son théâtre? N'ayons pas peur des mots, splendide!
merci à tous de partager mon enthousiasme pour bordeaux !!! cela fait plaisir de voir cette ville, parfois critiquée, appréciée à sa juste valeur !
RépondreSupprimerComme tu sais si bien le faire tu apportes ici une vraie critique de ce spectacle, à la fois positive et à fois négative, sans concession. J'aime et j'admire cette capacité que tu as à analyser un spectacle qu'ils soit théâtral, musical ou de cinéma.
RépondreSupprimerJ'ai eu la chance de voir la Flûte enchantée... il y a très, très longtemps et je n'ai évidemment pas retrouvé "ma" Flûte enchantée au travers de ce que tu dis de ton spectacle.
J'avais 1é ou 13 ans et c'était à Salsbourg, la ville même de Mozart. Le spectacle était en allemand bien sûr et je n'avais compris que ces 2 mots "Sie kommt, Sie kommt" lorsque la Reine de la nuit arrivait. Malheureusement je ne suis guère capable d'en comprendre davantage à l'heure actuelle. Bien qu'ayant fait allemand 1ère langue, il ne me reste rien de ces années d'apprentissage.
A propos de cette Flûte qui m'avait enchantée, le spectacle était un spectacle de marionnettes. Des marionnettes géantes qui mesuraient pas moins d'un mètre de hauteur. C'était absolument magnifique et l'on oubliait totalement les fils qui permettaient aux manipulateurs de mouvoir les personnages tant le "jeu" était prenant. Je garde un souvenir émerveillé de ce spectacle qui avait permis à la petite fille que j'étais de découvrir Mozart...
Tu viens de me remettre en mémoire de bien jolis souvenirs. Merci Michelaise !
Oxy, quel joli souvenir les marionnettes de Salzbourg... depuis plusieurs années maintenant, le texte des opéras est traduit au-dessus de la scène avec un "prompteur"... au début quelques esprits chagrins, surtout préoccupés de garder intact l'élitisme qui règne encore en maitre dans les publics d'opéra, se sont insurgés devant cette "facilité" qui, pourtant, arrange bien la compréhension du spectacle. Même si on le connait, même si on l'a déjà vu, on parle rarement allemand, italien et anglais couramment ! donc cela aide bien !
RépondreSupprimerLes circonstances de ta découverte de Mozart montrent combien c'est important de rendre accessible ce qui est, à tort, supposé réservé aux connaisseurs. Mais il faut tout faire pour que ceux qui viennent pour la première fois ne s'ennuient pas ! Et là, la qualité compte, toujours...
Ta critique si détaillée donne envie d'en savoir plus à propos de ce spectacle. Être "heurtée" par un spectacle peut-être positif même si dans ce cas précis, cela a l'air un peu "excessif" peut-être ?
RépondreSupprimertu as parfaitement raison Astheval, le spectacle, même heurtant est à voir... car après c'est NOTRE société de consommation qui est épinglée !
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