Alter était fasciné par une carte représentant tous les naufrages qui ont, d’année en année, de siècle en siècle, endeuillé l’île d’Ouessant. Impressionné tant par les centaines dépaves qui jonchent les fonds à proximité des rochers déchiquetés de l’ile, que par la dangerosité fatale de ces côtes inhospitalières. Je vous ai déjà conté par le menu l’histoire dramatique du Drummont Castle, mais une autre pratique mérite qu’on s’y attarde, d’autant qu’elle semble, sous ce nom sinon sous cette forme car j’ai du mal à croire qu’elle n’existe pas ailleurs, c’est la proëlla.
Malgré son petit accent gastronomique, il ne s’agit nullement d’une recette ou d’une spécialité culinaire, mais d’une tradition qui s’appliquait tant aux disparus autour de l’île que la mer avait engloutie sans rendre le corps qu’aux disparus lointains qui étaient morts lors des longues missions qui les emmenaient loin des leurs et dont, souvent, ils ne revenaient jamais, perdus en mer, ou morts en terre étrangère. Le nom de la cérémonie qui permettait aux vivants de faire leur deuil et sans doute aussi de rendre officielle la mort du perdu en mer en cas de naufrage sans repêchage du corps, trouve son étymologie selon les uns dans l’expression latine « pro illa » (à la place de… ici, à la place des funérailles), ou bien dans le mot latin procellla (ourgan, tempête) ou enfin, selon d’autres, affiche une origine bretonne : « bro » (pays) et de « elez » (rapatriement).
Privée de funérailles, la famille avait de plus sur le cœur le fait que son disparu n’avait pas été inhumé en terre chrétienne. Lorsque l’annonce du décès parvenait à l’île, souvent après plusieurs mois, le clergé chantait un service pour le repos de l’âme du défunt. S’il s’agissait d’un naufrage proche d’Ouessant, on attendait un temps raisonnable afin que la mer puisse rendre le corps du noyé, et si tel n’était pas le cas, l’oncle ou le parrain du mort allait, accompagné du curé, prévenir son épouse qui, dès lors, prenait le statut officiel de veuve. Car finalement cette cérémonie avait aussi l’avantage de « légaliser » le décès du disparu, et de permettre à la vie de continuer.
Sitôt le décès admis, le curé et son triste messager allaient à l’église chercher la croix d’argent et une petite croix faite de deux morceaux de mèche de cire (la proëlla, la croix a le même nom de la cérémonie) que l’on portait, à la nuit tombée, en procession et en récitant des prières, au domicile du disparu. Dans le Penn Brao, c'est-à-dire dans la partie de la maison utilisée pour les grandes occasions, littéralement « le bout joli », on dressait une chapelle blanche. Devant la croix d’argent installée à l’extrémité de la table proche de la fenêtre, on posait deux dessus de coiffe « koricher » placées en croix, au centre desquelles on posait la proëlla. Deux chandeliers de verre, une coupe contenant de l’eau bénite et un rameau de buis complétaient l’agencement. Au 20ème siècle, la photo du défunt s’ajoutera au dispositif. La veillée funèbre pouvait commencer et la famille, entraînée par une femme âgée, souvent une sœur tertaire du Carmel, priaient autour de la table. Les amis et proches pouvaient venir rendre hommage au défunt, bénir le « corps » et présenter leurs condoléances à la veuve.
Le lendemain, après l’office des morts, la proëlla était déposée dans l’église paroissiale au sein d’urne de bois, qui existe encore contre le pilier du chœur, près de la statue de Saint Joseph. Lors d’une mission ou à l’occasion d’une visite de l’évêque, ce coffret était vidé dans une fosse au cœur du cimetière de Lampaul, sous un petit mausolée portant l’inscription « Ici, nous déposons les croix de proëlla, en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays dans les guerres, les maladies et les naufrages ». L’urne, le mausolée sont encore là, la croix de cire a été photographiée dans l’écomusée de l’île, et l’image que j’ai ajoutée au montage provient d’une bande dessinée, Le Sang de la Sirène, qui narre par le menu cette cérémonie à l’occasion de la disparition du héros que la mer a jalousement gardé.
Je suis née à Nazaré, petite ville de pêcheurs qui a aussi payé un long tribut en vies humaines à la mer et votre récit me rappelle les femmes, jeunes et moins jeunes, habillées en noir croisées dans les rues de Nazaré ou assises sur le sable de la plage à attendre le retour des barques! À l'époque, le port n'existait pas, et quand la mer était mauvaise, les barques se retournaient comme des coquilles de noix parfois à quelques mètres seulement du rivage!
RépondreSupprimerÇa me rappelle aussi, les processions auxquelles j'ai participé quand j'étais gosse!
***Merci pour le partage et belle journée*******
Merci pour cet article très intéressant Michelaise ! J'espère que ta box se remet !
RépondreSupprimerPassionnante cette tradition.
RépondreSupprimerMerci Michelaise, de nous la faire partager.
Bon week-end
Eh bien Michelaise, tu es vraiment une source d'informations variées et passionnantes.
RépondreSupprimerMerci pour cet épisode breton qui ne manque pas d'originalité.
Merci de nous raconter cette émouvante cérémonie avec précision. Dans sa traduction de l'indicible, le rite est nécessaire à l'apaisement.
RépondreSupprimerAnne
C'est triste, comme coutume, mais c'est aussi terriblement émouvant : faire vivre une dernière fois ceux que la mer a pris pour mieux les laisser partir ! Ah la Bretagne...
RépondreSupprimerBisous, bon week-end !
Bonjour, Michelaise.
RépondreSupprimerOuessant méritait bien ce billet si interessant.
Merci beaucoup.
Et j'apprécie beaucoup aussi la présentation...je parle de la toile de fond...
C'est très beau.
Bonne journée.
Je t'embrasse.
Cildemer, ta photo sur ton blog étoilé est superbe et sans doute plus ou moins de Nazaré... oui ces femmes de pêcheurs ou de marins étaient méritantes et courageuses et il est bon de leur rendre hommage... ravie de t'avoir rencontrée, grâce ou envers Ségolène !! je te dédie d'ailleurs mon billet de demain, à cause du titre (en panne d'internet je prépare mes billets et les programme à l'avance !!)
RépondreSupprimerAstheval, MOnsieur Internet et Monsieur SFR ont décidé qu'il fallait au moins une semaine pour voir ce qui ne va pas sur mon réseau, charabia indigne mais effet garanti... toujours les marches du centre social, joyeuse ambiance...
RépondreSupprimerAlba, Oxy, Anne, ces rites sont en effet tellement émouvant quand on en comprend le sens... et la charge humaine qui les a créés et maintenus... il est toujours un peu triste de les voir disparaitre
RépondreSupprimerBen oui Koka, ce sont des gens bien, humainement parlant, ces bretons !! même si, parfois, ils nous semblent un peu à part !!
RépondreSupprimerMerci Herbert, tu es un fidèle tellement inconditionnel que je ne sais comment te remercier ! mais au fond, la Bretagne est si belle qu'on n'a guère de mérite à faire de belles photos ! désolée d'être en pointillé sur vos blogs, mais le campement sur les marche du centre social de meschers n'est pas très commode pour bloguer !
RépondreSupprimer