samedi 29 janvier 2011

SYMBOLES DE MELANCOLIE

Si le critère de réussite de visite d'une exposition se mesure à la tranquillité de sa fréquentation, pas de doute que "Le monde de Lucas Cranch" au BOZAR de Bruxelles fut un échec total. Il faut dire que lorsque nous l'avons parcourue, c'était le dernier jour de cette manifestation prestigieuse, et tous les clubs du 3ème âge de Belgique et de Navarre semblaient s'y être donné rendez-vous. D'où un parcours laborieux au ras des toiles, toujours coincés entre deux groupes agités, dont le guide exposait à voix forte les détails supposés pittoresques de chaque peinture.

Cette exposition replace l’oeuvre de cette personnalité de la Renaissance allemande dans le contexte social, culturel et artistique de son époque. Peintre de cour, il a aussi fréquenté de grandes autorités comme Martin Luther, et son atout majeur, celui qui fait une grande partie de sa notoriété, a été de libérer la nudité, en particulier féminine, en usant d'une réelle sensualité qui est de bon aloi aujourd'hui. J'avoue que Cranach m'ennuie un peu et que ses exercices de style pour commanditaires éclairés me paraissent assez froide. Je sais, mon appréciation n'est pas culturellement correcte en ces temps où il est de bon ton de s'être mobilisé pour permettre au Louvre d'acheter une de ses oeuvres, mais il serait hypocrite de me prétendre enthousiasmée par cette peinture raffinée certes, mais finalement très conventionnelle.
On découvre aussi, au détour des salles, les liens étroits qui unissaient Cranach à ses contemporains d’Allemagne, d’Italie et des Pays-Bas, tels Dürer ou Metsys. J'avoue, quant à moi, avoir une prédilection particulière pour ce dernier, dont la virtuosité me transporte toujours . Cette exposition complétait fort agréablement le voyage à travers une période passionnante de l’histoire de l'art européenne que les trois expositions, France 1500, de Van Eyck à Dürer et Cranach nous ont permis de faire.

Je vous propose en matière de parcours de cette dernière étape, la vision confrontée entre la Mélancolie de Dürer, gravure nerveuse et foisonnante de 1514, et la réponse qu'en fit Cranach quelques années plus tard, interprétant le sujet avec l'élégance un peu affectée qui le caractérise.

Depuis la période classique "La Mélancolie" est considérée comme un état dépressif de l'esprit qui enlève à l'artiste tout enthousiasme pour son travail. De nombreux astrologues de la Renaissance pensaient que sa guérison pouvait être favorisée par l'action d'un carré magique, comme celui de Jupiter qui apparaît dans le coin supérieur droit de la gravure de DÜRER. Le carré est magique parce que l'addition des nombres de chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale donne le même résultat, ici 34. Le 3 symbolise la vie finie et limitée du monde physique; et le 4 figure le royaume infini de l'esprit et du cosmos. Leur produit est 12, (le numéro de la carte de tarot qui correspond au pendu), qui à son tour symbolise l'union de la vie physique et de la vie spirituelle.

L'inventaire des éléments présents dans la gravure égrène nombre d’objets et d’ornements, dont certains sont limpides alors que pour d’autres, le sens reste encore incertain.

• L’ange assis, figure principale de la composition et tenant sur ses genoux un livre, alors qu’il tient un compas à la main, est en général admis au féminin. On y voit la figure de la mélancolie elle-même, ou/et de la géométrie. Une bourse et des clés pendent de sa ceinture.

• Le putto assis près de lui, sur une roue de meunier semble endormi : son support symbolise à n’en pas douter, la roue de la fortune.

• Derrière eux, le coin d'une construction mal définie (maison, piédestal) présente, accrochés sur ses murs de nombreux instruments. Un sablier, bien évidemment figuration de l'écoulement du temps renforce la posture d'attente qui semble baigner le monde angélique du premier plan. Toutefois il est représenté au moment où les deux bulbes sont également remplis, suggérant ainsi un certain équilibre statique comme celui de la balance à sa gauche ou la cloche à droite. Ce sablier est surmonté d'un cadran solaire, dont le gnomon ne projette nulle ombre, tandis que celle du sablier est bien marquée sur le mur.

• Sur le sol, d’autres outils, un creuset sur le feu, une sphère, un lévrier et un polyèdre. La signification de ces objets est encore débattue, même si l’on ne doute pas qu’ils soient liés à l’hermétisme chrétien. De nombreuses confréries ramifiées en sociétés secrètes fleurissaient dans les années 1500 et il n’est pas invraisemblable que Dürer ait appartenu à l’une d’elles.


La date 1514 qui apparaît à côte du monogramme de Dürer, figure aussi dans le carré magique. Elle n'est probablement pas anodine et fournit peut-être l'une des clefs de lecture de l'œuvre, renforçant l’interprétation apocalyptique de la Melencolia. Nous aurions ainsi un monde divin et angélique en posture d'attente, avant que la clochette au-dessus du carré magique ne retentisse, ou que le sablier ne soit totalement épuisé… ce qui ne se produira qu'à la fin des temps, c'est-à-dire au moment limite et intemporel représenté par la quadrature du cercle.


Avec cette peinture datée de 1532 Cranach reprend en écho le même thème, selon une mise en page qui peut sembler, à première vue, assez proche. Les éléments symboliques en sont cependant assez différents et la lecture est moins ésotérique.


On retrouve le lévrier, mais les symboles sont ici clairement malfaisants.Lucas Cranach nous entraine dans le monde du péché et de la luxure. L’ange ailée, que l’on peut ici strictement qualifier de dame, est habillée de rouge et son regard ambigüe semble une invite séductrice et tentatrice. Elle est occupée à tailler une branche d’un geste mécanique et un peu amorphe qui serait une façon nonchalante de tuer le temps. Pas de sablier ni d’instruments savants, pas plus de carré magique non plus. Par contre, des perdrix symboles de la tentation, voire de l’adultère, et surtout, en haut à gauche un sabbat de sorcières et de diables viennent ici contredire l’impression de sérénité de la toile.



La nuée agitée de danses démoniaques représente sans nul doute les puissances diaboliques qui, selon Luther sont responsables de toute « la tristesse, les épidémies et la mélancolie ». Ainsi, même le jeu des enfants devient suspect, toute action inutile ou tournée seulement vers la recherche du plaisir, pour meubler l'oisiveté, se révèle une source de damnation possible. Remarquez simplement pour finir la visite, le petit personnage armé d'une lance élégamment posé sur le couvercle de la précieuse coupe à gaudrons qui repose sur la table basse. J'ai beau ne pas être une inconditionnelle de Cranach, il me faut bien admettre que la délicatesse de son trait est remarquable.

15 commentaires:

  1. Ton billet m´a beaucoup intéressé

    Bon dimanche

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  2. Merci pour votre passionnante publication mettant en parallèle deux interprétations de la mélancolie. Celle de Cranach ne pourrait-elle pas être considérée comme un peu misogyne?
    Anne

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  3. Merci Alba. Oui Anne Cranach est mysogine, mais la notion est moderne, il est normal au début du XVIème de considérer que la femme est une tentatrice. C'est culturel et si l'on prend bien soin de recommander aux femmes de ne pas user de façon débridée de leurs atouts de séduction, elles n'en restent pas moins désirables. Donc, source de damnation possible si l'on est incapable de maitriser l'attirance qu'elles provoquent voire entretiennent.

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  4. L'ailé Pégase m'a conduite ici à défaut de la source des muses...
    Ah l'humeur noire !
    J'aime la gravure de Dürer et les interprétations que l'on peut faire de ses symboles...était-il Franc-maçon ? souvent il nous représente des compas...
    L'ange féminin de Cranach à une couronne qui fait penser à la couronne d'épines...le putto qui se balance m'évoque le mouvement pendulaire du temps et un aller retour incessante entre...le jour et la nuit, le bien et le mal, l'interrogation et l'hésitation de nos pensées...finalement ave moins d'éléments une peinture amenant à la réflexion à partir des fruits (vanitas) jusqu'à la nuit du 30 avril (walpurgis) !
    Bon dimanche
    josette

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  5. En effet un homme qui vous offrez de retour de la chasse une paire de belles perdrix avait une idée ... et pas que derrière la tête ! lol ! symbole "galant" qui a perduré dans la peinture assez longtemps XVIe,XVIIe et même peut-être une partie du XVIIIe ...
    Je ne suis pas tout à fait d'accord avec toi sur Cranach qui m'a personnellement toujours fascinée par son vocabulaire graphique extrêmement original et personnel, et à contre courant pour son époque même s'il fait des "séries" pour répondre aux commandes ... Le problème des files d'attente et de la difficulté de regarder les toiles avec 100 personnes devant soi c'est le mauvais côté de l'accés à la culture. Comment faire aussi pour échapper à la marchandisation de la Culture et au diktat des "Grandes Expositions" qui en découlent ? Au détriment d'ailleurs de grands pans de culture qui sont considérés comme"non rentables"! Bon Dimanche à toi

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  6. Encore une fois époustouflant!

    Je ne sais pas si le 9 février jour où je vais visiter l'expo consacrée à Cranach je verrai les trois autres tableaux représentant la mélancolie.
    Celui dont tu nous parles est celui qui est habituellement au musée de Colmar à moins que je me trompe masi je ne crois pas.

    Lorsque j'y étais allée il y a deux ou trois ans j'avais noté ceci sur mon calepin ,relevé sur une fiche à disposition

    "Cranach reprend quelques éléments de la composition touffue de son contemporain en l'allégeant et en en retournant le sens de manière péjorative. "
    "Cranach, adoptant la vision de Luther qui n'y voit que complaisance envers soi-même mère de tous les vices, retourne l'image : la jeune femme ailée, différentes de la belle figure méditative, taille une branche, occupation absurde et vide ; les perdrix, symboles de luxure picorent, le chien se repose au lieu de veiller, les enfants occupés à jouer... Tous ces êtres sont indifférents à la déferlante démoniaque"

    Cela rejoint tes propos comme quoi tu nous étonneras toujours!

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  7. Passionnant ! merci Michelaise pour cette leçon magistrale...

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  8. Tes billets sur les détails des tableaux sont passionnants. Merci Michelaise.

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  9. Ah oui Josette j'avais aussi cru à une couronne d'épines pour finalement y voir de petites feuilles ! et je n'avais pas vu le jour et la nuit, pourtant ça arrache les yeux !
    COmme quoi, tu vois, Aloïs, on n'est jamais assez attentif aux détails et aux sens. Ces peintures sont forcément pleines de sens, les peintres du XVIème ne faisaient pas dans le romantique et le gratuit anecdotique !! C'est pour cela que j'aime, comme vous, comprendre !

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  10. Ben dis-donc, quelle ambiance !

    La première fois que j'ai vu Cranach, c'était dans une expo sur la femme à Toulouse, il y a bien longtemps. Je me rappelle encore l'impression donnée.
    C'est vrai qu'il est intéressant de déchiffrer les symboles, toujours présent au Moyen Age.

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  11. Passionnant ton billet.
    Et merci, cela m'a permis de savoir qu'il y avait une expo au musée du Luxembourg, je sens que je vais faire une petite virée en avril à Paris...car j'avais beaucoup apprécié pour ma part ceux rencontrés en Allemagne.
    Bonne semaine

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  12. Ah bon, Martine, toi aussi tu "vires" à Paris en avril décidemment le printemps nous attire ! Tu iras peut-être voir Carnach donc...
    Certes Béatrice, Cranach et la femme, c'est vraiment le thème qui convient pour l'apprécier et le découvrir

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  13. A la tour Jean sans Peur, en plein centre de Paris, il y a toujours des expositions intéressantes sur le Moyen Age .A la rue Etienne Marcel, à deux pas des Halles et de l'église St Eustache.

    En avril à Paris... cela pourrait faire une motivation de rencontre de blogeuses. J'en ai rencontré deux la semaine dernière.
    Faudra me dire combien de boîtes de chocolat je dois amener. Nous en reparlerons, j'espère.

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  14. Bonsoir Michelaise. J'étais déjà venue hier soir mais n'avais pas eu le temps de lire tout ton article. Je suis donc revenue et te remercie franchement pour la richesse du contenu ton article. C'était tout simplement passionnant. Ton érudition est impressionnante et c'est vraiment sympa de partager toutes tes connaissances avec nous. Un grand merci à toi !

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  15. Je crois toujours aux sons de sirènes, en restant prudent quand même.

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