Depuis bientôt une semaine, je suis muette, tétanisée et je ne sais pas trouver les mots. La vertu de compassion est sans doute la plus difficile à exercer, tant son usage est toujours sur le fil du rasoir, coincé entre l'apitoiement, évident, et l'empathie, hors de notre portée dans ces circonstances. Bien au chaud dans nos chaumières, abreuvés d'images terribles, nous ne pouvons qu'éprouver un sentiment d'immense pitié pour les victimes de ces catastrophes conjuguées, du tremblement de terre qu'on a presqu'oublié, aux menaces nucléaires en passant par le tsunami. Mais la pitié, au sens moderne, dérape si vite vers le mépris, même inconscient, qu'elle est impossible à dire, sauf à en retrouver les racines premières. Alors on glisse dans le compassionnel, cet ersatz de miséricorde qui nous tient lieu de bonne conscience.
Quant à la révolte qui nous prend, une juste révolte pourtant, elle se révèle au fond d'un égoïsme gênant. Car c'est en rapportant les peurs et les angoisses provoquées par la situation présente à notre propre environnement que nous nous retournons contre l'inconscience présumée de nos gouvernants, de ceux qui sont censés avoir organisé un complot contre notre sécurité, ou je ne sais quel délire facile. C'est trop simple de dire "c'est de la faute de... c'est de LEUR faute...", et ce n'est pas digne de ceux qui souffrent de ne leur offrir QUE cela. Certes, il faudra faire des audits et ouvrir un débat, mais pour le moment le sujet n'est pas là.
Si les humanistes la prônent, certains philosophes perçoivent la compassion avec méfiance, voire avec ironie, estimant qu’elle « n’engage à rien, d’où sa fréquence » (Cioran). Nietzsche l’a considérée avec défiance et répugnance, flairant dans ce "sentiment émollient et sournois la tanière où résident les plus grands dangers » provoquant, selon lui, une déperdition de force, de vitalité, redoublant les maux et propageant la souffrance. Ils n'aiment pas en elle qu'elle soit la valeur fondamentale de toutes les religions importantes. Le Boudhisme la définit comme l'aspiration d'éteindre toutes les souffrances, et la compte parmi les quatre facultés d'amour essentielles, les Incommensurables. C'est un des moyens d'atteindre l'Esprit d'Eveil, et à ce titre elle incite le pratiquant à prendre sur lui les souffrances de l'autre.
Dans l'Islam la compassion est représentée par le concept de Zakâh, complémentaire au processus du Ramadan, durant lequel le jeûne symbolise en partie la solidarité envers les êtres qui souffrent, que cela soit de faim ou d'autre chose. Le Zakâh est plus une obligation socio-politique, dont la mise en oeuvre est toujours pragamatique.
Pour les juifs, c'est une question importante qui relève du désire de voir s'établir une société fondée sur la justice. La Tsedaka qui désigne dans le judaïsme l'aumône et la charité, trouve sa source dans la Bible. Elle implique une solide éthique d'entraide et de solidarité.
Pour les chrétiens, cette notion évoque un sentiment de fraternité humaine, incitant à effectuer des actes de charité et de partage, pour secourir son prochain. De la parabole du Bon Samaritain, qui met l’accent sur la proximité du moment et non de la plus facile proximité culturelle, à La Chartreuse de Parme, la pitié et la compassion sont présentés comme des sentiments humains fondamentaux. Bernanos portera cette vertu à son apogée dans son Journal d’un curé de campagne ou dans l’Histoire de Mouchette, en suggérant le sacrifice en lieu et place de la victime. Ce que sont en train de vivre les gens qui s’activent dans les centrales en folie, pour tenter d’arrêter les réacteurs et de sauver des centaines de milliers de personnes. Nos doléances dans ces conditions sont plus proches de lamentations que d'une véritable compassion.
Et pourtant... on doit aussi s'émouvoir, et exprimer cette émotion, fut-ce de façon maladroite et stérile, participe de notre humanité. Quand la terre a tremblé en Haïti, j'avais proposé une minute de silence, individuelle, devant chaque ordinateur, simplement par respect pour la douleur. Aujourd'hui je me livre à l'analyse de la notion de compassion afin que nous ayons conscience que nos bons sentiments ne sont que des émotions faciles, que seuls des êtres endurcis sont incapables d'éprouver. Mais il ne faut pas que d'avoir "participé" au compassionnel ambiant nous exonère de dignité, fut-ce dans les jugements ou critiques que nous émettrons par la suite. Restons dignes dans la pitié, évitons la condescendance qui est source cachée d'arrogance, et ne mettons pas en avant nos propres angoisses, alors que d'autres survivent à grand peine dans la neige et la désolation.
Certes...on a effectivement l’impression qu’il ne nous reste plus que la compassion.
RépondreSupprimerPour le reste on peut constater que les médias fonctionnent à deux vitesses. Mettons de côté le problème nucléaire et regardons. Japon : 10 ou 20 000 morts. Des images en boucle, une mobilisation sans précédent des médias, mis à part peut-être pour le tsunami de 2004 ou Haïti.
Cachemire 2005, 75 000 morts, presque pas d’infrastructures de secours. Iran 2003, 40 000 morts. Turquie, 15 000 morts, je ne sais plus quelle année. Drôle de comptabilité. Mais ces tragédies ont du occuper radio, télés, presse, 4 ou 5 jours, pas plus. Puis baste. Silence et oubli. Ces hommes méritaient-ils moins de compassion que les japonais ?
Vous avez parfaitement traduit en mot ce qui se bouscule dans ma tête.
RépondreSupprimerje ne regarde plus les infos non par désinteret mais pour ne pas sombrer dans le voyeurisme.
(josette)
Oui je crois que nous disons chacun à notre façon la même chose.
RépondreSupprimerJe ne sais pas à quelle religion, à quel mécanisme psychologique, à quelle bestialité, il faut rattacher cette sale manie de chercher la faute chez l'autre, pour se protéger soi même, pour éloigner le diable, mais dans ces moments là, de catastrophe majeure c'est insupportable. Cette compassion là, si elle en est une, donne envie de mordre cette main tendue. En voulant donner des leçons, elle oublie d'en prendre, elle n'est pas digne du courage de l'autre ni de sa dignité.
S'il faut choisir les mots, empathie, me plait mieux, ça s'exonère du religieux, et ça ne laisse pas l'autre à distance. ça va bien avec résilience, cette capacité de faire du mieux avec, que certains peuples connaissent... mieux que d'autres hélas.
«Celui qui a invente le bateau, a aussi invente le naufrage» Lao Tseu...
RépondreSupprimerBéatrice de Lausanne.
RépondreSupprimerTiens, la définition de l'empathie de Carl Rogers: "l'empathie consiste à saisir avec autant d'exactitude que possible, les références internes et les composantes émotionnelles d'une autre personne et à les comprendre comme si l'on était cette autre personne."
RépondreSupprimerEt celle de la compassion en psychologie (Wikipédia) :
"La compassion est une prédisposition à la perception et la reconnaissance de la douleur d'autrui, entraînant une réaction de solidarité active, ou seulement émotionnelle. Il s'agit donc d'une variante d'empathie axée sur la douleur. On peut aussi se porter de la compassion, ce qui sous-entend que l'on est détaché de soi-même, sans quoi on peut aisément la confondre avec l'apitoiement, avec sa composante de complaisance. De même la compassion envers autrui peut être confondue avec la pitié, au sens moderne, avec sa connotation de condescendance.
Ces deux distorsions de la compassion sont donc stériles, parce qu'il y manque une aide, un soutien actifs et efficaces, dans la mesure du possible. En effet, si une personne se noie, cela n'arrange pas les choses de se noyer avec elle, et peut même empirer sa condition. De plus, pleurer sur le sort de quelqu'un ne l'aide généralement pas."
Je trouve qu'elles illustrent bien ton billet...
Bonne journée !
Norma
Se sentir freres et soeurs dans la douleur. D'un seul, comme de millions.
RépondreSupprimerpour illustrer vos propos ,no comment http://www.nytimes.com/interactive/2011/03/13/world/asia/satellite-photos-japan-before-and-after-tsunami.html
RépondreSupprimerJe ne trouve pas mes mots ce matin, je veux simplement que tu saches que ton billet est exceptionnel, remarquable.
RépondreSupprimerBelle journée.
Bonjour, Michelaise.
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour cette autre minute de silence , au regard de la tragédie que connait le Japon.
Je t'indique l'adresse d'une aminaute que tu ne connais pas. Mais en lisant son dernier billet, tu comprendras tout de la réalité
du moment.
http://corgiflore.blogspot.com/
Merci beaucoup.
Je t'embrasse.
Merci Michelaise pour cette belle réflexion. Tu te dis tétanisée, c'est aussi ce que je ressens et je suis restée assez muette y compris sur les blogs qui ont parlé du sujet... peut-être pourrait-on parler d'empathie ? bien qu'en réalité ce soit impossible de se mettre à leur place et que leur vécu au moment précis des évènements est inimaginable... nous ne pouvons qu'essayer de ressentir quelque chose qui nous dépasse totalement... Alors oui je crois que le silence peut aussi être respect et non indifférence... après il faut s'insurger contre la course aux profits qui a fait de notre planète ce qu'elle est actuellement... qu'on ne vienne pas nous dire que nous ne sommes pas responsables... et là chacun a sa part de responsbilité dans son comportment de tous les jours, ses habitudes de consommation...c'est un sujet complexe...
RépondreSupprimerChère Michelaise, tu fais bien de nous rappeler les différentes acceptions du sentiment de compassion, mais moi je trouve que celle de Wikipédia me convient tout à fait : "percevoir, ressentir la souffrance d'autrui...et poussé à y remédier.
RépondreSupprimerJe n'y trouve ni pitié ni condescendance qui seraient malvenues, indignes, bien entendu.
Toutefois comment manifester son émotion, à des gens qui sont dans le dénuement total, en danger de mort sans dire des mots qui témoignent d'une grande humanité, d’un intérêt sincère, de solidarité…?
N'est-il pas légitime aussi que notre angoisse naisse du grand danger de la radioactivité qui les touche aujourd'hui et qui nous touchera demain (rappelons-nous des mensonges et des retombées de Tchernobyl) nous sommes dans le même bateau, mais nos rives sont encore… éloignées...
Je souhaite que le monde entier vienne en aide au Japon, de façon matérielle et humaine et aussi Que la société civile trouve des raisons de réfléchir à des engagements nouveaux pour trouver des manières de vivre différentes, pour éviter de nouvelles catastrophes nucléaires.
Merci à toi de mêler ta voix à toutes les autres avec une tonalité personnelle, j’y perçois le doute et aussi l’engagement sincère, moi aussi je reste muette devant tant de malheurs, et je trouve que les mots servent toujours à tous quand ils sont généreux, et dignes. Il faut les fabriquer ensemble pour le Japon, ils ne sont pas vains je pense…
Merci à toi pour ta réflexion qui suscite la mienne.
Bises du jour.
Merci à tous de vos commentaires... vous avez compris ma gêne, dire, ne pas dire, participer à l'affliction générale au risque d'y trouver une bonne conscience à bon compte, pour pouvoir passer à autre chose l'âme sereine, me taire et manquer de coeur, répondre tant bien que mal à vos propres billets de façon un peu maladroite. Tout est en effet si compliqué, si intriqué...
RépondreSupprimerMerci Anonyme pour ce lien des images qui aident à mieux comprendre la détresse
Sait-on Roberton combien de temps ces infos feront la une ? s'il n'y avait les centrales qui menacent, on serait déjà passé à autre chose, japon ou pas
Danielle, je suis frappée par ton comm : nos mots, maladroits quand ils sont individuels, prennent sens et forme quand il s'unissent. Et les comm de ce billet le prouvent : c'est la synergie positive de la toile, une mutualisation de coeur en l'espèce.
Et comme dit Catherine, un temps pour la douleur et le respect, un temps, après, pour la remise à plat, la réflexion, le retour sur catastrophe...
Fort émouvant Herbert le blog de Flo et ses corgis, je vais le lire en détail, merci de ce lien.
Norma merci de ta contribution au sens de compassion, le mot lui-même prête à différentes interprétations, alors l'attitude juste dans une situation complexe...
Siu a raion, le sentiment de fraternité est important. Pour éviter de donner légitimement aux sinistrés envie de mordre nos bonnes intentions... Lulua a raison, il faut décliner l'attention sur un registre respectueux mais présent.
Chic, pour finir, et pour la suite... ton proverbe est très exactement le bon !!!
Pour ma part je choisirai le silence car je pense que les mots ne sont rien par rapport à ce que ce peuple SANS AUCUNE RESSOURCE NATURELLE,PACIFISTE ET COURAGEUX vit actuellement.
RépondreSupprimer"On ne peut répondre de son courage quand on n'a jamais été dans le péril."
La Rochefoucauld
Le plus dur face à la douleur des autres c'est notre impuissance!
RépondreSupprimer