lundi 28 mai 2012

COLLECTIONNEURS 2ème ÉPISODE

Le portrait présumé de Jonas Netter par Moïse Kisling : le collectionneur était si discret que ses enfants, confrontés à l'occasion de l'exposition à ce portrait durent, pour s'assurer qu'il s'agissait bien de lui, le comparer avec une des rares photographies en leur possession.

L'autre collection a été assemblée dans un esprit totalement différent, moins conventionnel, plus affectif. Constituée par un petit homme secret et effacé, Jonas* Netters, elle semble décrire tous les rêves enfouis, les audaces réfrénées et les fantasmes maitrisés de ce "représentant en marques" qui semblait d'une discrétion et d'une réserve extrêmes. Toute sa vie il découvrit de jeunes talents, peintres maudits ou méconnus de préférence, s'enflamma pour leur oeuvre, les aida, les nourrit, paya leurs cures de désintoxication ou le remboursement de leurs dettes, comme s'il vivait ainsi par procuration une vie d'artiste à l'opposé de sa propre existence rangée de notable prudent. Qualifié par l'auteur du catalogue** de "grand homme fantomatique", Jonas Netter achetait par simple amour de l'art, désireux simplement de s'offrir la contemplation d'oeuvres choisies sans souci de publicité ou de notoriété. Ami honnête et scrupuleux des artistes, il a agit tel un mécène, passionné, inépuisable, véritablement amoureux de l'art sous sa forme la plus personnelle "ça me plait, j'achète". Son métier un peu austère, pratiqué avec rigueur et conscience, demandait qu'il s'évade : il le fit en assouvissant une passion découverte par hasard, la "collectionite" ! Il n'était pas, à l'instar d'un Camondo ou d'un Rotschild, un milliardaire qui s'offre une "danseuse", ni, comme Durand-Ruel ou Vollard, un grand marchand vivant du prestige acquis par les artistes qu'il aurait imposé.
Il aima et découvrit Modigliani, Soutine, Utrillo, s'enrichit par hasard car ses goûts étaient justes, même s'il eut du mal à se débarrasser des conseils douteux de marchands d'art pas toujours très intègres, et dont la principale préoccupation était de "rouler" cet homme intègre et généreux. Son premier intermédiaire, un certain Zborowski, haut en couleur, charmeur et exubérant, le séduisit très vite et le convainquit qu'il lui serait indispensable. Le personnage, aussi inconséquent que Netter était rigoureux, sut s'imposer et se rendre indispensable dans les négociations avec les artistes, en prenant au passage une commission parfois totalement hors de propos ! On retient ce contrat de dupes dans lequel Antcher devait recevoir une mensualité de deux mille francs, payée moitié par le collectionneur moitié par son intermédiaire. Or ce dernier, dans un dialogue cité par Antcher dans ses mémoires, le prévient que si, officiellement il est censé lui donner 1000 francs, il ne lui en versera en réalité que 200, et qu'il n'a pas intérêt à révéler la supercherie à Netter.


J'ai choisi pour vous quelques uns des chefs-d'oeuvres qui émaillent cette exposition : ce Paysage à Vieux-Moulin de Suzanne Valadon m'a retenue par sa luminosité éclatante et l'opposition audacieuse entre la géométrie presque cubiste des vieux murs du village et la courbe élégante des arbres, à laquelle répond l'arrondi de la femme fanant au premier plan, posée derrière la barrière comme une virgule dans une phrase ! Quand Netter remarque Suzanne, elle a plus de 40 ans, elle vient de quitter son époux pour vivre avec un jeune homme du même âge que son fils, et, quoiqu'ayant exposé en 1909, elle n'est pas encore célèbre. Pourtant, elle nage dans le bonheur, ayant épousé en 1914 le jeune ami de Maurice, André Utter avec lequel elle sera heureuse jusqu'aux alentours des années 30. Netter a sans doute apprécié son style énergique, son tempérament, rebelle et impérieux, son caractère frondeur tellement à l'opposé de sa propre personnalité, discrète et sage. Il a aussi beaucoup aimé son fils, dont une quinzaine de toiles figurent dans sa collection. Utrillo fut d'ailleurs un des premiers artistes auxquels il consentit un revenu régulier, l'objectif étant en l'espèce de l'aider à sortir de son alcoolisme. Il paie aussi le mobilier que ce dernier détruit dans ses crises d'éthylisme, le suit, le soutient jusqu'à ce que le peintre, suffisamment reconnu, soit pris en charge par un marchand d'art, Paul Guillaume.

Le portrait de Zborowski par Modigliani

Modigliani est le premier artiste qui lie sa production par contrat à Netter, en 1915. Le peintre, déçu par les rapports qu'il entretient avec Guillaume, plus préoccupé de son oeuvre que de lui-même, le paie trop mal. Pour 15 francs par jour, plus la fourniture de matériel artistique (peintures, toiles, modèles) et le règlement de ses frais d'hôtel, il réserve au collectionneur l'essentiel de sa production. Netter, fasciné par ses toiles, décide un jour de les présenter au public : il s'ensuit un scandale et une émeute dans la rue et la police menace de saisir les nus s'ils ne sont pas immédiatement retirés. Deux dessins seulement sont vendus, 30 francs pièce : autant dire qu'en l'espèce Zborowsky n'aura pas fait fortune !


Le collectionneur quant à lui, est raillé par ses amis  qui lui demandent "pourquoi il achète toutes ces cochonneries ?". Mais il s'entête, il aime l'italien et augmentera ses mensualités régulièrement, jusqu'à la mort de ce dernier en janvier 1920.


L'exposition fut pour moi l'occasion d'apprécier Moïse Kisling, ami de Modi qui, d'ailleurs, le présenta à Netter. Un excentrique qui se battait en duel "pour une question d'honneur" ou organisait une veillée funèbre pour le décès de son chat mort d'avoir avalé un tube de peinture blanche ! Il avait, semble-t-il, un charme fou et plaisait beaucoup aux dames ! Sa peinture, légère comme lui, est sensuelle, élégante et dynamique. Fasciné par la lumière, il installe, nous dit Florent Fels, ses modèles "sur une sorte d'échafaud à roulettes assez inquiétant" qu'il tourne en tous sens, à coups de pied, pour chercher le bon éclairage. "Il tourne autour du modèle... esquisse une petite danse guerrière et, lorsque collaborent et la lumière et son inspiration, se précipite sur le châssis où il situe le tableau à grands coups". Sa facture est lisse, ses tons brillants et les toiles qui en résultent sont  sonores, sensuelles et pétries de lumière.


Pour finir, cette unique toile de Renato Paresce, un Suisse qui grandit à Florence et, dans sa carrière de peintre, d'écrivain et de journaliste, se pose toujours en italien, au point d'abandonner son véritable  nom, René Herbert pour ce patronyme plus "authentique" !

* tellement discret qu'on ignore son prénom exact ! Il se faisait appeler Jones ou Jean...
** Marc Restellini

5 commentaires:

  1. J'avais beaucoup apprécié cette exposition tout comme la précédente du reste
    Je te conseille deux lectures pour rester dans l'époque
    La vie réinventée à Montparnasse de Alain Jouffroy et Mémoires de Montparnasse de John Glassco

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    1. Merci Aloïs pour ces conseils, j'en ferai mon miel. Les deux personnalités de ces deux collectionneurs m'ont, en effet, "accrochée"

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  2. Comment ne pas trouver tout ça passionnant..!
    Et je me demande aussi : est-ce qu'aujourd'hui il existe encore des personnes comme Jonas Netters ? Dans n'importe quel domaine, je veux dire... (sousentendu : ah combien le monde serait plus beau, et plus facile à vivre, s'il y en avaient...).

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    1. Je ne sais trop s'il en existe encore... car Netter n'est pas un spéculateur mais bien quelqu'un qui rend hommage aux artistes, en les aidant, parce que ces derniers vivent la part de rêve dont son sérieux, sa culture, son métier le privent. La tendance actuelle est plutôt de vivre soi-même ses passions et cela donne un narcissisme qui, parfois, est un peu trop fort. Enfin c'est mon analyse sur le droit à la jouissance !

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    2. A vrai dire je me référais surtout aux caractéristiques de Netters comme "petit home secret et effacé ... d'une discrétion et d'une réserve extrêmes ... sans souci de publicité ou de notoriété ... ami honnête et scrupuleux" etc.
      C'est ça évidemment qui me manque beaucoup à notre époque où tout est crié très fort et dans un but publicitaire, surtout ce qui n'a aucune valeur.
      Alors que pour ce qui concerne ton "analyse sur le droit à la jouissance" je crois la partager entièrement.

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