samedi 3 novembre 2012

CASTRES Francisco Pacheco, le maître de Vélasquez

Suite de :


Vous savez combien j'aime détailler une œuvre, plutôt que de me livrer à un inventaire plus ou moins original des richesses d'un lieu. J'ai choisi, pour conclure cette suite sur le musée de Castres, de vous présenter une toile qui nous a, dans un premier temps, parue sans grand attrait, mais qui, à y bien regarder, valait qu'on s'y attarde. 


Après une moue devant cette immense composition, admirablement restaurée il y a quelques années, nous avons été attirés par le fait que le peintre, Francisco Pacheco, fut le maître de Vélasquez. Et que la nature morte qu'on y admire, au centre du tableau, a vraisemblablement été peinte par son illustre élève. C'est tout au moins ce qu'a prouvé l'analyse radiographique menée au moment de la restauration, qui établit que cette délicate composition serait l’œuvre de jeunesse du grand peintre espagnol, âgé alors de 17 ans. En effet, non seulement l’œuvre de Pacheco est datée, mais encore on possède un dessin préparatoire du 7 octobre 1615 qui vient confirmer l'exécution du tableau entre 1615 et 1616. Ce tableau est donc précieux à double titre : par son exceptionnelle richesse symbolique, ouverte aux influences maniéristes, et parce qu'il s'agit de la première nature morte d'un tout jeune artiste de génie.

Pour Pacheco, ce Christ servi par les anges dans le désert demeure, dit-on, son chef-d’œuvre. Étant donné le thème et la symbolique, cette toile est à la fois un rébus sacré mais aussi une véritable leçon de peinture. En effet, Pacheco en décrit avec soin la composition dans son traité (livre III, chapitre XIII). C'est ainsi que nous avons découvert que cette toile, composée avec une rigueur savante, est un vrai manifeste de la part de ce peintre peu connu et pourtant grand théoricien de la peinture. Dans son "Traité de l'art de la peinture" écrit en 1649, Pacheco qui est un peu le Vasari espagnol, écrit ceci au chapitre XIII : 


Pablo de Cespedes a peint cette histoire avec brio dans le réfectoire de la Casa Profesa [séminaire des Jésuites] de cette ville [Séville] pour être très approprié à ce lieu et moi [je l’ai fait] dans celui de San Clemente el Real en 1616. De celle-ci, je vais décrire ma composition au cas où l’occasion de la réaliser se présenterait.
A l’entrée d’une grotte de rochers, une table [posée] sur deux d’entre eux, et au milieu du [côté] le plus large, le Christ est assis sur un autre rocher, avec sa tunique et son manteau rouge et bleu, levant les yeux au Ciel, bénissant la Table et le pain à la façon ancienne avec les deux mains, tel le prêtre durant la Messe.



Et en raison du fait que l’on se trouve avant le repas, un pain d’une livre [posé] sur la serviette, un couteau et une salière, de l’eau dans un récipient d’argile, avec des raisons sur une assiette pour l’essentiel. A la tête de la table et en arrière de celle-ci, un ange majeur se tient debout avec la serviette sur l’épaule, pareil à un maître d’hôtel, tenant un couteau dans la main droite, et de la main gauche soulevant le couvercle d’un plat où se trouvent deux bars cuits que porte un ange qui se trouve agenouillé en avant, et un autre en arrière tenant des burettes en [céramique de] Talavera, marquées pour l’huile et le vinaigre. 


Du côté droit du Christ, trois anges debout avec des instruments de musique, harpe, luth et grande lyre, distrayant et délassant leur Seigneur, chantant la Victoire [sur le Démon]. 


Deux anges enfants, ou plus*, dans les airs, répandent des fleurs sur la table, une clarté dans le ciel dans la partie gauche du tableau par laquelle descendent des anges volant, avec, recouverts, des plats de desserts. Et une contrée riante au-delà de la grande grotte, le désert, avec quelques bêtes sauvages et animaux, proches ou lointains.
Chapitre XIII page 534, édition de 1649.

Les textes bibliques font très peu référence à cet épisode qui fait suite aux tentations du Christ dans le désert**. Le tableau illustre en effet le premier repas du Christ après son jeûne dans le désert.


La scène se déroule devant une grotte alors que, sur la droite du tableau, à l'arrière plan, se distinguent Jérusalem et le Jourdain. Au total, à première vue, 12 personnages sont représentés. Le Christ est entouré de trois triades d'anges et d'angelots : le chiffre trois évoque ici la perfection divine.


Les angelots volent dans l'air et l'un d'entre eux porte une corbeille de fleurs qui, répandues sur la scène, évoque l'abondance des dons divins. A gauche, un groupe de trois anges musiciens, et autour de la table le Christ, vêtu d'une tunique rouge et d'un manteau bleu, ainsi trois autres anges.


L'un se tient debout et semble orchestrer le repas, les deux autres sont agenouillés, ils présentent au Christ : un plat garni d'un poisson et un plateau sur lequel sont disposées deux burettes marquées de A pour Aceite et V pour Vinagre.


En choisissant de présenter le repas dans des céramiques de Talavera, Pacheco fait une allusion à la vie quotidienne espagnole et évoque ainsi l'importance du message évangélique dans notre vie de tous les jours.


Sur la table, du pain, une grappe de raisins, une rose, une pivoine, un cédrat, deux couteaux et une cruche. Le pain, symbole de nourriture spirituelle et de vie éternelle, repose sur un linge sacré.


Cette évocation de l’Eucharistie est complétée par la présence du poisson, symbole du Christ ; de l’eau, source de vie, purificatrice et régénératrice comme l’eau du baptême ; et du sel, condiment essentiel dans la liturgie baptismale. La grappe de raisin évoque le vin, symbole du sacrifice annoncé du Fils de Dieu.


L’éclairage bien maîtrisé souligne les formes des visages, faisant ressortir le charme des expressions et l’harmonie des couleurs. La luminosité de la table met en valeur les objets qui y sont disposés comme sur un autel.


Le traitement réaliste de la nature morte contraste avec le modelé italien des personnages qui entourent le Christ : tonalités chaudes, douceur des formes et du paysage, souplesse des étoffes, élégance intemporelle des drapés et des gestes.


La composition, analysée de façon très mathématique lors de la restauration, fait référence de manière quasi incontestable au Nombre d'Or***. La note vous éclairera à ce sujet, j'avoue que je n'ai pas tout compris ! Mais le schéma est convaincant !


Mais la surprise, afin que le parallélisme avec la dernière Cène soit parfaitement respecté, a été découverte à l'occasion de la dernière restauration. En bas à droite du tableau apparaît St Jean Baptiste, agenouillé sur les bords du Jourdain. Et au-dessus de lui, à peine discernable dans l'air bleuté de la rive rocheuse, on distingue un cerf, riche en symboles variés dans l'iconographie chrétienne. Il représente bien sûr les chrétiens qui, assoiffés d'amour et de vérité, accourent aux sources de la vérité chrétienne. C'est la traditionnelle illustration du psaume XLII de David "comme une biche se penche sur un cours d'eau, ainsi mon âme penche vers toi, mon Dieu". Mais aussi, parfois, il chasse le serpent, symbole du diable, en le piétinant, se protégeant du venin en buvant de l'eau vive de source ( de même, le chrétien se protège du péché en puisant dans la sainte écriture). Or ici, n'oublions pas que la scène se situe après la tentation du Christ au Désert, où le diable eut la part belle !!


Il y a donc bien 13 personnages dans la composition et ce repas christique, allusion évidente à la future Passion de Jésus précédée de son dernier repas, est un véritable manifeste des convictions religieuses du peintre.
Convictions qui nous sont connues par l’appendice ajouté au troisième livre d’Arte de la Pintura, où il se fait l’écho de l’appel à la conformité lancé par les ouvrages post-tridentins. Pacheco adhère totalement aux idéaux de l’Inquisition. Sa propre réflexion est la simple reproduction des préceptes du Concile de Trente. Il définit la peinture comme moyen de “parvenir à un état de grâce”, “de susciter la piété et rapprocher de Dieu”, elle doit “s’efforcer de détourner l’homme du vice et l’amener au culte du Seigneur Notre Dieu”.

 Le portrait, somptueux, de Pacheco  attribué son illustre élève et gendre, Diego Rodríguez de Silva y Velázquez, aux alentours de 1619-1622 (avant qu'en 1623 une loi somptuaire interdise en Espagne le port de cols bouffants de dentelle), c'est à dire 4 ou 5 ans après la réalisation du Christ servi par les anges au désert. L'homme est sévère, il a l'air très imbu de sa personne et conscient de l'importance de sa renommée.


Ceci confère une lourde responsabilité au peintre, qui a donc le pouvoir de rapprocher l’homme de Dieu ou de l’en éloigner. Pour atteindre ces objectifs, le peintre se doit d’être érudit en étudiant les belles lettres, ou, à défaut, de s’en remettre aux savants pour composer ses toiles dans la plus grande orthodoxie. C'est pour cela qu'il rédige avec tant de soin la description détaillée de sa propre peinture, "au cas où l’occasion de la réaliser se présenterait", et ce, d'autant qu'il place l’exactitude iconographique bien au-dessus de la beauté de l’exécution.
Ce qui n'empêche que Le Christ servi par les anges au désert est de très belle facture, même si notre goût actuel nous porte peu vers ce genre de représentation un peu trop douce et que nous avons tendance, a priori, a préféré des sujets plus virils ou plus romantiques ! Avouez que la lecture des détails est l'occasion de mieux comprendre à la fois l'art du peintre mais aussi, et c'est le plus important, l'esprit qui présidait à de telles commandes.

A 20 ans, Alter et moi nous galopions à un rythme soutenu dans les salles XVIIème,  accélérant encore le pas au XVIIIème, nous demandant comment on pouvait supporter de pareilles mièvreries. On riait beaucoup lors de ces courses folles, et nous devions avoir l'air de deux parfaits ignares !! Nous avons appris, peu à peu, à les regarder, grâce aux analyses toujours passionnantes des historiens de l'art, puis en se faisant notre propre opinion ; et cet apprentissage a triplé notre temps de visite dans les musées !!! Maintenant, nous devons avoir l'air de parfaits obsédés !! Rien n'est jamais parfait en ce bas monde.

A SUIVRE :
Castres : la conquête d'un rêve éveillé : Hybrides et Chimères


NOTES
* "Deux anges enfants dans les airs, ou plus", avec ce "ou plus" Pacheco n'est pas sincère, il s'agit sans doute d'une formule de style : car, nous le constaterons par la suite, la composition doit avoir un nombre bien précis de personnes, pour pour arriver à 12, il ne faut pas plus de deux anges avec le dessert !!!

*Après son baptême par saint Jean-Baptiste, Jésus se retire pendant quarante jours dans le désert, où il jeûne. Le diable lui fait subir trois tentations : Satan lui ordonne d’abord de transformer des pierres en pains. Jésus lui répond : “il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu” (Matthieu 3,4). Ensuite Satan l’enlève et le dépose sur un pinacle du Temple et lui demande de se jeter dans le vide car “il est écrit : A ses anges il donnera des ordres pour toi, et sur leurs mains ils te porteront”.
Jésus répond : “il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le seigneur ton Dieu”. Satan lui montre alors tous les royaumes du monde et les lui promet en échange de sa soumission. Jésus répond “il est écrit : C’est le seigneur ton Dieu que tu adoreras et à lui seul tu rendras un culte”. Matthieu conclut ensuite l’épisode des tentations par cette phrase : “Alors le diable le laisse et voici que des anges s’avancèrent, et ils le servaient” (Matthieu 4, 11). Marc est encore plus bref, résumant les tentations et le repas en trois phrases : “Et aussitôt l’Esprit le pousse au désert. Et dans le désert il était pendant quarante jours, tenté par le Satan. Et il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient” (Marc 1,12 et 13). Luc et Jean n’y font pas référence.

Source : document pédagogique élaboré par Jean Louis Augé.

**Une étude au moyen d’un ordinateur doté d’une palette graphique a permis d’individualiser au moins cinq phases successives qui ont consisté à tracer diagonales et médiane ainsi que le report sous forme d’arc de cercle des petits cotés sur les grands. L’intersection de ses lignes de repères et de force laisse apparaître un pentagone régulier ainsi qu’un pentagramme enserrant le groupe du centre ; le groupe des anges musiciens et le paysage sont ainsi séparés en deux ensembles concordants significatifs. D’un point de vue mathématique le rapport entre ces différentes sections de l’oeuvre permet de retrouver la section dorée alors que la composition générale, très équilibrée, laisse apparaître un véritable positionnement des différents personnages sur ce réseau de lignes ou d’arcs de cercle. Le tableau a donc été construit de manière rigoureuse, selon des méthodes voulues comme scientifiques et qui imposent, après la symbolique, un second niveau de lecture savante pour cette œuvre d’exception. 
Source : document pédagogique élaboré par Jean Louis Augé.

Pardon si certaines photos sont un peu floues, l'art du détail est difficile à pratiquer surtout dans les parties hautes ou mal éclairées. Que le musée de Castres soit ici remercié, qui n'est pas encore entré dans la paranoïa du "No Photo" et qui permet d'utiliser discrètement son appareil, sans flash bien évidemment. 

10 commentaires:

  1. Quel super reportage bravo tu nous donnes envie de nous arrêter à Castres lors de notre prochain voyage à Montpellier.

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    1. Ah oui Robert... histoire de découvrir pour mieux l,apprécier la peinture espagnole. Robert nous venons de déguster un gâteau acheté ... encore une fois... chez "ton" patissier près du campo dei fiori... en rendant grâces à ta gourmandise ...

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  2. Moi je trouve ces photos très réussies et effectivement merci au musée de Castres de permettre de photographier.
    Merci à toi pour ce beau reportages bien documenté et vraiment intéressant.
    Bonne soirée

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    1. Bonsoir Marie Paule... ravie de ta visite. Tu as raison c'est drolement agréable de pouvoir prendre des photos ... des détails ... et de raconter un tableau !!

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Vision pénétrante, explications superbes, merci

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    1. Bonsoir Fred... une toile très signifiante en effet... lourde de contenu et de doctrine !

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  5. Mille Mercis pour cette "explication de t...ableau". On se laisse agréablement prendre a vous lire. Mais je ne vous rejoins pas quand vous trouvez hautain Pacheco. Regardez bien a l'intérieur de son regard. Plongez-vous y plus 60", et avant 120, vous toucherez son humilité. Ne vous laissez pas impressionner par la fraise.

    Saint carême !

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    1. J'ai tenté la plongée dans le regard de Pacheco et je vous rejoins, il a l'air d'un brave homme, très "sérieux"... quant à la fraise, elle est superbe certes mais fait en effet "sévère"

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  6. Mille Mercis pour cette "explication de t...ableau". On se laisse agréablement prendre a vous lire. Mais je ne vous rejoins pas quand vous trouvez hautain Pacheco. Regardez bien a l'intérieur de son regard. Plongez-vous y plus 60", et avant 120, vous toucherez son humilité. Ne vous laissez pas impressionner par la fraise.

    Saint carême !

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